28.8.08

Saint ou stupide ? La morale comme valorisation de soi

Un supérieur entre dans le bureau que vous partagez avec un collègue et vous demande à tous deux une tâche ennuyeuse. Vous l’accomplissez, mais votre collègue s’y refuse finalement, arguant qu’il a d’autres urgences et que la tâche ne fait pas vraiment partie des attributions de votre poste. Il s’avère que le collègue en question ne pâtit en rien de son refus. Comment réagissez-vous ? On considère en général que ce genre de situation affecte l’individu ayant accepté le travail ingrat et supplémentaire de deux manières : il s’en veut d’avoir sacrifié son intérêt personnel sans motif valable (intérêt qui est considéré comme un bon guide de la conduite rationnelle dans la culture occidentale) ; il s’en veut de ne pas avoir eu assez de caractère pour résister à une demande inappropriée. L’une ou l’autre analyse peut l’emporter.

Alexander H. Jordan et Benoît Monin (Département de psychologie de l’Université Stanford) se sont intéressés à la manière dont un individu va réagir à de telles situations pour défendre ou reconstruire son image de soi.

Dans une première expérience, 57 participants (dont 31 femmes) se sont trouvés dans une situation comparable à celle décrite ci-dessus, le « collègue » refusant de participer faisant bien sûr partie de l’équipe des expérimentateurs, à l’insu du « cobaye ». Deux situations de contrôle ont été organisées : l’une où il n’y avait pas de « rébellion » de la part du collègue ; l’autre où la rébellion avait lieu au début de la tâche et non au cours de celle-ci, de sorte que le « cobaye » acceptait son travail en toute connaissance de cause (il serait seul à la suite de la défection du comparse). Après l’expérience, les sujets devaient s’évaluer eux-mêmes et leur collègue sur l’intelligence, la confiance, la moralité et le sens de l’humour (gradient de 1 à 7). Il en ressort que le seul trait affecté par la mésaventure est la moralité : les individus ayant été largués en cours de route se sont jugés plus moraux que les autres, sans que change l’évaluation relative de l’intelligence, de la capacité à inspirer confiance ou du sens de l’humour. Jordan et Monin y voit une confirmation de l’hypothèse « sucker-to-saint » (de la bonne poire au saint, littéralement) : la moralisation est une stratégie choisie pour renforcer l’image de soi. Pour appuyer cette conjecture, ils ont réalisé une seconde expérience (84 participants dont 44 femmes) dans les mêmes conditions que la première, avec une nuance : les membres d’un groupe devaient avant l’expérience décrire par écrit une action passée où ils avaient illustré leurs qualités personnelles (musicales, athlétiques, morales, etc. le choix était libre) ; le groupe de contrôle devait décrire les aliments absorbés dans les 48 heures précédentes. L’idée de Jordan et de Monin était la suivante : si les individus peuvent s’auto-valoriser juste avant l’expérience, ils auront moins besoin de se justifier après elle, lorsqu’ils auront été « largués » en cours de route. Et ce fut le cas : les bonnes poires ont, comme dans la première expérience, jugé qu’ils étaient plus moraux (sans variation des autres qualités) ; mais cette compensation psychologique a été atténuée dans le groupe des bonnes poires ayant renforcé l’estime de soi juste avant le test.

« Les gens clament qu’ils sont des saints, plutôt que s’estimer des bonnes poires, quand ils voient les autres utiliser des expédients auxquels ils n’avaient pas songé eux-mêmes », remarquent les auteurs. Et ils concluent : « Plutôt que confirmer des principes abstraits de justice, le jugement moral peut parfois aider simplement les gens à se sentir moins bêtes ».

Référence :
Jordan A.H. et B. Monin (2008), From sucker to saint: Moralization in response to self-threat, Psychological Science, 19, 8, 809-815, doi : 10.1111/j.1467-9280.2008.02161.x

2 commentaires:

Anonyme a dit…

En somme, vos scientifiques viennent de prouver scientifiquement l'existence des tartuffes ? Je préfère Molière :-)

C. a dit…

Pas tout à fait : pour le souvenir que j'en ai, Tartuffe est un faux dévot, un imposteur. Dans l'expérience décrite ici, il n'y a pas de telles manipulations dirigées contre autrui, c'est plutôt un mécanisme inconscient de défense de soi. Se dire plus "moral" compense un trouble.