11.8.08

Neuroculture : comment les identités se matérialisent dans le cerveau

Dans Nature Reviews Neuroscience, Shihui Han et Georg Northoff propose une passionnante synthèse sur un secteur émergent de la recherche en science de l’esprit : la neuro-imagerie transculturelle. D’un côté, les chercheurs en neurosciences observent les mécanismes physiologiques fondamentaux de la cognition humaine, qui sont implicitement assumés comme universels (perception, attention, émotion, mémoire, langage) ; d’un autre côté, les chercheurs en psychologie montrent une disparité interculturelle importante dans la cognition, la pensée et le comportement des individus. La neuro-imagerie transculturelle permet d’associer les deux démarches en observant dans le cerveau –imagerie en résonance magnétique fonctionnelle ou analyse des potentiels évoqués – les traits cognitifs « culture-invariants » et « culture-dépendants ».

Les deux auteurs dressent un panorama de la littérature récente en ce domaine, qui concerne pour l’essentiel la comparaison de sujets occidentaux (américains et européens) et asiatiques (chinois, coréens, japonais). De nombreuses analyses psychologiques ont montré quelques différences cognitives et culturelles entre ces populations. Par exemple, les Occidentaux pensent de manière plus analytique (décomposition des éléments d’une situation), les Asiatiques de manière plus holistique (observation des contextes et relations). Les premiers se souviennent mieux des traits et événement rapportés à leur personne que de ceux liés à des proches, les seconds se les remémorent de manière équivalente. Dans les situations ouvertes à l’interprétation, les premiers donnent plus volontiers des explications liées aux caractéristiques individuelles des protagonistes, les seconds aux facteurs externes.

Le point intéressant, c’est que certaines de ces différences cognitives d’origine culturelle s’inscrivent dans le cerveau. C’est un effet de la « plasticité cérébrale » : les réseaux fonctionnels de neurones se forment au cours du développement et, selon les stimuli du milieu, ils ne se forment pas exactement de la même manière. Le phénomène a été noté très tôt dans le domaine du langage (alphabétique ou idéographique) : certaines zones des aires de Broca et de Wernicke sont concernées chez tous les humains (gyrus frontal inférieur, gyrus temporal postérieur supérieur gauche), mais d’autres activations neurales dépendent de la langue. Le gyrus temporal supérieur est mobilisé par les langues anglo-saxonnes, tandis que l’extension dorsale du lobe pariétal inférieur est requise chez les locuteurs chinois. On retrouve cela dans les déficits d’apprentissage de la langue, notamment les dyslexies : cortex temporo-pariétal gauche et gyrus frontal inférieur gauche chez des Américains, gyrus frontal médian gauche chez des Chinois.

Mais de telles différences ne concernent pas que la langue, qui est la plus évidente des différences culturelles. Dès les tests d’observation d’objets simples dans un contexte, les aires cérébrales de perception ne s’activent pas exactement de la même manière chez les sujets occidentaux et asiatiques. La représentation des nombres et le calcul mental, bien qu’ils s’effectuent sur la même base (chiffres arabes), n’empruntent pas non plus les mêmes voies. Quand des sujets japonais et américains (vivant tous aux États-Unis) doivent analyser des visages de différentes origines exprimant la peur, l’amygdale montre une activation plus forte face à des personnes de sa propre culture. Dans l’attribution d’états mentaux (la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire la capacité à se représenter l’état d’esprit d’un autre individu), trois zones sont activées : cortex préfrontal dorsomédian, lobe temporal, jonction temporo-pariétale. Mais au-delà, des analyses de neuro-imagerie portant sur des sujets américains et japonais ont montré quelques différences dans le traitement neural des informations. Les sujets occidentaux n’activent pas exactement les mêmes zones (intensité latérale plus prononcée) et mobilisent plus volontiers des modalités sensorielles et limbiques (insula droite). Il en va de même pour des tests administrés à des sujets occidentaux et chinois dans la représentation de soi, de sa mère et d’un personnage célèbre. Le cortex préfrontal ventromédian montre la même suractivation lorsque le soi est concerné ; mais les sujets chinois, contrairement aux sujets occidentaux, ont une activation identique de cette zone quand ils se représentent eux-mêmes ou leurs mères, la seule différence concernant le personnage célèbre.

L’existence de substrats neuraux de la cognition et du comportement dépendant de la culture est donc une discipline émergente des neurosciences. Les études sont encore rares et, du point de vue méthodologique, demandent à être affinées sur plusieurs points : analyse plus ciblée des groupes culturels pertinents (Occidentaux et Asiatiques sont des ensembles vagues), intégration de cultures plus diverses (chasseurs-cueilleurs, pasteurs nomades, cultures arabes, africaines, amérindiennes), différenciation des variations « raciales » (tenant à des différences de fréquence en génétique des populations) et des variations proprement culturelles, analyse in situ (dans le contexte culturel de chaque groupe étudié) plutôt qu’analyse commune dans un même laboratoire de neuro-imagerie, évaluation plus fine du rapport des individus observés à leur propre culture (questionnaire d’acculturation / déculturation), observation d’individus ayant grandi en milieu biculturel (mariage mixte), etc.

La neuro-imagerie transculturelle apportera des informations passionnantes sur le vieux débat nature-culture, en distinguant les influences mêlées de l’une et l’autre sur les processus cognitifs-comportementaux, en observant la frontière de l’universel et du particulier dans sa dimension neurale. Et au-delà, elle permettra d’avancer sur les inscriptions matérielles du symbolique – car les identités individuelles comme collectives des humains ne flottent pas dans les items externes offerts à la représentation du sujet, mais se gravent bel et bien dans les corps au cours de leur croissance, où elles vont produire une partie du sens de l’existence.

Référence :
Han S., G. Northoff (2008), Culture-sensitive neural substrates of human cognition: a transcultural neuroimaging approach, Nature Reviews Neuroscience, 9, 646-654, doi:10.1038/nrn2456

Illustration : ibid. Exemples d’analyse neuro-anatomique de jugement de soi et de proches dans les cerveaux chinois et américains (a), dans des cerveaux chrétiens et athées (b), et analyse de l’orientation spatiale de son propre visage et de celui des autres chez des sujets asiatiques (c).

Aucun commentaire: