31.8.08

L'anthropotechnie : soi-même comme une oeuvre d'art

L’idée que l’homme est entré dans une phase inédite du rapport à son propre corps n’est pas nouvelle. L’eugénisme, terme inventé par Francis Galton à la fin du XIXe siècle, avait déjà nourri l’imaginaire de penseurs et de chercheurs pendant deux générations, avant d’être englouti dans la mémoire collective sous l’horreur des délires nazis de race pure. Mais la médecine et la biologie n’en ont pas moins continué leur cours, modifiant nos représentations et nos pratiques, suggérant avec insistance que la simple diabolisation d’un mot (eugénisme) ne suffirait pas à faire refluer les désirs que ce mot recouvrait. Depuis une trentaine d’années, on a vu fleurir des termes ou expressions comme « algénie » (Jeremy Rifkin), « santé parfaite » (Lucien Sfez), « adieu au corps » (David Le Breton), « avenir post-humain » (Francis Fukuyama), « eugénisme libéral » (Jurgen Habermas), « domestication de l’être » (Peter Sloterdijk), « species technica » (Gilbert Hottois). Derrière ces expressions, leurs auteurs dressent les analyses d’une époque en train de basculer sur la question du corps, de son fonctionnement, de sa santé, de ses potentialités et de ses promesses. Leurs conclusions sont parfois contradictoires, mais il s’agit d’un désaccord sur l’évaluation (éthique, politique, économique, philosophique) du phénomène, pas sur sa réalité.

Dans son ouvrage, Jérôme Goffette reprend cette problématique sous un jour plus précis, et plus systématique que certains essais journalistiques sur le « post-humain ». Du point de vue de la méthode (chp. II), il observe que nous pensons les activités humaines selon certains référents, alimentés par certaines pratiques, renvoyant à des tropismes. Par exemple, la médecine a pour référent la lutte contre la maladie, elle renvoie à toutes sortes de pratiques à cette fin, son tropisme est le rétablissement de la santé, ou l’évitement de sa dégradation. Or, sous le vocabulaire de « médecine » ou de « biomédecine », on désigne aujourd’hui des pratiques qui ne renvoient plus au tropisme médical ou biomédical. Il existe un décalage, et un non-dit, entre la réalité de certaines pratiques médicales (ou paramédicales) et la finalité non-médicale qu’elles expriment.

L’auteur en donne de nombreux exemples. Dans le domaine de la procréation, la contraception n’a rien de médical au sens usuel (elle ne guérit ni n’évite une maladie), la sélection de certains traits d’un embryon non plus. Dans le domaine du dopage, et avant lui dans l’optimisation des capacités des athlètes, des médecins spécialisés s’affairent autour du sportif, mais là encore il n’est nulle question de guérison ou de prévention. Dans le marché des fortifiants intellectuels (remèdes naturels, compléments divers, nootropes, médicaments détournés, drogues), il en va de même, ainsi que dans celui des remèdes biochimiques à nos troubles moraux ou existentiels, c’est-à-dire l’utilisation de plus en plus banalisée des anxiolytiques ou antidépresseurs pour faire varier son humeur au gré des situations. La chirurgie esthétique offre un dernier exemple, encore plus massif et palpable : la laideur, le vieillissement, l’assignation d’un sexe à la naissance ne sont pas des maladies ; et pourtant là encore, des médecins luttent contre les imperfections, les dégradations ou les sommations issues de la nature.

Ces pratiques atypiques dans leur tropisme actuel (biomédecine) renvoient toutes à un nouveau tropisme que Jérôme Goffette qualifie d’ « anthropotechnie », « art de la transformation de l’homme par lui-même », ou plus précisément « art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur son corps ». Il remarque très justement que ces entreprises « de modelage et de façonnage » du corps ont débuté voici bien longtemps : « depuis l’aube de l’humanité, il existe un souci de faire transparaître cette humanité et de montrer la rupture qui la sépare de l’animal : de là les vêtements, les parures, les ornements, mais aussi les maquillages, les scarifications et toutes ces entreprises de transformations corporelles que tous (et les anthropologues mieux que quiconque) peuvent constater ici et là pour exprimer l’humanité, affirmer la différence des sexes ou la position sociale ». La différence entre l’anthropotechnie et les anciennes « techniques du corps » (Marcel Mauss) tient bien sûr dans les révolutions accomplies par la science moderne : ce ne sont plus des retouches superficielles qui sont offertes à l’homme, mais la possibilité de se modeler dans l’ensemble de ses constituants, du gène au comportement, à la cognition et à l’apparence en passant la cellule, la protéine, le tissu, l’organe et la prothèse.

Comme le souligne Jérôme Goffette, les grandes visées de l’anthropotechnie sont celles que les humains plaçaient jadis dans la symbolique de leurs dieux ou figures légendaires : jeunesse, immortalité, incorruptibilité de la chair ; puissance mentale, sagacité, intelligence, mémoire ; beauté ; force, puissance, résistance ; fertilité et fécondité ; volupté sexuelle ; sérénité, lucidité, mais aussi ivresse et vision ; création pure enfin, notamment la création de l’humain. Mais le plan mythologique de transcendance est devenu un plan biologique d’immanence.

Si la médecine se donne pour tâche de corriger l’état pathologique pour restituer l’état normal du patient, l’anthropotechnie part de cet état normal, ou ordinaire, pour induire un état modifié et amélioré. Contrairement à la médecine, l’anthropotechnie comporte des risques, au moins dans les phases émergentes de ses nouvelles techniques, c’est-à-dire que l’amélioration peut conduire par la suite à un état pathologique ou qu’elle inclut cela comme probabilité non-négligeable. Un exemple connu en est le vieillissement problématique d’un certain nombre de sportifs de haut niveau, dopés ou non. Mais un tel risque est accepté, car le rapport médecin / patient est supplanté par un rapport praticien (anthropotechnicien) / client, commanditaire : l’obligation d’assistance médicale vis-à-vis du malade fait place à un choix responsable de l’individu non-malade, le praticien n’ayant qu’une obligation de service rapportée à ce choix (un devoir de compétence dans l’amélioration proposée). Cela n’empêche pas la possibilité que l’anthropotechnie en devenir se dote d’un code de déontologie – sur lequel Jérôme Goffette élabore quelques pistes de réflexion, en contraste avec certaines règles éthiques médicales inadaptées (tout ce qui limite strictement à la guérison, sans induire de risque au-delà, non-malfaisance et bienfaisance), mais en continuation d’autres (respect de l’autonomie, clause de conscience, secret).

« Face à l’anthropotechnie, conclut Jérôme Goffette, nous sommes à la fois, forcément, dans l’errance et le bricolage. L’errance, c’est-à-dire ici une aventure un risque, une incertitude, une découverte. Le bricolage, c’est-à-dire la tentative de réaliser un projet tout en sachant toujours que cette réalisation donnera des surprises et révélera des aspects négligés ou insoupçonnés ». Le chemin qui mène les humains à se considérer comme des œuvres d’art est ainsi semé d’embûches et d’inconnues ; c’est bien pour cela qu’une partie des humains l’emprunte, comme ils l’ont toujours fait dans leur évolution, animés par un désir et une volonté qui est l’autre nom de leur liberté.

Référence :
Goffette J. (2008), Naissance de l’anthropotechnie. De la médecine au modelage de l’humain, Vrin, Paris, 187 p.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

On touche avec l'anthropotechnie a un sujet transverse qui permet en effet de s'interroger sur les orientations de la médecine ou de certaines médecines. L'aide aux sportifs, la PMA et la chirurgie esthétique sont effectivement hors de position avec la notion classique de thérapeutique et consacrent cette nouvelle vision de soi et du corps que l'homme est en train d'intérioriser comme une évidence et une nécessité.
Je renvoie aussi à cet article sur le sujet