14.8.08

Science, conscience, philosophie : Dennett contre les antimatérialistes

Le philosophe américain Daniel C. Dennett s’intéresse depuis quelques décennies déjà aux implications philosophiques des progrès de la science. Dans deux domaines en particulier : les sciences de l’esprit et celles de l’évolution. Dans le livre que viennent de traduire les éditions de l’Éclat, Dennett aborde de nouveau la question de la conscience, notamment pour répondre aux objections avancées contre ses livres précédents (La stratégie de l’interprète, 1987 ; La conscience expliquée, 1991). Sa position est assez simple, et pour la résumer à grands traits : la conscience est une propriété cérébrale, définie par certains états mentaux fonctionnels, sans « instance centrale » de contrôle et commande (l’auditoire du théâtre cartésien ou le petit homoncule dans le cerveau) ; elle est accessible à la science, qui en fournira une explication complète ; elle doit être analysée à la troisième personne (« hétérophénoménologie »), c’est-à-dire que les vues introspectives ou subjectives à la première personne sont sans intérêt particulier.

De telles idées ont provoqué en philosophie de l’esprit une levée de bouclier de la part d’auteurs comme David Chalmers, Thomas Nagel, John Searle, Noam Chomsky, Colin McGinn ou Joseph Levine. Ces auteurs doutent fondamentalement de la possibilité d’une explication matérialiste ou naturaliste de la conscience. Le problème de ces contradicteurs concerne presque toujours le dernier point de l’approche dennettienne, c’est-à-dire le point de vue de la première ou de la troisième personne. Ces philosophes ont ainsi inventé des concepts étranges, ayant la vie dure malgré leur absence de base factuelle, comme celui de qualia (singulier quale) : les qualia seraient la qualité particulière de nos représentations mentales, leur « propriété intrinsèque », et eux seuls seraient la voie d’accès à la conscience. Cela implique la subjectivité et interdit la « réduction » objective par la science. Dennett consacre un chapitre à critiquer les apories, flous et trivialités de ce concept. J’avoue que pour ma part, je n’ai jamais compris l’intérêt de telles ratiocinations : si par « qualia », on entend le fait que vous ne pouvez pas comme moi vous souvenir de l’odeur des pins dans le bois de Païolive en juillet 1978 lorsque j’y observais des cigales, eh bien cela désigne simplement un élément de ma banque personnelle de souvenirs, stockés en mémoire épisodique, banque qui n’est pas la vôtre. On n’a pas avancé d’un iota sur la conscience avec ce genre de banalités. Le plus important me paraît que vous comme moi sommes capables de comprendre ce que Proust raconte à propos des madeleines, et c’est précisément de l’hétérophénoménologie au sens où l’entend Dennett.

Nos philosophes antimatérialistes, non contents d’inventer de tels concepts et toute une batterie de complications lexicales adjacentes, racontent aussi des histoires en forme d’expériences de pensée. La philosophie analytique adore cela. Dennett commente longuement deux histoires ayant eu un franc succès : celle du zombie et celle de Marie. Le zombie est à peu de chose près une forme plus imagée de la chambre chinoise de Searle : un zombie est un individu parfaitement identique à vous et moi, à la molécule près, il réagit de la même manière aux stimulations du milieu, mais il n’a aucune expérience consciente personnelle. Marie est une femme enfermée à sa naissance dans un milieu en noir et blanc, sans miroir, elle a accès à toutes les connaissances humaines par ordinateur et télévision (en noir et blanc), notamment sur les couleurs ; mais quand Marie est libérée pour la première fois, bien qu’elle sache absolument tout sur les couleurs, elle est surprise de voir des objets colorés, cela ajoutera une expérience décisive de conscience. On voit que les histoires ne sont guère plus lumineuses que les concepts. Si le zombie est identique à vous et moi à la molécule près, statuer qu’il n’a pas de conscience n’a simplement pas de sens. Si Marie sait ou peut savoir absolument tout sur les couleurs, elle sait aussi l’effet que cela fait de voir une couleur, et sa surprise en sortant de la pièce monochromatique ne sera pas spécialement déterminante sur son niveau de conscience : elle saura par exemple qu’on la trompe si on lui présente une banane bleue, car ses connaissances complètes en spectroscopie lui auront indiqué que la couleur de la banane a une certaine position sur les radiations lumineuses, position qu’elle peut mentalement comparer à celles de tous les autres objets perceptifs. (Accessoirement, Marie peut appuyer très fort sur ses yeux fermés, elle verra des couleurs, même dans sa prison en niveaux de gris…)

Les scientifiques étudiant la conscience animale et humaine ont certainement besoin de concepts pour leurs modèles, et donc de philosophie. Mais ils n’ont nul besoin en revanche qu’on leur complique la tâche par des considérations métaphysiques ou des embrouillaminis lexicaux.

Référence :
Dennett D.C. (2008), De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience, Éclat, Paris-Tel Aviv, 224 p.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"Si le zombie est identique à vous et moi à la molécule près, statuer qu’il n’a pas de conscience n’a simplement pas de sens"

Si l'on est matérialiste, bien entendu, mais si l'on est dans l'une des nombreuses variantes du dualisme, comme il n'y a pas de lien nécessaire entre conscience et molécules, ce principe du zombie se tient.

C. a dit…

Oui, j'ai reprécisé ma pensée à ce sujet dans un post plus récent. Le problème : si je vous dis, imaginez un monde où la coccinelle, le soleil, la rétine, etc. ont exactement les mêmes propriétés matérielle / ondulatoire que dans le nôtre, mais où les coccinelles apparaissent bleues, cela n'aura pas de sens physique. Le zombie inconscient comme la coccinelle bleue revient à nous demander d'imaginer un monde où les mêmes causes physiques ne produisent pas les mêmes événements. Je n'arrive pas à comprendre l'intérêt de ce genre d'expérience de pensée en philosophie. Mais c'est un thème de fiction très riche - à tout hasard, je peux un jour me lever et être un insecte, voir comment les gens regardent ma métamorphose alors que j'ai encore conscience humaine. Simplement, Kafka développe une allégorie sur l'altérité, la paternité, la famille... mais pas une série de propositions analytiques sur la conscience.