23.8.08

La « science telle qu’elle devrait être » et l’exemple de la neurogénétique

Dans un essai récemment traduit en français, le philosophe et mathématicien David Berlinski dresse une critique de la psychologie évolutionnaire, discipline se proposant d’analyser les traits de l’esprit humain répondant à une adaptation darwinienne. La critique de Berlinski est à mon avis faible : elle reste en surface et méconnaît le contenu réel de son objet, c’est-à-dire les publications scientifiques relevant directement ou indirectement de l’approche évolutionnaire en psychologie. Elle s’articule sur « ce que la science devrait être », à partir du modèle de l’équation différentielle, c’est-à-dire une relation entre une fonction (inconnue, objet de la modélisation) et sa dérivée (connue, les phénomènes observés). La possibilité d’établir une telle relation est le modèle causal basique de la science moderne depuis la physique newtonienne.

Selon David Berlinski, la psychologie évolutionnaire s’en éloigne, et se rapproche de la « pensée magique » d’une « cause à distance » sans aucun élément de preuve (mesure et modèle) sur les effets de cette cause, à peu près comparable à l’astrologie (suggère-t-il in fine en citant Ptolémée à propos de l’influence de Saturne sur nos traits psychologiques). Parmi divers arguments, il prend comme exemple des citations de la littérature de vulgarisation. Ainsi « Les gènes prescrivent des règles épigénétiques, qui sont les voies neurales et les régularités de développement cognitif par lesquels l’esprit s’assemble ». Berlinski n’a pas de mal à souligner (en italiques) les impropriétés des métaphores du langage commun, donnant l’impression d’une chaîne causale depuis un agent (le gène) quasiment « conscient » de son produit final (l’esprit). Mais le procédé de Berlinski est tout à fait rhétorique, sinon sophistique : extraire une citation d’un texte de vulgarisation ne donne pas d’information pertinente sur la valeur scientifique du domaine vulgarisé. Il suffit de lire la plupart des essais sur la physique quantique, pourtant écrits par de brillants physiciens sur un domaine plus « dur » que la biologie, pour en extraire de-ci de-là des citations qui aident le lecteur à comprendre, mais trahissent évidemment les mathématiques sous-jacentes, passablement complexes.

Il se trouve que certains aspects de cette question sont traités dans une récente perspective d’Adam E. Green et ses collègues, parue dans le numéro de rentrée de Nature Reviews Neuroscience. Leur papier de synthèse est consacré à la « neurogénétique cognitive », c’est-à-dire la compréhension des bases moléculaires de certains traits psychologiques et de leurs variations. On est là devant le problème de Berlinski : comment passe-t-on d’un gène à un trait complexe et « lointain » (par exemple l’attention, l’émotion, le langage, etc.) ? Green et ses collègues exposent la stratégie dite du « phénotype intermédiaire » qui est actuellement utilisée en neurosciences cognitives et comportementales. Elle est illustrée par la figure 1 du schéma ci-contre (cliquer sur l'image pour une vision plus nette si nécessaire). Un trait psychologique quelconque est d’abord cerné, par les diverses méthodes dont on dispose (tests, questionnaires, observations, introspection). On étudie ensuite les corrélats génétiques et neurologiques de ce trait. Ces derniers, qui sont isolés par les diverses méthodes d’observation du cerveau (EEG, EMG, potentiels évoqués, PET-scan, IRMf), vont former le phénotype intermédiaire, c’est-à-dire les noyaux et réseaux neuronaux impliqués dans le trait étudié. C’est au niveau de ce phénotype intermédiaire que les effets des gènes et des variations génétiques sont analysés.

La figure 2, extraite du même article, donne un exemple sur un gène très étudié, COMT, et son polymorphisme Val/Met. Si l’on devait vulgariser pour un très large public, comme dans l’exemple de Berlinski, on formerait une phrase du genre : « Les gènes influencent la manière dont l’esprit traite les informations de son milieu ». Si l’on entre dans un niveau de vulgarisation plus précis, comme ici, on dira quelque chose du genre : les tests standardisés de mémoire de travail montre des perfomances supérieures chez les porteurs du polymorphisme Met/Met du gène COMT ; comparé à Val/Val, la variante Met/Met produit une moindre activité enzymatique du gène COMT ; il en résulte dans les tissus du cortex préfrontal un ratio plus important de liaison des récepteurs dopaminergiques D1/D2 ; ce dernier affecte le rapport signal-bruit du traitement de l’information en modulant la production du glutamate dans les cellules pyramidales ; ces variations chimiques au niveau synaptique produisent les variations d’efficience dans l’inhibition du bruit et l’émergence du signal au sein des aires cérébrales de la mémoire du travail ; cela se traduit par des performances variables des sujets aux tests psychométriques. Si l’on veut aller au-delà, il faut lire la littérature primaire, où ces différents points sont exprimés de manière chimique / mathématique, conforme à « ce que la science devrait être » selon Berlinski (et les scientifiques en général).

Avec Adam E. Green et ses collègues, et pour appuyer cette fois Berlinski, il faut admettre que le champ émergent de la neurogénétique cognitive est dans l’enfance et que les conditions d’une modélisation rigoureuse des phénomènes observés, du gène au comportement, sont rarement remplies. On peut lister les divers biais et difficultés : la caractérisation précise des phénotypes psychologiques (tests psychométriques fiables) et des phénotypes intermédiaires neurologiques (imagerie cérébrale sur des échantillons assez larges avec conditions de contrôle) ; l’analyse biochimique des divers polymorphismes fonctionnels d’un même gène (COMT présente par exemple d’autres variations que Val158Met dont on a parlé) ; les effets des gènes sur des réseaux neuronaux plutôt que sur des aires circonscrites (analyse de connectivité des diverses aires concernées) ; pléiotropie (effets multiples d’un même variant génétique ; dans le cas de COMT, il n’y a pas que des effets cognitifs, mais également des influences sur le niveau d’anxiété à travers l’amygdale, l’hippocampe, le gyrus parahippocampique et le gyrus cingulaire) ; polygénicité (tout trait psychologique complexe dépend des effets additifs ou interactifs de plusieurs gènes ; de même que l’analyse de connectivité concerne des réseaux de neurones pour chaque gène, ce sont des réseaux de gènes qui doivent ici être considérés).

À ces questions de méthodologiques neurogénétiques s’en ajoutent d’autres quand on passe à la psychologie évolutionnaire, que Berlinski entendait critiquer. Il serait trop long ici d’aborder l’ensemble du sujet – et vain de le faire à partir d’une critique de surface dont je voulais simplement souligner le caractère mal-informé (il y aurait beaucoup à dire sur les autres point de Berlinski, qu’il s’agisse de l’analogie cerveau-ordinateur ou du neutralisme de Kimura, présenté peu ou prou comme seule approche mathématiquement sérieuse de la génétique des populations, ce qui est inquiétant). Au-delà de Berlinski, c’est le problème plus général de l’information scientifique dans les débats philosophiques ou épistémologiques qui se pose. À l’époque de Galilée, Copernic ou Newton, nous avions une science qui évoluait assez lentement (mais par bonds prodigieux dans ces cas-là), des philosophes qui étaient aussi des scientifiques (ils étaient généralement formés en mathématique et sciences de la nature), un temps long du débat (plusieurs générations autour des mêmes basculements de paradigmes). Ces conditions se font plus rares, avec une explosion quantitative des contenus spécialisés de la recherche scientifique et de leur diffusion, un éloignement tendanciel de la philosophie (formée aux humanités) et de la science (surtout en Europe), une médiatisation généralisée imposant un rythme rapide de réactivité intellectuelle. La science sait à peu près « ce qu’elle devrait être » : ce sont surtout ses rapports à la société, et avant cela à la pensée, que l’on devrait méditer.

Références (et illustration) :
Berlinski D. (2008), Origines. L’esprit, la vie, la matière, Saint-Simon, Paris, 142 p.
Green A.E. (2008), Using genetic data in cognitive neuroscience: from growing pains to genuine insights, Nature Reviews Neuroscience, 9, 710-720, doi:10.1038/nrn2461

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