19.8.08

La racine de tous nos maux ?

Dans le Guardian, le philosophe utilitariste (et par ailleurs champion du droit des animaux) Peter Singer se demande si l’argent n’est pas la source de nos problèmes. L’idée n’est pas nouvelle puisque Saint Paul affirme déjà : « La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent » (1 Tm 6, 10). Mais on le voit, c’est l’amour de l’argent (le lucre, l’avarice) et non l’argent lui-même qui serait en cause chez l’apôtre. Dans ses manuscrits de 1844, Karl Marx sera plus direct et décrit l’argent comme « l’agent universel de séparation ». Et Singer relate une expérience de psychologie (Vohs et al. 2006) où les chercheurs, ayant incité certains sujets à penser en termes monétaires (de façon implicite) et d’autres non, montrent que cet état d’esprit modifie radicalement le comportement : ceux qui ont l’argent en tête, non par une logique de gain mais par une simple association à des stimuli évoquant l’argent, se montrent par la suite nettement moins coopérateurs et altruistes dans une situation de jeu (et dans le partage des gains de ce jeu). Pour les chercheurs, la monnaie crée d’elle-même une inclinaison à l’autosuffisance : « L’argent stimule l’individualisme mais diminue les motivations communes ». Singer en déduit : « On ne peut plus désormais penser au rôle de l’argent comme entièrement neutre ». Il n’est pas seulement un instrument anonyme et universel de l’échange économique, mais aussi bien une certaine forme du rapport social.

Singer aurait pu citer Georg Simmel, qui se donnait pour tâche dans sa Philosophie de l’argent de « présenter les postulats qui, dans la constitution psychique, dans les rapports sociaux, dans la structure logique des réalités et des valeurs, affectent à l’argent son sens et sa position pratique ». Le sociologue notait déjà que la divisibilité de l’argent permet à chacun de n’engager qu’une part de lui-même dans ses diverses activités, de même que son impersonnalité permet d’échapper aux rapports humains de sujétion potentiellement porteurs d’humiliations et d’indignité. Il sanctionne de nouvelles hiérarchies, mais porte toujours une promesse d’égalité dans son indistinction même, son pouvoir de nivellement de toutes choses.

Reste que l’argent à lui seul ne permet pas de modifier le registre des comportements humains : si cette « invention » a connu un tel succès, c’est que l’humain s’y projette volontiers. L’argent est un équivalent universel de la valeur, mais aussi bien de la volonté et du désir. Il est un peu ce que l’adénosine triphosphate est à nos cellules : le catalyseur ubiquitaire de toute relation aux choses et aux personnes. Singer conclut son papier en posant : « Ce serait une erreur de croire que le fait de permettre à l’argent de dominer toutes les sphères de la vie ne se fera pas sans d’autres coûts difficiles à exprimer en termes financiers ». Le problème est que la non-monétarisation d’un domaine quelconque ne peut se faire qu’au nom de valeurs non-monétaires partagées et relatives à ce domaine : ce que l’argent fait le plus souvent apparaître, c’est l’absence de telles valeurs communes chez les humains. Il n’est pas seulement agent de séparation, mais aussi bien agent de révélation de ce qui est déjà séparé dans les esprits.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

L'argent est bien utile pour quantifier la valeur dans bien des domaines, mais non pas tous les domaines. Quand quelqu'un dit "Combien tu m'aimes?", on serait bien embarrassé de lui répondre "cent mille milliards d'Euros". Je crois que la plupart des gens répondent: "Très, très fort". (Pardonnez-moi si je suis un peu à côté de la plaque)

C. a dit…

Non, pas à côté de la plaque, c'est la césure des passions et des intérêts. La monétarisation gagne ce qui est réductible à un intérêt – et à mon avis, les rapports interpersonnels lui échappent souvent car ils n'y sont pas réductibles, l'argent peut y avoir sa place mais pas toute la place. Pour le dire autrement, il est des choses qui n'ont pas de prix parce que leur valeur n'est pas exprimable dans l'échange, on n'est pas disposé à les échanger (contre de l'argent ou n'importe quoi d'autre).

Anonyme a dit…

Tout d' abord merci pour vos articles très éclairants michel Muller.
S'agissant de l'argent, je signale la merveilleuse définition que l' on trouve chez Dostoïevski pour qui " c'est de la liberté frappéé".
L' argent ou monnaie en tant qu'" instrument anonyme et universel de l’échange économique " est susceptible d' exprimer la valeur de toute chose, bien ou service.
Il convient d' observer que pour qu'il y ait échange d'un bien ou service il est seulement nécessaire qu' il existe un consentement entre le vendeur et l' acheteur.C 'est l' accord entre les deux parties qui est déterminant.
l' impossiblilité donc de fixer un prix indique seulement le refus de l' une des parties de consentir à l' échange.
C' est pourquoi,j' estime que toute chose ( La Joconde,la Tour Eiffel,le manuscrit de la recherche du temps perdu,l' honneur d' un homme ou d' une femme,un sportif,...)est susceptible d' avoir un prix, celui déjà que l' acheteur est prêt à payer.
Il a existé des choses qui sont sorties de la sphère marchande (esclaves par exemples) et d' autres qui seraient susceptibles d'y rentrer (ventre de mères porteuses, organes,...).

C. a dit…

(anonyme) En effet, l'échange monétaire suppose l'accord des volontés (sur la valeur, mais avant cela sur le principe même d'un échange). Le droit pose l'indisponibilité de certaines choses, les place hors-commerce. On peut se demander pourquoi. Qu'y a-t-il dans l'échange monétaire appelant la norme juridique, non pas sur les conditions de l'échange (certifier la volonté des personnes et la qualité du bien) mais sur le domaine où l'échange est possible ?