31.3.08

Faits et valeurs

Depuis Hume, on a coutume d’opposer fermement le descriptif et le prescriptif, le jugement de fait et le jugement de valeur : ce qui est ne nous dirait rien ou n’aurait aucune influence sur ce qui doit être. Cela me semble discutable.

D’une part, ce qui est (la réalité) contraint d’une certaine manière ce qui doit être (la volonté, le désir, l’espoir, etc.). Si j’utilise ma totale liberté prescriptive pour énoncer que les hommes devraient épouser des vaches et les femmes des cactus, j’ai une probabilité très faible que mon idéal se réalise (et une probabilité assez forte de finir dans un asile si je persiste). Il y a donc quelque chose dans les propriétés de l’homme et de la femme (ainsi que de la vache et du cactus) qui limite ma liberté d’énonciation à leur sujet, à tout le moins si je veux être crédible ou audible, c’est-à-dire partager mon énoncé (ce qui est généralement le cas pour une prescription).

D’autre part, un jugement de valeur peut aussi être analysé comme un fait, c’est-à-dire que l’on peut porter des jugements de fait sur des valeurs. Par exemple, si je dis « ce tableau est affreux », un cartel de chercheurs peut très bien disséquer mon cas, analyser la fréquence de jugements de goût semblables dans ma population, mon sexe, ma classe sociale, ma religion, mon niveau d’instruction, observer mon cerveau observant le tableau, reconstruire toutes les influences de mon milieu depuis l’enfance, évaluer par questionnaire mon degré de connaissance artistique, etc. pour à la fin aboutir à une certaine objectivation du jugement « affreux », à certaines prédictions sur d’autres tableaux que je trouverai « affreux » ou d’autres personnes qui, comme moi, trouveront ces tableaux affreux. Il existe d’ailleurs aujourd’hui une neurobiologie des jugements moraux ou esthétiques, ou encore une génétique des opinions politiques et religieuses.

Les Chtis m'emmerdent, la France aussi

Bienvenue chez les Chtis, sorti le 27 février 2008, a dépassé ce jour les 15 millions d’entrées, et représente d’ores et déjà l’un des plus grands succès du cinéma français depuis 40 ans. Le film est pourtant médiocre : comique de répétition où l’on est supposé s’esclaffer à chaque échange en patois nordiste, psychologie sommaire du gars du Sud découvrant que les gars du Nord ont grand cœur, historiettes d’amour qui commencent mal et finissent bien. Un scénario aussi plat qu’un paysage de Flandres, donc, enrobé d’une dégoulinade de bons sentiments faisant consensus.

Samedi dernier, à la finale de la coupe de football opposant Lens et le PSG, les supporters parisiens ont déployé une banderole où l’on pouvait lire : « Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Chtis ». Un acte idiot et de mauvais goût, sans aucun doute. Mais cette banderole provoque un psychodrame national où les hommes politiques, Président de la République en tête, s’épanchent à n’en plus finir sur « l’inadmissible », « l’intolérable », « la haine », « la violence », « la souffrance », « la dignité » - bref, la mobilisation générale des grands concepts victimaires. A peu près comme si un nettoyage ethnique avait rasé une ville. Sauf qu'il s'agit d'une simple banderole brandie par des demi-débiles mentaux.

Cette double disproportion est révélatrice. Une certaine France sans perspective ni dynamisme fantasme sur la représentation factice et sur la négation factice de l’identité. Et fait semblant de croire que tout cela a la moindre importance. Je me demande parfois si je suis le seul à me sentir aussi étranger à mon propre pays, que je regarde avec une distance toujours croissante, sans aucune émotion, comme on observe les résultats d’une expérience ratée pour en tirer quelques enseignements.

30.3.08

Un toutou virtuel va-t-il sauver l’IA ?

C’est ce que se demande le magazine New Scientist, se faisant l’écho des travaux de la première conférence sur l’intelligence générale artificielle qui s’est tenue en début de mois à Memphis, Tennessee. L’IA n’est pas vraiment un programme neuf, puisque ses bases ont été formalisées dans les années 1930 à 1950 par des pionniers comme Alan Turing, Warren McCulloch ou Norbert Wiener. Malgré les progrès exponentiels de la puissance de calcul informatique, on sait qu’elle n’est pas vraiment parvenue pour le moment à réaliser sa finalité première, la création d’une « intelligence générale » comparable à celle de l’homme. Autant les programmes « IA étroite » ou « IA spécifique » ont fleuri depuis, comme par exemple des robots capables de reconnaître des classes d’objets ou des simulateurs de jeu d’échec, autant le caractère fluide, généraliste et adaptatif de l’intelligence humaine n’a pu être simulé efficacement.

Il se pourrait que le monde virtuel aide à progresser en ce domaine, et plus particulièrement le monde des jeux. La société Novamente s’apprête ainsi à lancer dans Second Life un premier programme d’IA sous la forme d’un chien capable d’apprendre les ordres de son maître pour développer de nouveaux comportements. A la différence des Neopets ou Nintendogs, ce chien virtuel n’obéit pas à une série d’actions préprogrammées : il apprend en « observant » la géométrie de son environnement sur Second Life, et en suivant un programme sensible aux encouragements (ou aux remontrances) de son avatar de maître humain. Les toutous de pixels sont aussi dotés de programmes d’exploration aléatoire de leur milieu, ainsi que de diverses sensations (faim et soif). L’idée de Ben Goertzel (Novamente) est de développer par la suite des avatars humanoïdes à qui il faudra apprendre le langage humain. Ces petites machines de Turing en devenir passionneront-elles assez d’adeptes pour bénéficier des mannes de l’industrie multimilliardaires du jeu ? Là est la question.

Illustration : Novamente.

29.3.08

Neurostimulation, choix individuels et morale publique

Selon Jean-Yves Nau dans Le Monde, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Assemblée nationale) vient de conclure que la prochaine loi de bio-éthique, prévue pour 2009, devra prendre en compte « les prodigieuses et parfois inquiétantes perspectives ouvertes par les progrès des neurosciences ». Le journaliste souligne : « Les progrès de l'exploration cérébrale laissent même entrevoir un temps, peut-être moins lointain qu'on pourrait le croire, où les interventions sur le cerveau n'auraient plus pour objectif de dépister ou de soigner, mais d'améliorer les performances physiques ou intellectuelles. » Et il pose notamment la question : « Comment le législateur pourrait-il ne pas se prononcer sur des entreprises qui viseront à produire, autant que faire se pourra, des êtres humains "améliorés" ? » Ma réponse est assez simple : la façon dont les individus ont envie ou non de s’améliorer ne regarde pas le législateur, qui n’a donc pas à prononcer quoi que ce soit à ce sujet dans le cadre d'une loi bio-éthique. Les molécules visant à augmenter les capacités physiques ou intellectuelles des individus devront obtenir une autorisation de mise sur le marché, comme toutes les autres. De même (dans un lointain avenir tout de même) pour d'éventuels implants. Le rôle des pouvoirs publics s’arrête à ce contrôle de qualité clinique et toxicologique.

28.3.08

Un sixième sens pour les calories

L’être humain a une fâcheuse tendance à se précipiter sur les aliments sucrés. C’est une bonne idée dans un environnement où les ressources alimentaires sont rares, la dépense physique importante et la durée de vie courte. Mais un mauvais réflexe dans les sociétés sédentaires d’abondance alimentaire, où cela produit caries, obésité, diabète et autres troubles.

Comment se forme au juste cette tendance à rechercher les sucres et leur riche contenu énergétique ? Pour le savoir, Ivan de Aurujo et ses collègues ont utilisé deux lignées de souris, un groupe témoin et un groupe de rongeurs dont le goût avait été neutralisé (par inhibition des cellules réceptrices). Ces souris avaient par ailleurs le choix entre une solution sucrée calorique (saccharose) et une solution sucrée non calorique (sucralose, un édulcorant). Résultat : les souris privées de goût préféraient elles aussi la solution sucrée énergétique. L’examen de leur cerveau a montré que les circuits dopaminergiques de recherche de récompense s’activent indépendamment du goût (striatum ventral), de même que les circuits spécifiques de plaisir associés à la nourriture dans le nucleus accumbens. Cela signifie qu’au-delà des sensations hédonistes, l’organisme est de toute façon câblé pour chercher les calories, sans doute par des liaisons entre le cerveau et des signaux métaboliques et gastro-intestinaux. On sait déjà que les cellules graisseuses, par exemple, produisent en grande quantité des molécules (cytokines) qui franchissent sans difficulté la barrière hémato-encéphalique pour communiquer avec les neurones.

L’intérêt de ce travail est notamment de rappeler que l’on pense avec l’ensemble de son organisme, ce que le dualisme corps-esprit avait fait oublier. Dualisme encore bien présent dans notre culture : par exemple, quand certains imaginent qu’il suffirait d’interdire la publicité pour les produits sucrés ou de coller sur ces produits des pastilles d’information, ils raisonnent implicitement comme si la pensée toute-puissante commandait au reste.

Référence :
Araujo (de) I.E. et al. (2008), Food reward in the absence of taste receptor signaling, Neuron, 57, 930-941.

Martinez m'a tuer

Le site Fuzz est un agrégateur d’informations, c’est-à-dire que des internautes y postent des liens (pas des articles, de simples liens) vers des informations parues ailleurs sur la toile, selon un classement thématique. L’acteur Olivier Martinez a porté plainte contre Fuzz parce que le site avait publié un lien dirigeant vers une information sur sa liaison supposée avec une chanteuse australienne. La justice a fait droit hier à la demande de Martinez et a condamné Fuzz comme éditeur, au lieu de le considérer comme un simple hébergeur. (Hier aussi, la très officielle Agence France Presse a relayé une annonce d’un site tchèque sur la vie privée du même Martinez, à savoir son mariage avec la chanteuse en question). Le mois dernier, Olivier Dahan (réalisateur de La Môme), avait requis sans succès une semblable condamnation contre un site à fil RSS. Et une quinzaine d’affaires de ce type sont en cours, selon l’avocat d’Eric Dupin. Le web 2.0 se définit par sa nature contributive ou participative (chacun peut poster sur les sites des autres) et par la gratuité (tout ce qui est libre circule). La condamnation de Fuzz ne peut qu’aboutir à briser cet esprit : désormais, chaque responsable de site devra par exemple surveiller et éventuellement censurer l’intégralité des commentaires d’un blog, des messages d’un forum ou des informations agrégées par RSS. C’est évidemment impossible dans la plupart des cas. Comme dans la récente affaire Note2Be, la justice française s’inscrit donc dans une logique de restriction de la libre-circulation des informations.

PS : Je me contrefous de la sous-classe endogame des « peoples » comme je méprise la sous-sous-classe abrutie consommant leur image. Mais concernant Martinez, Dahan et compagnie, la moindre des choses pour les acteurs du web concernés serait de s’engager à les mettre sur une liste noire et à ne relayer aucune information les concernant, notamment quand les mêmes « peoples » si soucieux de leur tranquillité colonisent les écrans (ou les font coloniser par des représentants) pour faire leur promotion commerciale.

27.3.08

Sagesse de Calliclès

« Pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence, et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent ».

Génération Otaku

En japonais, le mot Otaku signifie « vous », en langage poli, ou « maison », « domicile ». On le traduit habituellement par « chez vous ». La culture Otaku rassemble les individus qui se passionnent pour les bandes dessinées (manga), les dessins animés (anime), ainsi que pour leurs produits dérivés (figurines, films TV ou cinéma, jeux sur Internet, etc.). Les Otakus sont parvenus à la célébrité de manière assez négative avec l’affaire Tsutomu Myazaki, un jeune déséquilibré de 27 ans ayant enlevé et tué quatre fillettes en 1988 et 1989. Depuis lors, le terme a souvent été pris comme synonyme d’un jeune homme enfermé sur lui-même, inapte à une communication humaine normale, potentiellement dangereux pour la société.

L’intérêt du livre de Hiroki Azuma (philosophe à l’Université de Technologie de Tokyo), best-seller dans son pays, est d’aller au-delà de cette caricature pour appréhender l’ensemble de la culture Otaku, son évolution et sa signification. Les Otakus sont en fait apparus dans les années 1960 et 1970, et leur culture a connu de subtiles métamorphoses que l’auteur détaille. Pour Azuma, les Otakus sont le paradigme de la transition de la modernité vers la post-modernité et de l’émergence d’un « animal en réseau » appelé à se généraliser dans les sociétés industrielles, bien au-delà du Japon. Leur émergence coïncide avec la fin des grands récits par lesquels la jeunesse s’engageait dans une certaine interprétation du monde, et une action conséquente. Le grand récit était conçu selon le modèle de l’arbre (dans la terminologie d’Azuma), c’est-à-dire : une couche profonde expliquant la variété du réel et déterminant ce réel (ainsi que les individus) ; des couches superficielles que l’on pouvait observer et interpréter comme autant de manifestations de la couche profonde. Le modèle Otaku se développe très différemment : il existe en retrait (couche profonde) une « base de données » définissant un certain style ou une certaine vision et en surface (couche superficielle) des petits récits émanant de la base de données. L’individu consomme les petits récits et puise à son gré dans la base de données ; par la généralisation du simulacre (c’est-à-dire l’indifférenciation croissante entre les originaux de la base de données et ses copies), cet individu peut participer à la transformation de l’ensemble, par exemple en créant des autocollants, des figurines, des avatars internet associés au monde de la base de données.

Hiroki Azuma illustre ce processus à travers les changements de la culture Otaku entre les années 1960 et les années 1990, en montrant comment nombre de personnages de manga ou d’anime ont peu à peu atteint le statut de prototypes connaissant d’innombrables variations de détails (la gamme infinie des « éléments d’attraction »), au lieu d’être fixés dès le départ par le créateur et la chaîne de diffusion. Si la culture Otaku est perçue comme un « retrait de la société », c’est qu’elle ne vise pas à transformer cette dernière (selon le modèle d’engagement du grand récit moderne), simplement à vivre en parallèle dans un univers mental propre où chacun peut participer directement, quoique virtuellement la plupart du temps. C’est aussi tout bêtement que les modes de socialisation ont changé et, comme le fait remarquer Azuma, qu’un jeune se fait plus d’amis en se connectant à un réseau Otaku qu’en allant déposer un bulletin de vote dans l’urne. Il en résulte également le développement de « personnalités multiples » propre à l’individuation post-moderne : les vies familiales-professionnelles et personnelles-ludiques sont disjointes, les individus consacrent une bonne partie de leur temps à créer des mondes imaginaires dont ils contribuent à l’évolution. (Il apparaît sur ce point au lecteur occidental que la culture japonaise, très axée sur le formalisme et les « masques » de la vie publique que l’on peut retirer dans sa vie privée, favorise sans doute plus que d’autres cette schizophrénie spontanée ; comme sans doute bon nombre de cultures non-monothéistes où la parfaite transparence de soi à soi et de soi àl'autre n’est pas un idéal).

Dans un texte très commenté (Notes à l’Introduction à la lecture de Hegel), Alexandre Kojève suggérait que la fin de l’histoire était la fin de l’homme historique dans un pur accord avec la nature ou « l’être-donné », et donc selon lui dans une animalité heureuse dont l’American Way of Life offrait les rudiments après la seconde guerre mondiale. Mais on sait que le philosophe s’était ravisé ensuite et envisageait le « snobisme japonais » comme une autre continuation possible (la capacité à « vivre en fonction de valeurs totalement formalisées, c'est-à-dire complètement vidées de tout contenu ‘humain’ au sens d’‘historique’ »). La culture Otaku se rapproche de cette voie singulière.

On peut bien sûr balayer d’un revers de la main les analyses d’Azuma, sur le thème (connu) : cela décrit simplement une réussite des stratégies capitalistes de consommation de niche, ayant pour principal effet de transformer les êtres en zombies rêveurs et obéissants, de les refouler dans un imaginaire inoffensif pour mieux quadriller ce qui reste du réel par la logique du profit. Le problème est que cette analyse elle-même, typiquement issue du modèle du grand récit moderne, est de plus en plus inaudible aux jeunes générations qui entrent de fait dans l’appréhension du réel par le modèle de la base de données et du réseau (et donc, cette interprétation classique est elle aussi de plus en plus inoffensive pour le capitalisme qu’elle entend critiquer). Elle est de surcroît partielle, car elle passe à côté d’une transformation en profondeur des voies de socialisation aussi bien que des modèles cognitifs appelés à se répandre dans les sociétés industrialisées au cours de ce siècle. La montée en puissance de la rationalité dans tout ce qui est du domaine de la connaissance et de l’instrumental se double d’une montée en puissance de l’imaginaire, où les représentations univoques de l’homme et du monde implosent en une multitude « païenne » de singularités en devenir permanent. On comprend la détresse de ceux qui ont été nourris au lait d’un sens de l’histoire parfaitement balisé et prévisible.

Référence :
Azuma H. (2008), Génération Otaku. Les enfants de la postmodernité, Paris, Hachette (éd. orig. 2001).

Illustration : Di Gi Charat illustre l’évolution récente de la culture Otaku (DR). Créé en 1998 comme la simple mascotte d’une compagnie de jeux électroniques (un « simulacre » donc), elle a connu un succès très rapide et est devenue un personnage à part entière diffusant ses avatars dans la base de données Otaku.

Note rapide sur le transhumanisme

Plusieurs personnes m’ont demandé si je me définis comme « transhumaniste ». J’ai toujours une grande difficulté à endosser les « ismes » quels qu’ils soient, mais je me reconnais bien volontiers dans les termes de la Déclaration transhumaniste (ci-après, je publie une traduction française de la déclaration originelle, légèrement modifiée par rapport à la traduction qui circule habituellement, notamment sur le site de la WTA - Association transhumaniste mondiale).

Malgré ses sept attendus, cette déclaration concerne en fait deux points essentiels : une approbation générale de la raison technoscientifique comme outil d’une vie meilleure, une approbation particulière de la raison technoscientifique comme moyen de transformer l’homme (en vue de cette vie meilleure). Seul le second point différencie vraiment le transhumanisme des autres courants technophiles, dont la plupart n’envisagent pas une mutation biotechnologique des humains.

Le programme transhumaniste paraît simple, ouvert et rationnel ; mais le fait est qu’il affronte partout où il se déclare une levée de boucliers, y compris de la part de ceux qui se disent « humanistes » (et malgré la filiation humaniste revendiquée par les transhumanistes). Ces violentes réactions à l’idée de modifier l’homme sont de diverses natures : religieuse, idéologique, phobique ou prudentielle. C’est surtout leur problématisation qui m’intéresse ici, dans une perspective historique ou philosophique.

Déclaration transhumaniste

(1) L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité de modifier la condition humaine, dans des domaines comme le caractère inéluctable du vieillissement, les limitations de l’intelligence humaine ou artificielle, les états psychologiques non choisis, la souffrance et notre confinement sur la Terre.

(2) Des recherches méthodiques doivent être menées pour comprendre ces futurs développements et leurs conséquences à long terme.

(3) Les transhumanistes pensent qu’en étant ouverts aux nouvelles technologies et en les adoptant, nous nous donnons de meilleures chances d’une utilisation à bon escient qu’en essayant de les interdire ou de les exclure.

(4) Les transhumanistes prônent le droit moral pour ceux qui le désirent de se servir de la technologie en vue d’accroître leurs capacités physiques et mentales (y compris reproductives), et en vue de mieux maîtriser leur propre vie. Nous recherchons l’épanouissement personnel au-delà de nos limites biologiques actuelles.

(5) Pour planifier l’avenir, il est impératif d’intégrer l’éventualité de ces progrès spectaculaires en matière technologique. Il serait catastrophique que ces avantages potentiels ne se matérialisent pas à cause de la technophobie ou de prohibitions inutiles. Par ailleurs il serait tout aussi tragique que la vie intelligente disparaisse à la suite d’une catastrophe ou d’une guerre impliquant des technologies de pointe.

(6) Nous devons créer des forums où les gens pourront débattre rationnellement de ce qui peut être fait ainsi que d’un ordre social où l’on peut mettre en œuvre des décisions responsables.

(7) Le transhumanisme englobe de nombreux principes de l’humanisme moderne comme le bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments, qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal. Le transhumanisme n’appuie aucun politicien, parti ou programme politique.

Doug Bailey, Anders Sandberg, Gustavo Alves, Max More, Holger Wagner, Natasha Vita More, Eugene Leitl, Berrie Staring, David Pearce, Bill Fantegrossi, Doug Baily Jr., den Otter, Ralf Fletcher, Kathryn Aegis, Tom Morrow, Alexander Chislenko, Lee Daniel Crocker, Darren Reynolds, Keith Elis, Thom Quinn, Mikhail Sverdlov, Arjen Kamphuis, Shane Spaulding, Nick Bostrom


Référence : Transhumanist Declaration
Nota : Il existe une Assocation française technoprogressiste qui s’inscrit dans le courant transhumaniste.

26.3.08

Nouvelle adresse

L'adresse de ce blog est désormais : http://www.mutageneses.com/ Vous serez en théorie redirigés automatiquement depuis l'ancienne adresse. Mieux vaut toutefois changer vos marque-pages en intégrant cette nouvelle adresse plus facile à mémoriser (et... à faire connaître).

Bourse des valeurs

La notion de « bourse des valeurs » évoque la spéculation financière : cela monte, cela baisse, dans une circulation sans fin. Mais ne soyons pas aveugles à l’essentiel, cette bourse-là n’est qu’un des éléments du décor : il existe aussi bien une bourse des valeurs éthiques, esthétiques, politiques ou autres. Nous sommes entrés dans la grande arène où chacun est désormais libre de valoriser et de dévaloriser. Et partout, cela croît et cela décroît, cela naît et cela meurt — cela spécule, également. À ce jeu-là, beaucoup se cognent sur les limites de leur tolérance ou de leur imagination. Alors, ils parlent avec nostalgie des dieux et des idoles qu’ils n’ont jamais connus, ils parlent avec gravité de l’époque bénie où les valeurs, sagement fixées une fois pour toutes, n’étaient pas toutes en bourse.

25.3.08

Une éthique minimale pour temps de panique morale

La philosophie morale est-elle nécessairement un repaire de curés défroqués ? J’avais fortement tendance à le penser avant de découvrir un des hérétiques de cette discipline, Ruwen Ogien. Ce directeur de recherches au CNRS déploie l’une de pensées les plus rafraîchissantes en réflexion éthique contemporaine. Et aussi l’une des plus amusantes, ce qui ne gâte rien dans un domaine où l’absence d’humour semble parfois congénitalement associée à l'inflation verbale. Dans ses essais, Ogien alterne à merveille l’ironie sceptique, la sobriété stylistique et la rigueur logique pour dénoncer les travers de ses collègues, tout en développant une position éthique originale.

La panique morale ou les clercs débordés
L’un de ces travers est la « panique morale ». Vous en avez tous fait l’expérience en lisant un journal, en écoutant une radio ou en regardant une télévision : sur n’importe quel phénomène (au hasard le clonage, la sélection des embryons, la prostitution, la pornographie, l’accès des enfants à Internet, l’homoparentalité, etc.), un individu explique que la situation est grave, que la moralité privée et publique est en péril, que la dignité humaine est menacée en son essence ou la nature humaine en son fondement ou la société humaine en son existence, qu’il est temps d’en finir avec les dérives libertaires / individualistes de l’esprit soixante-huitard qui ont fait tant de mal aux vieux, aux jeunes et même aux embryons, qu’une législation ferme s’impose ou à tout le moins une rigoureuse politique de prévention, qu’il serait bon à cette fin de réunir une commission d’experts visant à nommer un comité de sages ayant pour mission de rassembler des individus de tous horizons (curés, imams, rabbins, bouddhistes, philosophes, scientifiques, sociologues, psychologues, astrologues, etc.) réunis par la seule volonté commune de faire le bien d’autrui. En général, cet individu que vous lisez, écoutez ou regardez a également un livre à vendre, mais cela n’a rien à voir, bien sûr. Altruiste de nature, il fait profession de tirer la sonnette d’alarme, et il la tire si fort que l’on se demande combien de temps elle résistera à sa traction compulsive.

Il faut voir dans cette panique le sentiment de malaise éprouvé par certains (philosophes ou simples « sages » médiatiquement baptisés tels) lorsqu’ils constatent ou pressentent que la morale contemporaine est nécessairement détachée de la religion et de la métaphysique, c’est-à-dire qu’elle est en dernier ressort sans fondement ultime, sans autre pertinence que la cohérence interne de ses normes, leur plus ou moins bonne résistance aux objections et leur plus ou moins grande efficacité pour orienter nos jugements moraux particuliers. Les siècles précédents nous avaient habitués à l’imposition de normes comportementales au nom d’une autorité indiscutable (généralement dieu ou la nature). Mais les sociétés démocratiques se montrent de plus en plus sourdes à cet exercice autoritaire, et ceux qui nourrissent encore l’espoir de diriger la conscience de leurs contemporains se trouvent fort démunis. Le roi moral est nu (la reine éthique est nue, si vous avez une préférence), et en compensation rhétorique de cette gênante nudité, nos philosophes et soi-disant sages manient donc au superlatif la condamnation morale de toutes sortes de phénomènes sociaux comme le clonage, l’adoption d’enfants par des homosexuels, la libre diffusion des matériaux pornographiques, la reconnaissance de la prostitution comme service corporel, etc. Or, comme le souligne Ogien à travers une réflexion détaillée sur chacun de ces problèmes d’éthique appliquée, les principales philosophies morales disponibles en démocratie – conséquentialiste (agir pour maximiser le bien être général) et déontonlogiste (agir selon le respect personnel de règles universalisables) – se révèlent très tolérantes lorsqu’on les applique avec rigueur à ces phénomènes : soit ils sont moralement acceptables, soit ils sont moralement indifférents (ils ne posent aucun problème de nature morale).

La panique morale se cristallise dans un certain nombre d’attitudes caractéristiques, que Ruwen Ogien synthétise comme suit :
« • Le refus d’aller jusqu’au bout de nos raisonnements moraux, lorsqu’ils nous obligent à endosser des conclusions incompatibles avec nos préjugés les plus enracinés.
• La tendance à toujours envisager le pire de la part des personnes dont on dit qu’elles sont par ailleurs ‘sacrées’, qu’elle mérite ‘le plus grand respect’, qu’elles sont ‘autonomes’, pourvues d’une ‘éminente dignité’, qu’il ne faut jamais les ‘instrumentaliser’, etc.
• Le refus de payer le coût intellectuel de notre engagement envers certains droits (à la protection de la vie privée, à la liberté d’expression, aux procès équitables, à l’égale protection des lois, etc.).
• La tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le bien-être ».

Dans le portrait des “ paniqués ”, on reconnaît plus aisément des personnalités inspirées du kantisme (ou de sa caricature), dont le prototype français serait Axel Kahn par exemple. Ce sont eux en effet qui, à défaut d’arguments rationnels pour contrarier les désirs « immoraux » exprimés par certains, brandissent en dernier ressort le mantra du « respect-de-la-dignité-humaine » afin de clore la discussion et d’emporter l’adhésion de l’auditoire. Les utilitaristes-conséquentialistes, moins représentés en France et dont Ogien défend au passage la doctrine contre ses critiques les plus superficielles, adoptent en général une démarche plus pragmatique et plus modérée lorsqu’il s’agit d’évaluer les mœurs de leurs contemporains ou les nouvelles possibilités offertes par la technoscience.

Maximalistes vs minimalistes
Ce que révèle la panique morale, c’est aussi une scission de la réflexion éthique en deux camps que Ruwen Ogien analyse dans un autre essai : les maximalistes et les minimalistes. « Imaginez, nous dit-il, un monde dans lequel on pourrait vous juger ‘immoral’ non seulement pour vos actions, mais aussi pour vos pensées, vos désirs, vos fantasmes ou vos traits de caractère. Non seulement pour ce que vous faites aux autres, mais aussi pour ce que vous vous faites à vous-même. Non seulement pour ce que vous faites délibérément, en toute connaissance de cause, mais aussi pour ce qui vous arrive un peu par hasard ». Terrifiant ? Certes. Mais « ce monde existe, en pensée du moins. C’est celui que des philosophes, apparemment très bien intentionnés, soucieux de notre ‘bien’ et de notre ‘épanouissement personnel', inquiets de nous voir réagir assez systématiquement contre notre ‘nature’ ou notre ‘dignité’ ont élaboré pendant des siècles ».

Ces philosophes maximalistes sont aussi bien les héritiers d’Aristote (éthique des vertus dérivant d’une nature humaine encadrée par la cité) que de Kant (morale déontologique fondée sur la dignité humaine et l’intériorisation de normes universalisables). Leur point commun : ils considèrent que la morale ne concerne pas seulement le rapport à autrui, mais aussi le rapport à soi-même. Ce qui les conduit à condamner toutes sortes d’actions, même en l’absence de victimes, même lorsque ces actions concernent un individu seul ou des individus adultes, raisonnables et consentant tous à l’action « immorale ». Le lecteur découvrira ainsi au gré d’une longue analyse de la masturbation chez Kant que la vieille araignée de Königsberg ne considérait pas le masturbateur comme une personne et voyait son acte comme une faute morale plus grave que le suicide, à égalité avec la sodomie et la zoophilie. C’est sans doute un détail, mais on sait que le diable se niche dans les détails et en se masturbant avec Kant, on en vient à se demander comme un système de pensée réputé rationnel a pu accoucher de telles inepties. Le mérite d’Ogien est de montrer que le maximalisme moral, en se fondant en dernier ressort sur des universaux normatifs dont la cohérence ou même l’existence n’est pas problématisée (nature humaine, espèce humaine, dignité humaine), aboutit à ce genre de prise de position. (Et je rassure le lecteur : loin de se contenter de travaux manuels en zone idéaliste allemande, Ruwen Ogien passe en revue l’ensemble des arguments logiques et empiriques permettant de douter que la notion de « devoir envers soi-même » ait la moindre pertinence morale ; de même qu’il démonte les nombreuses exceptions à la règle du consentement que les maximalistes tentent de nous faire avaler, étant donné que le consentement à une action supposée mauvaise pour soi-même leur est totalement incompréhensible).

Au maximalisme de la philosophie morale dominante, Ruwen Ogien oppose une éthique minimale qu’il articule autour de trois principes : indifférence morale du rapport à soi-même ; non-nuisance à autrui ; égale considération de chacun. Pour cette éthique minimale, « la vocation de la morale n’est pas de régenter absolument tous les aspects de notre existence, mais d’affirmer des principes élémentaires de co-existence des libertés individuelles et de coopération sociale équitable ». Étant minimaliste parmi les minimalistes (et doutant même que l’exercice moral soit finalement autre chose qu’un biais cognitif de notre cerveau mal dégrossi de primate social), j’avoue que le principe de non-nuisance à autrui me semblerait bien suffisant pour clore la question et s’adonner en toute tranquillité aux nombreuses occupations amorales qui font le plaisir de notre existence.

L’aspect finalement le plus inquiétant de cette question, et Ruwen Ogien le constate lui-même, c’est la porosité de notre esprit aux positions maximalistes. Les philosophes y succombent avec constance, mais on pourrait dire qu’ils en font profession, qu’il faut bien vivre et qu’il n’y a pas de sot métier. Les politiques s’y adonnent avec plaisir, mais on pourrait penser que ce supplément d’âme leur sert simplement à remonter dans les sondages, à combler une certaine vacuité intellectuelle ou à dissimuler leur absence de prise réelle sur les événements. Mais il faut bien admettre qu’un grand nombre d’Homo sapiens vivent dans un maximalisme spontané et trouvent finalement bien normal de faire boire à la ciguë à celui ou celle qui s’écarte trop des normes de leur groupe. J’avais déjà écrit à ce sujet, j’y reviendrai dans ce site. Car après le reflux de la religion, le repli de la morale me semble une condition nécessaire au libre déploiement de l’esprit humain.

Références :
Ogien R. (2004), La panique morale, Paris, Grasset & Fasquelle.
Ogien R. (2007), L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard.
Ogien R. (2007), La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine.

Illustration : C. Muller (DR pour les images d'origine).

Naissance d’une enzyme

On dit que la nature fait bien les choses, mais l’adage populaire se trompe. Le vivant fait comme il peut, par une quantité quasi-infinie de petits tests locaux répétés dans le temps, conservant ce qui fonctionne, oubliant le reste. Les solutions trouvées par cet empirisme aveugle ne sont pas toujours les plus simples ni les plus efficaces, ce sont simplement celles que le processus de mutation-sélection a permis de faire émerger sur une base aléatoire. De là provient par exemple l’encombrement des génomes d’une quantité d’ADN ne servant plus à grand-chose.

Une équipe internationale de chercheurs vient de démontrer que l’on peut faire mieux que la nature, tout en s’inspirant de ses principes. Leur objectif ? La création d’une enzyme. Pour mémoire, les enzymes sont des catalyseurs, c’est-à-dire des molécules qui permettent d’accélérer une réaction chimique. Indispensables au vivant, elles sont sollicitées en permanence dans nos cellules. Les enzymes sont en général des protéines (chaînes plus ou moins longues d’acides aminés, repliées en trois dimensions), parfois de l’ARN (un cousin de l’ADN). En l’occurrence, les biologistes se sont intéressés à la réaction de Kemp par laquelle un atome de carbone perd un proton.

La première phase de l’expérience a consisté à concevoir par informatique une séquence de quelques centaines d’acides aminés pour y parvenir. Parmi un nombre quasiment infini de possibilités, la démarche a permis de sélectionner 60 combinaisons capables de produire la réaction chimique souhaitée. Huit ont été retenues comme aptes à développer une activité biologique. Et trois se sont montrées plus efficaces que les autres. La seconde phase a visé à imiter l’évolution dans un tube à essai. Une autre équipe a donc conçu in vitro les enzymes proposées par ordinateur, mais leur a fait subir toute une série de mutations aléatoires en vue d’observer l’effet sur la catalyse souhaitée. Lorsqu’une enzyme mutante se révélait meilleure, elle servait de base à une nouvelle série de tests. Après sept séries de mutations dirigées in vitro, les biologistes sont parvenues à des enzymes 200 fois plus efficaces que le modèle initial issu de l’informatique. Et un million de fois plus rapides qu’en milieu naturel (c’est-à-dire en l’absence d’enzyme spécifique pour la réaction chimique recherchée). Cette recherche s’inscrit dans le cadre émergent de la biologie synthétique et de la bio-ingénierie : non pas choisir les moins mauvaises solutions dans ce que le vivant nous a légué, mais créer à partir du vivant des solutions mieux adaptées à nos fins.

Référence :
Röthlisberger D. et al. (2008), Kemp elimination catalysts by computational enzyme design, Nature, online pub., doi:10.1038/nature06879

Illustration : ibid.

24.3.08

Elles veulent tout (surtout les plus belles)

Les psychologues David M. Buss (Université du Texas) et Todd K. Shackelford (Université de Floride) ont réuni 214 individus (107 hommes et 107 femmes), d’âge moyen de 25 ans. Ils ont tous été évalués sur leur attractivité physique (visage, corps, ensemble) par des observateurs indépendants (n’appartenant pas à l’échantillon). Les chercheurs ont fait remplir aux femmes un questionnaire standard sur le partenaire idéal à long terme, structuré autour de quatre thèmes classiques en psychologie évolutionnaire : indicateurs supposés de bons gènes (virilité, sex appeal, forme physique, apparence soignée, intelligence), de bon investissement (revenus potentiels, caractère travailleur, niveau d’étude, statut social, être plus âgé que soi), de bon parent (intérêt pour la maison et les enfants, amour des enfants, stabilité émotionnelle, caractère gentil et compréhensif) et de bon partenaire (amour, tendresse, loyauté). À chacune de ces sous-sections, le questionnaire permettait de répondre sur une échelle de valorisation de 0 (sans importance) à 3 (indispensable). Résultat : les femmes jugées les plus attractives sont celles qui donnent les réponses les plus exigeantes dans chacune de ces quatre catégories. Ce qui tend à montrer qu’elles savent évaluer leur propre beauté et la traduire en standards élevés quand il s'agit de sélectionner un partenaire. Du moins dans la société concernée par l’étude, c’est-à-dire occidentale et industrielle.

Référence : Buss D.M., T.K. Shackelford (2008), Attractive women want it all: Good genes, economic investment, parenting proclivities, and emotional commitment, Evolutionary Psychology, 6, 1, 134-46.

Illustration : Dahmane.

Révolte du pronetariat

Joël de Rosnay, Carlo Revelli, La révolte du pronetariat, des mass média aux médias de masse, 2006

Page de téléchargement : Révolte du pronétariat, français.

23.3.08

Observation

Le manque d’humour : un symptôme qui m'a toujours semblé inquiétant, peut-être le plus inquiétant de tous, le symptôme d'un esprit privé de distance à l'égard de la réalité, à commencer par lui-même.

Illusion d'optique

Bien des panégyriques de la globalisation projettent paresseusement dans la nouvelle réalité de vieux rêves judéo-chrétiens : l’humanité unifiée et réconciliée, ni Juifs ni Grecs, ni maîtres ni esclaves, le paradis sur Terre, tous communiant dans le même idéal, etc. Quelle illusion d’optique ! Si la globalisation achève le christianisme, c’est dans les deux sens du terme : d'un même mouvement, elle réalise son impulsion, elle précipite son agonie.

Quand les morpholinos restaurent la lecture génétique

La maladie de Menkes est une pathologie neurodégénérative liée au chromosome X, due à un défaut dans le gène ATP7A impliqué dans le transport intra- et intercellulaire du cuivre. Elle se traduit par des troubles de développement peu après la naissance (hypotonie, convulsions, épilepsie, cheveux rares et décolorés). Rarissime et incurable, elle aboutit à la mort de l'enfant dans ses premières années.

Une équipe du laboratoire de Jonathan D. Gitlin (Université de Washington et service de médecine génétique de l'Hôpital pour enfant Saint-Louis) vient de corriger cette pathologie chez le poisson-zèbre en utilisant des morpholinos. Ces molécules sont utilisées pour bloquer ou modifier l'expression génétique (technique antisens de génétique reverse, mise au point par J.E. Summerton et D.D. Weller). La maladie de Menkes est provoquée par un défaut d'épissage du gène, l'équivalent d'une mauvaise lecture de l'ADN, et les chercheurs ont pu corriger ce défaut au moment critique du développement foetal de leur modèle animal. Le concept de ciblage de l'ARN et de correction d'épissage fait actuellement l'objet de nombreuses études pré-cliniques. Environ 20% des maladies génétiques sont liés à de telles anomalies dans la lecture normale de nos gènes.

Commentaire de Gitlin « L'idée est que l'on peut modifier le traitement pour cibler une mutation spécifique et concevoir des molécules qui agissent comme le font les oligonucléotides morpholinos. Si l'on peut connaît le génotype de chaque personne, on saura quelles mutations peuvent conduire à quelle maladie. Ainsi, vous n'aurez pas un médicament contre le cancer fonctionnant contre tous les types de cancer, mais un médicament contre la mutation spécifique qui provoque votre cancer. C'est tout l'enjeu de la médecine personnalisée ».

Référence :
Madsen E.C. et al. (2008), In vivo correction of a Menkes disease model using antisense oligonucleotides, PNAS, 105,10, 3909-3914.

Illustration : ibid.

22.3.08

68 s'efface

Mai 68 fut la cristallisation française d’un mouvement plus général qui courait des Etats-Unis au Japon en passant par la Tchécoslovaquie, et qui avait pour acteur une génération née dans l’après-guerre. Les deux composantes du mouvement – ouvriériste et politique, hédoniste et sociétale – ont connu un destin contraire, l’une n’ayant cessé de décliner au point de devenir inaudible, l’autre de progresser au point de paraître évidente. Et cela pour une même raison, en apparence paradoxale : c’est le capitalisme qui a finalement digéré et démocratisé l’esprit de Mai, qui s’est imposé comme le vecteur de l’autonomie et des libertés privées, qui a discrédité l’Etat comme instance de répression des désirs et des volontés, qui est passé d’un régime de masse homogénéisateur à un régime de niches différenciées, qui s’est transmué en avant-garde des droits de l’homme sous la forme de la démocratie de marché, qui a valorisé le travail cognitif contre le travail physique. Pourtant, l’émancipation des individus et des communautés est bien loin d’avoir achevé toutes ses potentialités, non seulement parce que l’Etat résiste à son discrédit en brandissant son rôle ultime de rempart contre l’insécurité, mais aussi parce que le capitalisme sécrète ses propres conservatismes. Malgré cela, le processus d’autonomisation continue lentement et chaque nouvelle génération s’éloigne un peu plus de l’ancienne. La vieille taupe creusait ses galeries dans les sous-sols du vieux monde : elle les expose désormais sur le réseau mondial - l’innovation la plus importante des quatre décennies écoulées - où se dessinent aujourd’hui les contours d’une ère future.

Illustration : C. Muller.

21.3.08

Nanopercée énergétique

Au cours de ce siècle, les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) non renouvelables vont venir à manquer face à la demande croissante. Tout le monde est d’accord sur le constat (hormis la date du pic de production en regard de la consommation). Mais tout le monde n’en tire pas les mêmes conséquences. Les uns concluent qu’il faut en revenir à la frugalité par la décroissance. Les autres qu’il faut s’en sortir par la créativité et l’innovation. L’équipe de chercheurs et ingénieurs dirigée par Zhifeng Ren (MIT) appartient à la seconde catégorie.

Dans une prépublication en ligne de la revue Science, les chercheurs annoncent une percée importante dans le domaine des nanomatériaux. Leur problème de base est l’effet thermoélectrique, connu depuis les travaux de Seebeck, Peltier et Kelvin au XIXe siècle : certains matériaux peuvent transformer de la chaleur en électricité et inversement. Mais le problème est que les matériaux conduisant l’électricité conduisent également la chaleur. D’où une température qui s’égalise rapidement et un faible rendement. Zgifeng Ren ont contourné le problème par la nanotechnologie : ils ont recomposé des nanocristaux d’un alliage d’antimoine et de tellurure de bismuth, matériau mis au point dans les années 1950. Résultat : un gain de rendement de 40 % (mesuré en figure de mérite, c’est-à-dire rapport signal/bruit à l’entrée et à la sortie d’un récepteur). L’intérêt de ce travail est que la technique employée peut facilement être mise en œuvre en production de masse et que l’alliage, peu coûteux, n’a que faibles retombées environnementales. De quoi contribuer au sursis d’une civilisation industrielle dont on annonce régulièrement l’implosion prochaine.

Référence :
Poudel B. et al. (2008), High-Thermoelectric performance of nanostructured bismuth antimony telluride bulk alloys, Science, doi: 10.1126/science.1156446.

Illustration : ibid.

Autopsie du grand pharisien

Le même Etat qui interdit l’euthanasie n’hésite pas à dépecer un cadavre encore chaud pour chercher les causes de son décès, contre l’avis de ses proches. Et le scalpel dans la main, cela nous parle de la mort avec gravité, de la fin de vie avec compassion, de la souffrance avec onctuosité. Toutes ces choses soi-disant très complexes et très douloureuses deviennent très simples et très indifférentes sur le billard de la morgue, dès lors qu’une paperasse officielle en a décidé ainsi. Et ce Léviathan mou et froid exige encore respect et obéissance ? Eh bien non, je ne respecte pas ses lois, non, je ne leur obéirai pas.

Les îlots d'un fleuve désolé

De quoi l'homme est-il le problème ? Mais de lui-même, bien sûr. Et ce n’est pas moi qui le dis. Une bonne part de l'histoire de la religion, de la morale, de la philosophie, de la littérature tourne autour de cela, de cette insatisfaction de l'homme sur lui-même, de cet échec apparent que constitue le fait d'être humain, des souffrances afférentes à la condition humaine, de tous les vices, défauts, mauvais penchants attachés à l’existence humaine. Et à force de nager dans ce flot de désolation, on regarde d’un air suspicieux ceux qui semblent épargnés, on se dit qu’il y a sûrement une douleur intime dans leur allégresse, une faiblesse cachée dans leur force ou plus grave encore, une indifférence profonde aux autres dans leur grande joie de vivre.

20.3.08

Sur la Mutation (3) : la mobilisation du monde par l’économie et la technoscience

Les trois derniers siècles ont connu une modification sans précédent du milieu humain et naturel par l’économie et la technoscience. Elle est due à des facteurs purement quantitatifs, comme l’accroissement de la population, d’abord progressif à partir du XVe siècle et dans certaines contrées européennes, puis exponentiel entre le XVIIIe et le XXe siècle. Elle est aussi la conséquence du processus d’autonomisation des sociétés et de dévoilement du réel : si le salut dans l’au-delà est secondaire ou vide de sens, si la réalité est accessible par la théorie et modifiable par la pratique, si les morales ascétiques ou contemplatives n’ont plus de légitimité à contrarier les envies individuelles et collectives, si l’homme est libre de fixer ses fins terrestres et d’employer tous les moyens pour y accéder, la transformation de son milieu s’impose alors comme l’activité la plus évidente, non seulement pour satisfaire ses besoins (techno-économie de subsistance), mais aussi pour réaliser ses désirs (techno-économie d’abondance).

Cette mobilisation du monde à des fins nouvelles est souvent assimilée à l’émergence du capitalisme (ou de l’économie de marché) dont nous vivons aujourd’hui l’extension mondiale. Pour l’approuver ou le réprouver, tout le monde est à peu près d’accord sur les descriptions du phénomène. L’activité économique a pris une place croissante dans les affaires humaines, d’abord sous l’influence des États qui ont créé des marchés nationaux et dont la course à la puissance a conduit à la mobilisation des masses dans une économie de plus en plus productive. Sous la forme d’un marché auto-régulé, l’économie prétend s’affranchir du politique, lequel lui conteste régulièrement cette capacité. Les révolutions industrielles ont bouleversé les conditions d’existence du plus grand nombre en créant les premières sociétés de l’histoire où le travail de la terre n’est plus la condition d’existence ni la source de revenus de la majorité de la population, au point que l’agriculture représente à la fin du processus moins de 5 % des actifs. Les sociétés jadis formées pour leur plus grande masse d’artisans et de paysans au labeur codifié sont devenues des centres éclatés de production, consommation et distribution de biens ou services toujours plus nombreux. Dans tous les domaines pratiques (fonctionnels) soumis à une approche instrumentale, l’innovation par « destruction créatrice » a accéléré le remplacement systématique des solutions moins performantes par de nouvelles. Le capital technique puis le capital financier sont devenus prépondérants pour mobiliser les moyens humains et matériels autour de projets économiques, projets portés dans la majorité des cas par des entreprises privées salariant leurs employés. La compétition entre les acteurs politiques et économiques a conduit à une rationalisation et une spécialisation croissantes de la plupart des activités, tandis que l’accroissement global de la production exigeait une exploitation intensive des ressources naturelles (matières premières). Comme toute « mise en mouvement », ce qu’elle est au sens premier du terme, cette mobilisation technique et économique du monde a demandé une énergie considérable, qui a pris la forme d’une extension du travail humain, puis du travail mécanique alimenté par des sources d’énergie nouvelles. Le travail humain est passé d’une dominante physique (chez les agriculteurs et les ouvriers) à une dominante psychologique à mesure que la complexité des sociétés augmentait et que la dimension cognitive de l’activité se faisait centrale. Le travail mécanique prend d’ailleurs le même chemin, avec pour objectif annoncé la mise au point de machines intelligentes.

Ce qui vient d’être décrit rapidement fait souvent l’objet d’une analyse critique et polémique en forme d’alternative, « pour ou contre le capitalisme ? » Le débat est bien sûr grevé par l’échec économique et surtout humain des contre-modèles historiques. Du point de vue de la Mutation, il est relativement secondaire. D’abord parce que, comme Marx l’avait entrevu, le capitalisme a déjà liquidé les vestiges du monde prémoderne dans toutes les zones où il s’est installé, de sorte qu’il faut désormais penser à partir de lui comme environnement économique de la condition humaine (même s’il s’agit de penser son dépassement ou son améngament). Ensuite parce que l’enjeu le plus important est de comprendre ce qui a fait et fait encore la fortune de ce capitalisme, au lieu de dresser une critique moralisatrice ou esthétisante sur les méfaits du profit et de l’hédonisme, ou bien encore d’y voir peu ou prou une conspiration du monde bourgeois dirigée contre les pauvres (critique socialiste), le peuple (critique populiste), la tradition (critique conservatrice) ou la nature (critique écologiste). Enfin parce que la Mutation est une évolution anthropologique dont la portée séculaire dépassera largement la question de ses conditions initiales capitalistes.

L’emprise croissante de l’économie et de la technoscience sur les sociétés humaines a parfois été analysée comme un phénomène imposé : des théories nouvelles auraient décrit l’homme comme maître et possesseur de la nature (Bacon, Descartes, les technocrates ultérieurs) ou comme un être égoïste et calculateur (Mandeville, Smith, les libéraux à venir), des pouvoirs bourgeois acquis à ces idées auraient imposé le règne des ingénieurs et des marchands, les hommes auraient subi tout cela à leur corps défendant. Il est bien sûr exact que la transition moderne provoqua des résistances au changement brisées par la force, mais il faut cependant une certaine dose d’idéalisme pour penser que ce genre d’analyse résume toute l’affaire. Dans sa forme extrême, régulièrement adoptée par des franges radicales, il reproduit de manière plus ou moins sophistiquée le mythe d’un « bon sauvage » (égalitaire, respectueux de la nature) dont la nature généreuse aurait été trahie et transformée par l’évolution de la société. Mais on sait aujourd’hui que les hommes du passé exploitaient eux aussi leur environnement au point de mettre en péril leur civilisation, qu’ils se faisaient la guerre fort souvent, que leurs systèmes économiques en apparence généreux (donc et contre-don, redistribution par le pouvoir central) possédaient une forte charge conflictuelle et hiérarchisante. Si « l’homme traditionnel » n’a finalement pas eu tant de mal que cela à devenir « l’homme moderne », c’est aussi que la transition n’était pas si étrangère à ses attentes psychologiques.

Croître et se reproduire est inscrit dans la programmation génétique de toutes les espèces. Chez une espèce habile et consciente comme l’homme, l’optimisation des conditions de croissance et de reproduction passe par la modification de son propre milieu : l’évolution biologique de l’espèce se confond dès l’origine avec son évolution technologique. Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail, mais notons à ce stade que c’est le libre-échange des idées, accéléré matériellement par l’imprimerie et facilité intellectuellement par le reflux de la religion, qui a permis d’amplifier le décollage technique de l’Occident post-féodal. Aucune des évolutions économiques mentionnées auparavant n’aurait été possible sans des grappes d’innovations technoscientifiques (de l’horloge à l’ordinateur, du sextant au moteur à explosion, de la machine à vapeur à l’électricité nucléaire, etc.) ayant permis d’exploiter l’information, la matière et l’énergie. C’est une évidence peu rappelée : le marché comme principe intellectuel d’échange n’aurait aucune portée sans la construction technique d’un lieu réel ou virtuel d’échange (le marché physique). Et inversement, il est douteux que la mobilité généralisée des hommes, des biens et des informations permise par la technoscience n’engendre pas une diversification des choix individuels, donc une logique d’offre et de demande se rapprochant du marché. L’évolution industrielle répondit à la satisfaction des ambitions territoriales des Etats-nations (se maintenir au niveau du compétiteur dans le « Grand Jeu » géopolitique consistant à dominer l’Europe et à coloniser le monde). À l’âge où le politique était autonomisé de la religion mais où la société ne l’était pas du politique, c’est l’État qui organisa l’essentiel du progrès technique et scientifique, souvent de manière autoritaire. Celui-ci prit notamment la forme d’une gestion du stock humain (biopolitique de Michel Foucault) en vue de s’assurer de la productivité économique ou de la mobilisation militaire des masses. Si les masses en question acceptèrent ce sort, c’est qu’elles trouvaient en contrepartie la satisfaction de leurs besoins primaires (ne plus être soumis aux aléas de la nature - famines, maladies), puis secondaires (s’alphabétiser et se cultiver, se divertir et se déplacer, etc.). Le grand nombre accède ainsi à l’âge reproductif, et vit de plus en plus longtemps au-delà de la reproduction, mais au prix d’une intrusion directe des systèmes socio-techniques de la naissance à la mort. On a présenté cela comme une victoire contre la sélection naturelle (permettre la survie des plus faibles). Du point de vue de la Mutation, cela représente surtout un nouvel âge de la sélection artificielle.

Chez une espèce sociale, sexuelle et symbolique comme l’homme, la croissance et la reproduction passent aussi, phénomène habituellement négligé, par l’appropriation individuelle de caractères jugés désirables par le groupe et par les partenaires du sexe opposé. Le « phénotype étendu » (Richard Dawkins) embrasse ainsi au-delà du corps tous les objets et symboles dont ce corps est propriétaire, et qui renforcent (ou diminuent) son attractivité sur la scène social et sexuelle. Nous sommes aux yeux d’autrui tout ce qui manifeste nos qualités et nos défauts, notre pouvoir, notre richesse et notre santé. Dans les sociétés traditionnelles minimisant la circulation des élites (comme celle des biens), les dominants confisquent à leur seul profit cet apparat de luxe, d’artifices et de dépenses qui manifeste en même temps qu’il renforce leur pouvoir. Mais dans les sociétés modernes où les hiérarchies de naissance s’effacent et où l’on reconnaît l’égale disposition des individus à forger leur existence, chacun devient en quelque sorte l’agent de la propre expansion de son phénotype, chacun désire se rendre désirable et accéder à ce qui est matériellement ou symboliquement reconnu comme tel par ses pairs. Werner Sombart, Thorstein Veblen, Georges Bataille ou Georges-Hubert de Radkowski ont analysé cette dimension ostentatoire à l’œuvre dans la nouvelle économie générale de la modernité (de manière différente les uns des autres, et non darwinienne chez ses auteurs). C’est aussi ce que Marx qualifiait de « fétichisme de la marchandise », mais sans en interroger les raisons véritables. Cette course en avant s’auto-entretient par un jeu de rétroactions positives, puisque chaque nouveauté donnant un avantage compétitif à autrui est rapidement copiée, en attendant la prochaine nouveauté. De ce point de vue, la rivalité mimétique propre à toute existence sociale forme un moteur puissant du capitalisme, qui canalise sa conflictualité potentielle dans l’activité de production et de consommation. On aurait donc tort de voir dans celui-ci un phénomène purement « antisocial » (il joue au contraire des comportements dérivés de la socialité) et « rationnel » (il répond au contraire à des pulsions sexuelles et conflictuelles). L’Homo oeconomicus comme être égoïste, rationnel et calculateur était une caricature épistémologique ; mais ce constat n’implique pas que le capitalisme soit inadapté à l’homme « réel », ce que démontrent d’ailleurs les trois derniers siècles.

Cette première série de textes a donc introduit aux conditions initiales de la Mutation : un monde déserté de dieu, où la science émerge comme grand récit commun d’explication du réel dévoilé, où les hommes bâtissent de manière autonome une histoire orientée par le futur plutôt que le passé, où la pluralité et l’irréductibilité des visions du monde s’imposent par-delà le monopole déchu des grands récits universels, où le bon régime commence à être perçu comme celui qui permet la libre réalisation des fins individuelles, où l’économie et la technoscience donnent des moyens inédits d’accomplir de telles fins, où l’homme vit dans un milieu de croissance artificiel de plus en plus isolé du cadre naturel. Avant de revenir plus en détail sur la technoscience, qui sera au cours de ce siècle un facteur décisif d’accélération vers la Mutation, je discuterai par la suite de la nouvelle définition de l’homme qui s’est dessinée depuis quelques décennies et qui a bouleversé de fond en comble la représentation de nous-mêmes et notre évolution.

Illustrations : Solange (2003), Bérénice (2003), Motohiko Odani.

Are We Harwired ?

Une introduction grand public à la génétique comportementale :

William R. Clark, Michael Grunstein, Are We Hardwired ? The Role of Genes in Human Behavior, 2004

Page de consultation directe : Wowio, anglais

NBICE 2020

Le dernier livre de Joël de Rosnay (président de Biotics International, conseiller de la Cité des Sciences et de l’Industrie) est une bonne introduction aux évolutions technologiques en cours dans le domaine NBIC (nano-bio-info-cogno), auquel l’auteur ajoute la dimension « eco » (écologie et économie) incluant l’énergie. Comme nous sommes en France, pays où le technopessimisme et le technocatastrophisme se disputent la place d’honneur des représentations dominantes, Joël de Rosnay est obligé de faire quelques concessions à l’air du temps en rappelant toutes les dix pages les « menaces », « périls » et autre « dangers » associés aux progrès de nos connaissances et de leurs dérivés pratiques. Mais dans l’ensemble, l’ouvrage est surtout informatif et la tonalité dominante reste enthousiaste. L’auteur situe vers 2020 la convergence manifeste des technologies NBICE, donc des évolutions biologiques, technologiques et numériques. On pourrait d’ailleurs contester l’intérêt de cette date (Rosnay ne parie pas comme Kurzweil sur la date d’apparition d’une intelligence machinale), puisque la convergence en question est déjà en marche et qu’elle procède par une myriade d’étapes locales (comme le vivant, mais en accéléré) sans « révolution » apparente.

Référence :
Rosnay (de), J. (2008), 2020, les scénarios du futurs, Fayard, Paris.

« Les vainqueurs ne punissent pas » (mais Zorro a peut-être beaucoup d’enfants)

La théorie des jeux aide les chercheurs à comprendre le fonctionnement des sociétés humaines et son évolution. Un classique du genre est le dilemme du prisonnier. Dans la forme basique, les deux joueurs ont le choix entre l’option « coopérer » (altruiste ou coopérateur) et l’option « faire défaut » (égoïste ou tricheur) : coopérer signifie faire gagner deux unités à l’autre et en perdre une soi-même ; faire défaut signifie gagner une unité et en faire perdre une à l’autre. Donc, quand les deux joueurs coopèrent, ils gagnent chacun une unité ; quand les deux font défaut, ils ne gagnent rien ; quand l’un coopère et l’autre fait défaut, le coopérateur perd deux points et le tricheur en gagne trois. Quand le jeu est réitéré un certain nombre de fois, il se révèle que le meilleur moyen de gagner est de se montrer altruiste, mais de tricher dès que l’autre a triché (stratégie dite du « tit for tat » ou donnant-donnant). Le dilemme du prisonnier aide notamment à modéliser la persistance de stratégies altruistes et égoïstes dans l’espèce humaine, et il connaît beaucoup de variantes plus ou moins sophistiquées (comme l’inclusion des réputations des joueurs).

Des chercheurs dirigés par Martin A. Nowak ont testé sur 104 sujets une version informatique légèrement différente de la version basique du jeu du prisonnier, incluant une troisième option : la punition. Celui qui punit un autre (par exemple s’il a fait défaut) perd un point, mais le joueur puni en perd quatre. Hors laboratoire, cette « punition altruiste » correspond à des situations de vie où l’on fait une action bénéfique pour le groupe mais (potentiellement) coûteuse pour soi (intervenir dans une bagarre, prendre une initiative risquée contre une injustice, etc.). Le jeu de Nowak et de ses collègues permet de voir si cette stratégie a une chance d’émerger dans le comportement d’un groupe (c’est-à-dire si elle apporte des gains lorsque le jeu est réitéré).

Le résultat est assez intriguant. Les joueurs ont utilisé l’option de punition dans 7 % des choix. La coopération est passée de 21 % (dilemme du prisonnier classique sans punition) à 52 %. Cela semble donc tout bénéfice pour le groupe… mais en fait, non : les gains cumulés sont strictement identiques dans les deux cas (pas d’avantage collectif) ; plus un joueur a puni, plus ses gains finaux sont faibles (désavantage individuel et donc mauvaise stratégie évolutive) ; les gagnants sont ceux qui n’ont jamais puni un autre joueur. Les chercheurs suggèrent donc que le comportement de « punition » n’est pas apparu dans l’évolution pour renforcer spécifiquement l’altruisme, car il ne représente pas une option intéressante à long terme pour l’individu qui punit ni pour son groupe, mais plutôt pour d’autres fins, comme imposer la dominance et la soumission. Il se peut aussi que la punition donne d’autres avantages au sein du groupe, mais ceux-ci ne sont pas documentés pour le moment. Il faudrait par exemple analyser la descendance de Zorro ou de Robin des Bois pour voir si leur bonne réputation en tant que « punisseur altruiste maximaliste » leur a permis de séduire un plus grand nombre de partenaire du sexe opposé, sait-on jamais…

Référence :
Dreber A. et al. (2008), Winners don't punish, Nature, 452, 348-351.

Illustration : Guy Williams, interprète de la série Zorro (1957-59), DR.

19.3.08

Démocratie, fin de partie ?

Ces temps-ci, on entend parfois parler de « crise de la démocratie » - beaucoup en France, précisons-le, où nous avons pris l’habitude de considérer nos problèmes locaux comme universels. Le philosophe et historien Marcel Gauchet s’est penché sur la question au-delà des slogans, en proposant une analyse magistrale de la genèse et de la crise du régime démocratique. Quatre volumes sont prévus, deux sont déjà parus, ainsi qu’un court essai reprenant une conférence et synthétisant les vues de l’auteur.

La forme politique de l’autonomie
Pour Gauchet, la démocratie doit s’analyser dans le cadre du « désenchantement du monde » qui caractérise plus généralement la modernité. « La démocratie des modernes ne se comprend en dernier ressort que comme l’expression de la sortie de la religion, c’est-à-dire du passage d’une structuration hétéronome de l’établissement humain-social à une organisation autonome ». La démocratie est donc la mise en forme politique d’une autonomie conquise contre les traditions.

La sortie de la religion s’est accomplie selon trois vecteurs enchevêtrés : le politique, le droit et l’histoire. Dans l’ordre politique, le pouvoir n’est plus légitimé par un au-delà, un fondement transcendant. L’État moderne se présente comme « l’opérateur de la scission entre le ciel et la terre et de l’immanence des raisons présidant à l’organisation du corps politique ». Dans l’ordre juridique, les anciennes hiérarchies entre les êtres, justifiées par la volonté divine ou les dissemblances de nature, sont supplantées par « le droit égal des individus et le contrat passé entre eux sur la base de leur égale liberté d’origine ». Dans l’ordre historique enfin, l’obéissance au passé fondateur de la tradition est remplacée par l’autoconstitution du monde humain, qui s’oriente résolument vers le futur. La démocratie moderne est donc un « régime mixte », pas au sens des Anciens (un mélange d’oligarchie, d’aristocratie et de démocratie), mais au sens où elle se tient à l’équilibre de ses trois vecteurs de déploiement. Et comme nous allons le voir, cet équilibre est précaire puisque chaque vecteur possède sa dynamique et sa direction propres.

La démocratie moderne est devenue selon Gauchet une démocratie essentiellement libérale au cours du XIXe siècle, en raison des effets spectaculaires du vecteur historique. L’orientation des modernes vers le futur concentre l’attention sur les éléments les plus dynamiques du régime, qui relèvent de la transformation effective du monde vécu par l’économie et la technique. Le processus implique la « découverte de la société », qui est la véritable source du changement historique, le foyer créateur de dynamiques collectives. Il y a dès lors inversion des rôles entre pouvoir et société : ce n’est pas le pouvoir qui constitue la société, dans un mode encore hétéronome, mais la société qui produit un certain pouvoir. Le pouvoir n’est pas cause, mais effet de la société civile. De là naît le gouvernement représentatif, chargé d’incarner une société qui conserve toujours sur lui primauté et priorité. C’est la forme classique de la démocratie libérale.

Crises et adaptations
La première crise de cette démocratie se tient dans les années 1880-1920, avec des dérèglements internes précédant l’émergence des compétiteurs totalitaires (communisme, fascisme, national-socialisme). Selon Marcel Gauchet, cette crise se nourrit des désillusions de la promesse moderne dont la démocratie était la forme politique. Le régime parlementaire traduit mal les aspirations d’une société divisée en classes antagonistes par l’industrialisation. Le changement historique s’accélère, mais il est perçu par le plus grand nombre (ère des masses) comme subi plutôt que voulu. Un sentiment de chaos et d’impuissance se développe, que les guerres nationales et les crises économiques attisent. Le fait totalitaire peut se lire comme un retour déguisé à l’ancien ordre hétéronome. Au changement perpétuel du devenir historique, il oppose le rêve d’un système fixe, déterministe et prévisible (hiérarchique ou égalitaire selon les totalitarismes). À l’anomie de l’individualisme juridique, il oppose des catégories collectives déterminantes (la race, la classe, la nation). À l’impuissance politique du parlementarisme, il répond par le pouvoir fort, sinon absolu, capable à nouveau d’engendrer et d’ordonner la société.

À cette époque de périls, que Karl Polanyi appelait la « grande transformation », la démocratie libérale va se ressaisir en trouvant un nouvel équilibre entre ses trois vecteurs. Victorieuse du nazisme et résistant au communisme, la démocratie libérale se réforme sur plusieurs points : renforcement de l’exécutif pour limiter la cacophonie parlementaire, création d’une gestion administrative performante par un service public améliorant l’intelligibilité de la société par elle-même, réformes sociales limitant les inégalités et la division en classes, permettant au plus grand nombre de transformer des libertés formelles en libertés réelles (Etat-providence). « Le résultat d’ensemble de ces vastes transformations est un mariage de la dynamique historique avec une puissance renouvelée de l’État et un droit des individus redéfini dans son épaisseur concrète ». Résultat : au cours des Trente Glorieuses, la démocratie libérale se raffermit, elle voit disparaître peu à peu les régimes autoritaires résiduels, et cet attrait renouvelé verra finalement en bout de course, à partir des années 1980, la dislocation et la disparition du dernier grand concurrent totalitaire, le communisme.

Le tournant des droits de l’homme
Pourtant, une nouvelle crise se niche dans le triomphe. La raison profonde, selon Marcel Gauchet, en est un déséquilibre dans les trois vecteurs de la démocratie moderne. Les années 1980 et 1990 ont connu une nouvelle phase du processus d’autonomisation centrée sur l’expansion de l’individu de droit et des droits de l’homme. C’est l’émergence en trois décennies de la « souveraineté des individus », désormais prééminente vis-à-vis de la souveraineté des peuples (ou de tout autre collectif). Le vecteur juridique s’est développé au détriment du vecteur politique, et il a laissé le vecteur social-historique dans l’ombre (l’individu s’intéresse avant tout aux conditions de vie de son présent, avec un moindre souci pour le futur, et bien sûr pour le passé).

Le pouvoir politique, désormais suspect de vouloir empiéter sur les libertés individuelles, se trouve frappé d’impuissance : pas seulement parce qu’il ne parvient pas à résister aux transformations imposées de l’extérieur (par le capitalisme ou par l’émergence de fédérations post-nationales), mais parce qu’il est délégitimé dans son principe même dès lors que la fondation juridique s’impose à la fondation politique ou à la fondation historique du processus démocratique. De là le sentiment diffus de crise d’un système qui sécrète lui-même cette paralysie, de l’intérieur et en raison de son évolution, non plus de l’extérieur et en raison d’un compétiteur (malgré le rôle que l’on tente de faire endosser à l’islamisme, mais peu croient vraiment à l’importance réelle de cette menace sur le long terme).

Ayant porté ce diagnostic, Marcel Gauchet conclut très sobrement et succinctement que notre siècle sera celui d’un rééquilibrage des vecteurs d’autonomisation et de démocratisation, c’est-à-dire d’une réévaluation du politique et de l’historique face au juridique tout-puissant des droits de l’homme.

Demos introuvable, polycratie émergente, cybernétique accomplie...
L’analyse de Gauchet est tout à fait stimulante, et je partage l’idée initiale selon laquelle la démocratie est la forme politique des processus de désenchantement et d’autonomie propre à la modernité (voir ici). Je suis en revanche plus réservé sur sa conclusion, dont l’idée tacite est que les trois vecteurs de la démocratie doivent ou même peuvent, d’une manière ou d’une autre, retrouver un équilibre. J’expose ici rapidement quelques raisons de mon scepticisme.

Un point quelque peu négligé par Gauchet, ce sont les modifications des conditions matérielles et symboliques (pratiques et imaginaires) d’existence entre la période ayant vu naître la démocratie et la nôtre. Pour le dire un peu brutalement, le « demos » de la démocratie moderne était en voie de constitution lorsqu’elle est née, après une longue sédimentation, il est en voie de fragmentation rapide aujourd’hui, et cette dissolution va bien au-delà de la simple victoire d’un discours (celui des droits de l’homme en l’occurrence). L’Etat-nation a été le creuset de la démocratie libérale en équilibre sur ses trois vecteurs, il l’entraîne peu à peu dans son propre tombeau.

Ce qui émerge progressivement en dessous des nations, ce sont des individus déjà séparés, soit isolés soit rassemblés en réseaux, en tribus et en communautés. Ces individus tentent éventuellement de s’approprier in situ quelques éléments jugés nécessaires à leur qualité de vie, ils ont repoussé les idéologies comme ils avaient repoussé les religions, ils ne chipotent plus que des détails sur l’organisation collective (plus ou moins d’égalité, de liberté) ou s’isolent dans des rêveries impolitiques en rupture totale avec la dynamique de l’époque (retour aux nations mono-ethniques, retour au passé pré-technique, etc.), ils choisissent souvent pour les plus actifs d’entre eux de s’engager dans des groupes de pression taillés sur mesure pour une cause particulière, mais sans légitimité démocratique traditionnelle, quand ils n’abandonnent pas purement et simplement toute visée politique pour mettre leur intelligence et leur dynamisme au service de l’économie ou de la technoscience.

Ce qui émerge progressivement au-delà de l’État national, ce sont des pouvoirs de plus en plus lointains, fondés sur la cooptation et l’expertise plutôt que l’élection et la vision du monde, des pouvoirs dont on attend qu’ils gèrent les grands équilibres mondiaux (écologique, économique, militaire, financier, etc.) et une interdépendance de plus en plus complexe tout en laissant les individus vivre le plus librement possible leur existence. Cette « gouvernance » n’a plus grand-chose que démocratique, pas seulement parce que son mode de fonctionnement est soustrait à la décision populaire : au-dessus des nations, bien des problèmes émergents (climat, environnement, énergie, stabilité financière) ne sont pas ceux d’un demos particulier, mais ceux de l’humanité tout entière comme espèce prenant conscience de son impact global sur son milieu ou des risques inhérents à l’interdépendance de ses activités. Le processus se déroule au sein d’un système "instrumental" de plus en plus doté des outils de son auto-organisation (le rêve cybernétique des années 1950 et 1960 devient discrètement réalité), tandis les pouvoirs non politiques (médiatiques, religieux, financiers, communautaires, etc.) occupent une place de plus en plus importantes dans l'existence des individus, dessinant une polycratie en déséquilibre permanent.

Je ne vois pas que cette tension dialectique vers le global et vers le local, vers l’unifié et le fragmenté, vers le planétaire et vers l’individuel laisse beaucoup place à une reconstruction décisive de la démocratie dans sa première forme moderne. Les grandes crises dont l’histoire est coutumière verront certainement des rétractions temporaires sur l’ancien cadre stato-national et démocratique, qui conserve un appréciable pouvoir de décision et d’organisation. Mais en dehors de ces situations d’urgence où la nécessité fait loi, la dynamique moderne n’a déjà plus pour horizon d’émancipation et de projection l’Etat-nation démocratique. Le gouvernement des hommes et des choses est en train de se réinventer.

Références :
Gauchet M. (2008), La démocratie d’une crise à l’autre, Paris, Cécile Defaut.
Gauchet M. (2007), L’avènement de la démocratie 1. La révolution moderne, Paris Gallimard.
Gauchet M. (2007), L’avènement de la démocratie 2. La crise du libéralisme (1880-1914), Paris, Gallimard.

Illustration : C. Muller.

18.3.08

No nogo ?

La souris mériterait un Nobel, au titre de bons et loyaux services rendus à la science. Depuis des générations, le rongeur subit dans le secret des laboratoires toutes sortes d’expériences plus ou moins plaisantes ; on lui a muté son ADN dans un nombre incalculable de lignées transgéniques ; on l’a rendue obèse, diabétique, cancéreuse, allergique, anxieuse... — bref, on a accablé de tous les maux humains un animal qui les ignorait. Mais parfois, comme pour compenser ce calvaire, on lui fait don de quelques propriétés inédites et désirables, du moins le pense-t-on. C’est le cas dans l’expérience de Roman Giger et de son équipe, qui a produit des souris au cerveau super-câblé.

Les biologistes s’intéressaient en l’occurrence à la protéine nogo. Ce récepteur est connu pour son effet dans les nerfs périphériques de la moelle épinière, où il contribue à paralyser la croissance des neurones, et donc la régénération en cas de traumatisme. Mais il semble que nogo joue également un rôle plus important que prévu dans le système nerveux central. D’une part, la molécule module les signaux dans les zones de transmission d’informations au contact des neurones (les synapses), d’autre part elle modifie les extensions des neurones servant à cette communication chimique et électrique (les épines dendritiques). Les souris mutés exprimant moins nogo que la normale ont montré un surcroît de neuroplasticité. Ce qui laisse entrevoir que nogo influence l’apprentissage, la mémoire et l’intelligence.

Il serait bien sûr tentant de voir dans une pilule bloquant l’expression de nogo la future solution universelle pour booster son pouvoir cérébral. No nogo, secret du supercerveau ? La prudence est de mise, prévient Roman Giger, car la protéine semble par ailleurs protéger les axones (encore une autre partie des neurones). L’étude approfondie de tous ces effets positifs et négatifs de nogo, ainsi que des meilleurs moyens de les moduler, est donc à l’ordre du jour. Les chercheurs ont de pain sur la planche. Et les souris neuroptimisées attendent leur Nobel.

Référence :
Lee H. et al. (2008), Synaptic function for the nogo-66 receptor NgR1: Regulation of dendritic spine morphology and activity-dependent synaptic strength, J. Neurosci., 28, 11, 2753-2765; doi:10.1523/JNEUROSCI.5586-07.2008

Illustration : souris vertes (exprimant la protéine GFP), obtenues par l’équipe de Masaru Okabe (1997).

L'art de la disgrâce

Complainte souvent entendue contre l’art moderne, et surtout contemporain : il représente le banal, le laid, le difforme, le mutilé, l’ignoble, l’obscène, le répugnant, etc. Curieusement, le reproche concerne les arts plastiques mais rarement la littérature, qui fait depuis belle lurette son miel de cette face cachée de l’humanité et dont on ne décrie pas pour autant les chefs d’œuvre. Cet art de la disgrâce nous invite à regarder en face la condition humaine qu’il exhibe, et on comprend que cela dérange ceux qui spéculent ou survivent depuis la nuit des temps du détournement de ce regard.

sk-interfaces

Des hymens issus de culture de cellules vaginales (Reodica), des drapeaux de peau (Goulet), un cerveau bioluminescent (Takita), des cuirs sans victimes animales (Catts et Zurr), des auto-hybridations en arlequin (Orlan), des plantes en gravité zéro (Oksiuta), des encres thermochromiques réagissant au toucher (Berzina)… bienvenue dans le monde des Sk-Interfaces, en équilibre toujours instable sur la frontière de l’art, de la technologie et de la société. L’exposition de la FACT rassemble à Liverpool, jusqu’au 30 mars prochain, une quinzaine d’artistes contemporains travaillant sur les modifications du vivant, les nouveaux rapports entre espèces, les interfaces individu-milieu et individu-société. Comme un avant-goût des mutations à venir.

Informations : Fondation for Art and Creative Technology.

17.3.08

Technologie et idéologie : quelle est votre techno-attitude ?

On n’achète pas seulement un iPhone pour téléphoner, mais aussi pour conforter une certaine représentation individuelle et sociale de l’iPhone. Robert V. Kozinets (Université York) s’est intéressé aux inscriptions idéologiques des consommateurs ou des non-consommateurs de produits de haute technologie. Au terme de son enquête, il distingue quatre attitudes aujourd’hui présentes :
l’idéologie techtopienne, issue de la Renaissance, considère les progrès de la technologie comme équivalents aux progrès de la société elle-même ;
l’idéologie du travail mécanique, issue de la Révolution industrielle, voit plus simplement la technologie comme un outil de croissance économique et d’efficacité pratique ;
l’idéologie verte / luddite, elle aussi provenant de la Révolution industrielle, analyse la technologie comme un mode de destruction des traditions et de la nature, plus généralement des modes de vie authentiques ;
l’idéologie techspressive, d’apparition la plus récente, utilise la technologie comme une source de plaisir, de divertissement et de style.
Pour ma part, je me sens assez techtopien techspressif. Et vous ?

Référence :
Kozinets R.K. (2008), Technology/Ideology: How ideological fields influence consumers' technology narratives, J. Consum. Res., online prepub., DOI: 10.1086/523289 (parution avril 2008).

Illustration : Metapet (2002-2003), Natalie Bookchin.

Matière à rêver


Non, cette belle composition aux formes énigmatiques n’est pas l’œuvre d’un artiste inspiré, ou bien il faut élargir les frontières de l’art – pourquoi pas, d’ailleurs. Il s’agit de l’un des 22 lauréats du prix 2008 de la Wellcome Collection, qui récompense chaque année les meilleures images de science et de médecine. En l’occurrence, la photographie ci-dessus représente des cristaux de vitamine C oxydés (Spike Walker). Sans la capacité de la vitamine C à s’oxyder ainsi, nos cellules seraient gravement endommagées par les radicaux libres.

Site : Wellcome Collection