31.8.08

Gavagai !

Dans sa thèse sur l’indétermination de la traduction (Le mot et la chose, 1960), Quine suggère qu’il est impossible d’exclure une incompréhension persistante entre locuteurs sur un mot. Un homme d’une tribu dit « gavagai ! » en voyant un lapin, l’ethnologue linguiste est tenté de traduire « lapin », mais ce peut être « partie d’un lapin », « segment de lapinitude », « vitesse de lapinicité », etc. Pour s’assurer du sens exact du mot « gavagai », il faudrait observer une infinité d’occurrences de son énonciation (cela revient au problème de l’induction). Par extension, il y a sous-détermination de l’apprentissage d’une langue maternelle, c’est-à-dire possibilité que l’on n’attribue pas exactement les mêmes significations aux mêmes mots (la même classe d’objets réels depuis le même énoncé, ou la même valeur de vérité d’une proposition). Et par extension encore, sous-détermination empirique de la science.

Je ne trouve pas que cette critique est fatale au positivisme logique. Gottlob Frege notait déjà que la langue naturelle est le pire obstacle à l’émergence d’une langue formelle (logique), car elle nous induit en erreur par l’imprécision des références. La conséquence me semble que les sciences empiriques construisent progressivement une langue descriptive commune vidée de ces énoncés auxquels on ne peut attribuer une signification exacte ou une valeur de vérité. Et c’est ce qui se passe depuis plusieurs générations. Un grand changement depuis l’objection de Quine est l’extension de la science empirique à la psychologie, et plus précisément à l’activité cérébrale. Quine était resté au modèle behavioriste de réponse aux stimuli, le seul disponible à son époque dans l’orbite d’une psychologique scientifique. Dans La poursuite de la vérité (1990), il note encore : « En psychologie, on peut ou non être behavioriste, mais en linguistique le choix n’existe pas. Chacun de nous apprend sa langue en observant le comportement verbal des autres et en voyant les hésitations de son propre comportement verbal observées et encouragées ou corrigées par les autres ». Mais dans la nouvelle perspective des neurosciences évolutionnaires et développementales, l’enjeu paraît surtout la fonction des mots (ou classes de mots), fonction qui n’est pas inscrite dans le langage lui-même, mais bien dans la réalité désignée par ce langage (le rapport de l’individu à son milieu, la survie et la reproducion de cet individu et de son groupe, etc.). D’où la poursuite de la naturalisation, mais sous une perspective fonctionnaliste et mentaliste que la philosophie analytique n’était pas diposée à accepter, étant née de son rejet à la fin du XIXe siècle.

Que l’on apprenne par imitation et que cette imitation ait des ratés (des sens différents ou équivoques d’un mot), que l’individu attribue des références diverses aux mots et propositions selon son expérience personnelle, cela ne forme pas un obstacle à la recherche sur l’ensemble cerveau-langage-réalité et les diverses fonctions structurant cet ensemble. Bien sûr, la science empirique ne dira pas grand chose de pertinent sur les mille petites variations du langage ordinaire – mais là, on se demande s’il y a grand chose de pertinent à en dire de toute façon, y compris depuis la philosophie analytique en ayant fait un de ses dadas à partir du second Wittgenstein. La poésie et la littérature forment de très beaux jeux de langage depuis l’expérience ordinaire, le café du commerce et la discussion devant le distributeur de boisson en produisent de plus communes ; la science n’a pas cette finalité. Elle peut éventuellement dire des choses sur ces langages ordinaires, mais avec ses méthodes habituelles de quantification et qualification.

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