23.8.08

Télévision, piège à cons

Dans Le Monde, Christophe Girard s’émeut des évolutions de la télévision depuis 30 ans. Il dénonce ce qu’il appelle le « zipping », c’est-à-dire la décomposition des images au moment du montage en de multiples plans rapides : « L'évolution principale de la télévision ces trente dernières années est un changement d'ordre technique dont les effets et les conséquences dépassent largement le domaine de la technique audiovisuelle, mais engagent des bouleversements dans la réception, l'interprétation et l'utilisation des images. Il s'agit de la réduction de la durée de chaque plan, qui excède désormais rarement dix secondes. Le nombre de plans par minute (NPM) a en effet augmenté de façon vertigineuse, du fait de la multiplication des caméras utilisées simultanément, au point que l'unité de mesure d'un plan télévisuel est désormais la seconde. Et alors, dira-t-on ? Le principal effet d'une telle accélération du flux d'images est d'une part d'interdire tout développement d'une même image ou idée en l'atomisant en une multiplicité d'images ou d'idées plus ou moins disparates, et d'autre part de placer l'esprit du téléspectateur sous tutelle, dans un état de fascination télévisuelle. »

La faute en revient (oh surprise) à la dictature du marché : « Cette vitesse des images et ce raccourcissement de chaque plan répondent au besoin économique de l'industrie télévisuelle de tenir le spectateur captif, lequel besoin relève directement ou indirectement, via le critère de l'Audimat, de l'ordre économique de la rentabilité. La télévision ne se conçoit elle-même qu'en termes de parts de marché. Par conséquent, la soumission de la télévision au diktat économique de la concurrence se trahit déjà au niveau du traitement technique des images télévisées. Le montage télévisuel des images ressortit à ce titre à l'univers de la publicité. »

A dire vrai, je n’ai rien contre cette interprétation technique et économique de l’évolution des contenus de la télévision, il y a certainement une part de vérité, parmi d’autres facteurs. Je m’interroge surtout sur l’état d’esprit, assez répandu, que cette interprétation révèle. A quoi rêvent au juste les gens comme Christophe Girard ? Une masse spontanément orientée vers son édification intellectuelle, qui regarderait pendant trois heures une émission en plan fixe sur des questions artististiques, scientifiques ou philosophiques plutôt que zapper sur les dernières conneries de télé-réalité en concurrence sur cent chaînes différentes ? Et si cette masse ne s’oriente pas spontanément vers cela, une contrainte pour qu’elle le fasse, une intervention nécessaire des directeurs de conscience télé-visuelle, une renationalisation des chaînes, un modèle chinois universalisé ?

Girard va bien moins loin : « Si la télévision doit être aussi un service public et pas seulement une activité économique, il faut donc qu'elle se dote d'un observatoire critique télévisé de la télévision qui démonte jour après jour sous les yeux du télé-spectateur les montages vus la veille à la télé pour que l'analyse des causes neutralise la fascination des effets. » C’est plus modeste. Plus français aussi : faisons un enième observatoire public des activités privées, continuons le rêve panoptique du contrôle, dans ce cas précis de contrôle public du contrôle privé sur les pauvres mentalités (dont la nature profonde est apparemment d’être contrôlées et contrôlables). Plus vain également : ne seront intéressés par les travaux de cet observatoire que les gens possédant déjà une distance critique vis-à-vis de la télévision (les autres vont zapper), les mêmes gens qui se plaignent de la dégradation de la télévision mais qui, en réalité, se concoctent pour beaucoup des programmes de bonne qualité en sélectionnant les émissions les plus exigeantes sur les chaînes les plus pointues. Plus pauvre enfin : l’analyse de Girard est monomédiatique, alors que les pratiques individuelles sont multimédiatiques. Il suffit de voir comment Internet soulève régulièrement les divers lièvres des autres médias pour comprendre que les règles du jeu ont changé. Qu’ils servent les propagandes étatistes hier ou les publicités capitalistes aujourd’hui, les médias one-to-many ont toujours été en priorité des instruments de captation des esprits et de composition des masses – masses nationales, masses totalitaires ou masses marchandes – et non d’édification des individus : croire le contraire, c’est reconduire la légende dorée que le quatrième pouvoir s’est inventée, tentant de faire avaler qu’il existait dans le seul but de contrebalancer les trois autres et qu’il était lui-même exempt de toutes les tares propres au pouvoir.

Au fond, le présupposé de base de tout cela est : « la télévision rend con » (con est une propriété vaste ; ici, elle signifie manque d’esprit critique par rapport aux images manipulées et anesthésiantes). J’incline à penser que c’est faux, que la télévision n’a pas cette capacité inouïe de modeler l’intelligence de ses spectateurs, et que l’on se dirige plutôt vers un schéma inverse où seuls les cons regarderont encore la télévision (ou ne regarderont que la télévision, ou la feront regarder à leurs enfants dès le berceau, etc.). Girard parle de la téléréalité : « En montrant à l'écran des gens du public, la télévision a créé chez le téléspectateur anonyme le sentiment fantasmatique de faire lui-même partie, sinon de fait du moins en droit, de la télévision, en d'autres termes d'en être lui aussi. Cela revient pour la télévision à se donner elle-même comme le suprême objet du désir : le rêve de chacun est d'"y passer", telle une étoile, un animateur ou un figurant cathodique d'un soir. » Eh oui, les médias deviennent ainsi des miroirs : dis-moi ton média et ton programme, je te dirai qui tu es. Car la multimédiatisation produit peu à peu cette cruelle évidence : tu regardes ce qui te reflète.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Les analyses de Christophe Girard ne sont pas convaincantes. Le caractère du montage d’ un film est comparable au style du cinéaste .Dès les premiers pas du cinéma les plans très courts et nerveux ont été l’ apanage de grands réalisateurs. »Le cuirassé Potemkine « (1925 ) d’ Eisenstein comporte des séquences en moyenne de une à deux secondes. Idem pour le « Napoléon »( 1927 ) d’ Abel Gance qui en outre a utilisé la juxtaposition de plusieurs images à la fois dans certaines séquences.
Sinon pitié pour elle, la TV m’ a rendu cinéphile dans les années 70’s. Merci à Claude Jean Philippe et à son cinéclub. La télévision peut donc être un instrument de la démocratie et d’ accès à la culture.

Enfin,d’ accord avec votre conclusion » tu regardes ce qui te reflète « .

En effet, chaque spectateur est toujours en définitive, quand il regarde un film ou une émission, le propre spectateur de soi-même.

Anonyme a dit…

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Et puis il y a IMAX aussi. La taille de la pellicule et des caméras interdisent les plans de plus de 7 secondes.

D'autre part, je ne sais pas en France, mais en Amérique du Nord, il existe des chaînes de télévision universitaires qui diffusent des programmes pas piqués des vers dans à peu près tous les domaines du savoir, conjointement avec des programmes de formation tout ce qu'il y a de plus sérieux (et avec des plans qui atteignent parfois l'heure entière lorsque le programme est une conférence filméee dans un amphitéâtre sans aucun tra-la-la...)

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