27.8.08

Des chiffres et des lettres : peut-on compter sans mots?

L’hypothèse de Sapir-Whorf postule un déterminisme linguistique de la cognition humaine : les mots ne serviraient pas seulement à désigner la réalité, ils fabriqueraient aussi la pensée. Sous sa forme radicale, elle est surtout due à Benjamin Whorf (Language, Thought, and Reality, 1956). On doit à cette hypothèse des « légendes urbaines » comme celle des Eskimos possédant des dizaines, voire centaines de mots pour désigner la neige, ce qui correspondrait à un affinement de la perception par le langage dans un contexte donné. Il a été montré que les Eskimos et les Anglais possèdent en réalité un vocabulaire numériquement comparable (et référentiellement similaire) pour désigner la neige. L’hypothèse de Sapir-Whorf était aussi un relativisme radical : à langues différentes, pensées différentes. Mais elle a été progressivement abandonnée en linguistique et neurosciences cognitives (de Chomski à Pinker). Un des derniers points où elle est discutée concerne les nombres : une étude de 2004 sur les Indiens amazoniens Piraha a par exemple montré que les locuteurs, ne possédant que trois mots (un, deux, plusieurs), éprouvent de grandes difficultés pour des opérations numériques supérieures à 3 (Gordon 2004). Ce qui suggère qu’en l’absence de mot, le calcul serait impossible, par exemple distinguer un groupe de 5 et de 7 items.

Mais ce travail vient d’être affiné et contredit par une nouvelle étude, dirigée par Edward Gibson (MIT, États-Unis). Les chercheurs ont montré que la langue Piraha ne possède en réalité aucun mot pour désigner une quantité exacte pas même l’unité (« un »). L’équivalent du mot « un » désigne en fait les petites quantités (indéterminée entre 1 et 4), le mot « deux » désigne des quantités plus grandes (5 à 10), le mot « beaucoup » des quantités supérieures indéterminées (à partir de 7). Or, malgré cette absence de mot, les Indiens Piraha ont été capables de réussir des évaluations numériques de quantités comprises entre 1 et 10. Les tests étaient non-verbaux, mais consistaient à additionner ou soustraire des éléments matériels d’une série pour en reproduire une autre. Les auteurs suggèrent que les échecs observés par Gordon dans les expériences de 2004 s’expliquent par l’âge très jeune des participants (enfants) ou par des explications incorrectes dans le déroulement des épreuves. Les tests ne permettent cependant pas de savoir si les Piraha possèdent une représentation mentale de la cardinalité des ensembles qu’ils savent reconstituer à l’identique. Gibson et ses collègues en concluent que l’existence de mot pour désigner les nombres n’est pas indispensable pour en posséder l’intuition, mais que l’invention de ces mots équivaut à la mise au point d’ « outils cognitifs » qui facilitent la représentation mentale.

Une conclusion similaire vient d’être tirée par une autre équipe, dirigée par Brian Butterworth (Institut des sciences cognitives, University College de Londres ; Université de Melbourne, Australie), dont les travaux doivent paraître dans les compte-rendus de l’Académie américaine des sciences (PNAS). Les chercheurs ont ici comparé trois populations de 45 enfants aborigènes (4 à 7 ans), une anglophone et assimilée vivant à Melbourne, deux autres ne parlant que leur langue native : Warlpiri et Anindilyakwa. Le Warlpiri connaît trois mots qui désigne l’un, le deux et le plusieurs au-delà du deux. L’Anindilyakwa a quatre locutions pour l’un, le deux, le trois (qui inclut parfois le quatre) et le plusieurs (plus que trois). Les adultes utilisent parfois des mots empruntés à d’autres locuteurs pour des quantités données (5, 10), mais les enfants ne les connaissent pas. Là encore, malgré la limitation de leurs langues, les enfants aborigènes ont montré des performances similaires à celles des enfants anglophones pour des tests numériques non-verbaux entre 1 et 10, incluant des additions, des soustractions ou des équivalences. Les auteurs concluent que « le développement des concepts d’énumération ne dépend pas de la possession d’un vocabulaire de mots désignant chaque nombre. L’explication alternative est que nous naissons avec la capacité de numérosités exactes et qu’utiliser des mots pour les nommer est utile, mais pas indispensable ».

Références :
Butterworth B. et al. (2008), Numerical thought with and without words: Evidence from indigenous Australian children, PNAS, online pub, doi :10.1073/pnas.0806045105
Franck M.F. et al. (2008), Number as a cognitive technology: Evidence from Pirahã language and cognition, Cognition, online pub, doi :10.1016/j.cognition.2008.04007
Gordon P. (2004), Numerical cognition without words: Evidence from Amazonia, Science, 306, 496–499.

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