9.8.08

Carl Schmitt, la notion de politique et l'individualisme : une critique

Dans La notion de politique, livre paru en 1932, Carl Schmitt (1888-1985) considère comme trait distinctif du politique la discrimination de l’ami et de l’ennemi – tout comme la morale discrimine le bien du mal, l’esthétique le beau du laid, l’économie l’utile de l’inutile : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi (…) Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation (…) L’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie, il pourra même, à l’occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles, qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial ».

Le politique ne se résume pas à l’étatique (sa forme concentrée moderne) et le politique existe dès lors qu’existe le conflit, ou même la potentialité de conflit. Schmitt précise : il ne faut pas considérer la distinction ami-ennemi selon une orientation psychologique, privée et individualiste, mais regarder la « réalité existentielle », qu’il aimait aussi appeler les « ordres concrets ». Il peut exister des adversités (dans l’ordre privé, entre individus), des concurrences (dans le domaine économique), des querelles (dans le domaine moral ou religieux), mais elles ne deviennent politiques (et non plus économiques, morales ou religieuses) que dans la perspective concrète de la violence, lorsque des hommes s’arrogent le droit de tuer d’autres hommes. Ce qui existe et continue d’exister aujourd’hui – au moment où j’écris ces lignes, la Russie et la Géorgie entrent en guerre pour l’Ossétie, la Chine ouvre les jeux olympiques en continuant sa répression du Tibet et au Xinjiang, la Mauritanie vient de connaître un coup d’État, Américains et Occidentaux occupent Irak et Afghanistan, Israéliens et Arabes n’ont aucun accord de paix en vue, etc.

Carl Schmitt souligne que les visions du politique et les théories de l’État qui en découlent dérivent en dernier ressort d’une « anthropologie sous-jacente ». Les visions pessimistes de la nature humaine (de Machiavel à Hegel, de Hobbes à Taine, de Bossuet à Maistre ou Cortès) produisent des pensées politiques car elles sont disposées à voir la violence, donc la distinction de l’ami et de l’ennemi, comme un élément incontournable de la nature humaine. Les visions optimistes produisent des pensées antipolitiques, ce qui est évident dans l’anarchisme, mais aussi dans un certain libéralisme.

Conservateur catholique, un temps séduit par le nazisme, le juriste allemand regardait le libéralisme moderne comme une idéologie antipolitique par excellence, une idéologie posant que le rapport ami-ennemi du politique serait soluble dans la morale (des droits de l’homme) et dans l’économie de marché. « Le concept politique de lutte se mue en concurrence du côté de l’économie, en débat du côté de l’esprit ; la claire distinction de ces deux états différents que sont la guerre et la paix est remplacée par la dynamique d’une concurrence perpétuelle et d’un débat sans fin ». Le libéralisme s’avance donc comme une critique du politique, et non une théorie du politique : il ne veut pas penser la nécessité du pouvoir, mais la limitation du pouvoir sans s’interroger réellement sur sa nécessité. Carl Schmitt martèle ainsi :

« La question est de savoir si le principe pur et rigoureux du libéralisme individualiste peut donner naissance à une conception spécifiquement politique. Il faut répondre par la négative. Car si la négation du politique impliquée dans tout individualisme conséquent commande une praxis politique de défiance à l’égard de toutes les puissances politiques et de tous les régimes imaginables, elle n’aboutira toutefois jamais à une théorie positive de l’État et du politique qui lui soit propre ».

Le libéralisme s’inscrit dans un idéal de « dépolitisation » et de « neutralisation », idéal qui fut celui des esprits européens depuis quatre siècles selon Schmitt. Lorsque la théologie s’avéra incapable de produire du consensus et dégénéra dans des querelles religieuses (XVIe siècle), on se tourna vers la métaphysique et les sciences de la nature (XVIIe siècle), puis vers la morale humanitaire (XVIIIe siècle), puis vers l’économie (XIXe siècle), puis vers la technique (XXe siècle) dans l’espoir de trouver à chaque fois un terrain neutre, objectif, dépassionné, un terrain où la violence et le conflit pourraient se résoudre d’eux-mêmes et éliminer ainsi la nécessité du politique, de ce qu’il implique en commandement et obéissance, guerre et paix.

De fait, chez maints auteurs libéraux, on ne trouve aucun intérêt pour la politique extérieure, tout se passe comme si la réflexion rationnelle se concentrait sur le fonctionnement d’une société idéale ne se connaissant aucun ennemi. Raymond Aron le faisait par exemple remarquer à propos de Friedrich von Hayek (in Etudes politiques, 1972), mais ce jugement peut facilement être exporté à la plupart des philosophes libéraux du XXe siècle ou des siècles précédents. En 1814 déjà, Benjamin Constant s’écriait : « Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre ». Près de 200 ans plus tard, on mesure l’erreur dramatique d’analyse et de perspective… bien que les chantres de la globalisation heureuse tiennent exactement le même discours de nos jours.

L’histoire a finalement donné raison à Schmitt au sens où les démocraties libérales ont bel et bien été obligées de lutter contre des adversaires politiques les désignant comme ennemis, le nazisme puis le communisme. Et cette histoire n’est pas finie puisque l’achèvement de la guerre froide a signifié le renouveau de nationalismes ethniques et d’intégrismes religieux, le retour du jeu multipolaire des grandes puissances (États-Unis, Chine, Russie, Inde, Pakistan) sur leurs espaces d’influence.

Bien qu’elle ait été décriée en raison des engagements douteux du juriste au début de l’aventure hitlérienne, et de la persistance de tendances conservatrices et antisémites, la pensée de Carl Schmitt s’est imposée dans le domaine du droit et de la politique comme l’une des plus puissantes du siècle passé. Et, malgré sa mauvaise réputation, ses œuvres ont pour la plupart été traduites chez les meilleurs éditeurs, en France ou ailleurs. Le fait est que l’on ne peut rester indifférent à cette pensée, tant par l’ampleur des références qu’elle mobilise que par la pertinence des concepts qu’elle propose. C’est un auteur de la dimension d’un Hobbes ou d’un Locke dans le domaine politique : on peut être pour ou contre lui, mais on ne peut l’ignorer. Des auteurs de gauche comme de droite ont puisé chez Carl Schmitt, en raison notamment de son hostilité au libéralisme (adversaire commun et prioritaire de beaucoup) et de sa vision polémique de l’histoire (la « théorie du partisan », versant non-étatique du politique, décrit aussi bien la geste de Lénine, Mao ou Che Guevara).

Ces questions sont loin d’être ma spécialité. Mais mon anthropologie pessimiste, ma vision conflictuelle de l’évolution et de la psychologie humaines retrouvent immanquablement certaines intuitions ou observations de Schmitt. En même temps que ma répugnance instinctive pour l’autorité, l’arbitraire et la coercition, mon goût extrême de la liberté ainsi que mon analyse du monde moderne me jettent naturellement dans les bras des penseurs libéraux. Pour me libérer de cette schizophrénie, je dois donc tenter ici une synthèse.

Carl Schmitt considère que l’on doit partir des « réalités existentielles » et « ordres concrets », plutôt que de l’idéalisme tenant lieu à beaucoup de grille d’interprétation. Il me semble qu’un point notable de l’évolution des pratiques et des mentalités depuis deux ou trois générations, c’est-à-dire depuis les premiers écrits de Schmitt dans les années 1920, est l’effacement des notions de peuples ou de nations, auxquelles le juriste allemand se référait encore comme les formes les plus prégnantes d’être-ensemble, donc d’émergence du rapport ami-ennemi, du politique et de l’étatique. C’est particulièrement sensible pour les Européens, chez qui la modernisation a provoqué le plus nettement son effet neutralisant et dépolitisant, à l’ombre du souvenir de deux guerres mondiales. Mais cela va au-delà : l’individualisme abstrait des théories modernes, notamment libérales, a laissé place à des processus concrets d’individualisation (et de communautarisation) induits par l’économie et la technique. Même si les penseurs libéraux ou marxistes ont trop accentué le phénomène, au point de le rendre dogmatique, il existe bel et bien un déterminisme techno-économique de nos comportements sociaux : la représentation que l’on se fait de soi, de son voisin, de sa société et du monde n’est pas la même à l’âge de l’Internet et du média numérique qu’à l’âge de la radio-télévision, ou de la presse, ou du scribe. De même, l’attitude que l’on adopte à l’égard des tiers n’est pas identique dans une économie fermée et rurale que dans une économie ouverte et industrielle ou post-industrielle, car les liens, relations, obligations, interdépendances produits par le travail et la survie attachée à ce travail diffèrent notablement. Schmitt en reste tout entier à une critique des idées et des concepts ; mais il manque une critique des pratiques et de percepts., de la manière dont les réalités matérielles modifient les réalités psychologiques.

Dans le même temps, la désidéologisation du monde est une réalité. La première partie de l’œuvre de Schmitt fut contemporaine de l’ascension du communisme, du fascisme et du nazisme (« l’âge des extrêmes ») ; la seconde partie de la guerre froide entre capitalisme et communisme (que Schmitt qualifia de « guerre civile mondiale » et de « nouveau Nomos de la Terre », fondé sur le déclin de la forme stato-nationale, et la fin du jus publicum europeanum, le droit des gens en temps de guerre né à l’âge classique). Mais Schmitt a manqué l’épisode crucial qui est le nôtre : l’implosion du communisme en Europe, sa transformation en nationalisme autoritaire en Asie, la montée de l’islamisme comme religion politique en Afrique et Asie. Ce point est essentiel car l’idéologie communiste assurait la codification du rapport ami-ennemi à l’échelle mondiale. Son effacement ne signifie pas que ce rapport disparaît, mais qu’il se diffracte à nouveau dans un nuage d’incertitudes. La tentative métaphysique du couple États-Unis / Islamisme (étatique ou partisan) de restaurer un rapport binaire par « axes du mal » antagonistes n’est guère crédible sur le long terme : tous les esprits rationnels conviennent que si l’islamisme est une impasse de l’esprit, l’impérialisme américain en est aussi bien un cul-de-sac teinté de calcul, d’hypocrisie et de manipulation. Là encore, les modifications technologiques ont leur importance, notamment dans le domaine de l’information et de la communication. Carl Schmitt écrivait : « Les inventions techniques d’aujourd’hui sont l’instrument d’une extraordinaire domination sur les masses ; la radio suppose le monopole de la radiodiffusion, le cinéma, la censure cinématographique ». Mais ce temps s’éloigne où des dirigeants politiques pouvaient asseoir leurs idées et légitimer leurs pratiques dans tous les esprits par de simples et grossières manipulations.

Le troisième aspect, consécutif du précédent, est l’émergence des droits de l’homme comme politique. Marcel Gauchet a consacré à vingt ans d’intervalle deux textes très brillants à ce sujet : « Les droits de l'homme ne sont pas une politique », 1980 ; « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », 2000. Alors qu’une certaine intelligenstia anti-humaniste (marxiste, structuraliste, lacanienne, mais aussi souverainiste, nationaliste) dominante considérait encore les droits de l’homme comme l’expression des libertés formelles bourgeoises, ceux-ci sont devenus la morale minimale de référence des Européens et des Occidentaux. En leur nom, des guerres ont été menées au Kosovo, au Koweit et ailleurs. En leur nom, des États se sont vus condamner (en Europe du moins), des tortionnaires se sont vus juger. En leur nom, l’Europe guide son processus d’expansion institutionnelle, soumettant les États candidats à l’obligation de leur respect constitutionnel. Ce processus signale l’émergence d’un libéralisme politique dont Schmitt doutait de la possibilité. Paradoxalement, les droits de l’homme sont en train de perdre en universalité abstraite ce qu’ils gagnent en historicité concrète. Ils sont désormais perçus comme « la morale des Occidentaux » par tous ceux (Russes, Chinois, divers régimes musulmans) qui en subissent la critique ou en craignent l’extension. Et de fait, c’est le cas en terme politique, là où Schmitt place la distinction ami-ennemi. Les droits individuels passent d’un statut idéaliste et métaphysique à un statut réaliste et historico-politique.

Les ennemis des Européens, ce sont les ennemis des droits de l’homme, et en dernier ressort les ennemis des individus. Une pensée politique de l’individu signifie : prendre l’individu comme terminus a quo et terminus ad quem de sa réflexion (comme le libéralisme ou l’anarchisme), mais penser les conditions politiques de cette disposition au lieu d’attendre passivement la dissolution du politique dans la morale, l’économie, la technique ou autre chose (contrairement au libéralisme et à l’anarchisme). L’individu résulte de processus d’individualisation, et la politique en fait partie. La tâche politique des Européens, c’est alors de bâtir l’État des individus là où l’histoire moderne avait toujours produit l’État du groupe, un Etat des individus concentré et limité à la nécessité de faire la guerre à tous ceux qui menacent la vie et la liberté individuelles. Si le mode de vie qui se développe à l’intérieur de la protection de cet Etat, par le libre jeu de l’association et de la coopération volontaires des individus, est perçu comme désirable, l’universalisation de ces droits individuels se fera lentement mais sûrement, comme toutes les grandes évolutions historiques, par contamination progressive des esprits aux solutions les plus enviables ou les plus efficaces des problèmes liés à la condition humaine.

Références :
Schmitt C. (1932, 1962, 1992), La notion du politique - Théorie du partisan, Flammarion, Paris.
Schmitt C. (2007), La guerre civile mondiale. Essais 1943-1978, Ère, Maisons-Alfort.
On trouvera sur cette page une présentation de Carl Schmitt suivie d’une bibliographie des ouvrages parus en langue française.

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