28.8.08

Le principe responsabilité (Hans Jonas) : critique d'un concept trentenaire

Voici trente ans paraissait Le principe responsabilité de Hans Jonas, et comme le relève Hervé Kempf dans Le Monde : « La fortune en a été extraordinaire : diffusé depuis sa parution à plus de 200.000 exemplaires, cet essai a influencé la vie politique allemande, inspiré des normes internationales, comme la ‘prise en compte des générations futures’ et ‘le principe de précaution’, et constitue toujours une des bases majeures sur lesquelles s'élabore la réflexion des intellectuels sur l'écologie. » Ce succès du Principe responsabilité, qui était une réponse au Principe espérance d’Ernst Bloch, tient probablement à sa consonance avec les tendances médiatiques et idéologiques de l’époque. On ignore en revanche si ceux qui s’en réclament l’ont vraiment lu.

Au commencement de la réflexion jonassienne, il y a la « transformation de l’essence de l’agir humain » : jusqu’à présent, la teknè (l’art) était limité à la cité, monde clos des hommes autour duquel la nature « sauvage », « non civilisée », restait intacte et se perpétuait. Comme telle, la technique ancienne n’appelait pas la morale ni pour le sujet (l’artiste, l’artisan, l’ingénieur) ni pour son objet (la nature). Mais la technique moderne aurait transformé cela, dévoilant la « vulnérabilité » de la nature, faisant entrer la « biosphère » tout entière dans le domaine de la responsabilité humaine. Alors que les morales anciennes formaient des énoncés de proximité (elles concernaient le « prochain ») dans un cadre de simultanéité entre l’action et son effet, la technique impose désormais une dimension nouvelle : « Nulle éthique antérieure n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle-même ».

On peut déjà émettre quelques réserves sur cette pierre angulaire du raisonnement formant le premier chapitre. Ce n’est pas « l’essence » de l’agir humain qui est transformée, plutôt sa portée matérielle : une bombe nucléaire tue (potentiellement) plus d’humains qu’une bombe classique, qu’un missile, qu’un fusil, qu’un arc, qu’un glaive, qu’un silex taillé. La mort potentielle de l’ennemi reste la vocation de l’arme comme jadis, sa puissance ou son rayon d’action ont évolué. La menace sur l’homme est aussi proportionnée à un autre élément matériel, sa démographie. Un virus émergent, d’origine naturelle ou artificielle, pourrait tuer un quart de l’humanité comme la peste tua un quart des Européens : le simple fait d’une population nombreuse et interconnectée produit cette éventualité. Dans l’hypothèse où ces technologies se retourneraient sur l’homme pour le modifier (« l’homo faber applique son art à lui-même », suggère Jonas), serions-nous dans une transformation de « l’essence » de l’agir humain ? C’est à nouveau douteux, puisqu’il devrait être dans la nature de cette « essence » de ne pas être modifiable par « accident » (action externe) : si l’homme parvient à se transformer en autre que lui-même, cette transformation serait la démonstration que son essence était en réalité réductible à certains composants matériels, qu’elle n’est donc pas une essence au sens philosophique habituel de ce terme, plutôt une contingence. Ce que j’ai appelé ici la nature métamorphique de l’animal humain.

Selon Jonas, la technologie moderne crée la nécessité d’un nouvel impératif moral lié à l’agir humain : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (ou de façon négative « Ne compromets pas les conditions que pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre ».) Pour que cet impératif entre en action, il faut « consulter nos craintes préalablement à nos désirs », car le malum apparaît plus facilement à la sensibilité humaine que le bonum. C’est donc « l’heuristique de la peur » : « Nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de menace – pour nous assurer d’une image vraie de l’homme grâce à la frayeur émanant de cette menace ». En vue de cela, « doit (…) être constituée une science des prédictions hypothétiques, une ‘futurologie comparative’ ».

Le problème évident, c’est qu’une telle futurologie n’a rien d’une science. Les actions humaines forment un système chaotique et toute tentative de les anticiper sur le long terme est vouée à l’échec (un peu comme si Napoléon III en 1860 considérait que la gestion des chevaux et des écuries serait le grand problème urbain de 1960 et agissait dans cette perspective). On fera donc, comme aujourd’hui dans le cas du réchauffement climatique, des scénarios et des modèles sur un phénomène donné. Mais plus le phénomène analysé sera vaste (concernant l’humain ou la biosphère dans son entier comme Jonas y invite), plus son modèle sera simplificateur et produira des incertitudes impossibles à contraindre. On trouvera toujours des issues catastrophiques parmi les trajectoires de ces modèles rustiques à base de scénarios incertains ; et l’on pourra toujours dire que la seule possibilité (fut-elle affectée d’une très faible probabilité) d’une catastrophe exige telle ou telle décision sur l’activité technologique concernée. Mais outre qu’une telle démarche est totalement incapacitante, elle est surtout insensée : je puis certainement faire un modèle où la lutte contre le réchauffement climatique (pour rester dans cet exemple) implique elle aussi des catastrophes locales ou globales dans certaines trajectoires possibles de mes simulations à long terme ; je me retrouve alors avec deux possibilités d’action (faire quelque chose ou ne rien faire) qui produisent chacune des probabilités de catastrophe. Nous n’aimons pas cette idée que les systèmes chaotiques ou les systèmes dynamiques complexes sont imprévisibles à moyenne et longue échéances, mais c’est une réalité. Il est assez piquant de constater que les esprits les plus critiques sur la toute-puissance de la raison technique et scientifique acceptent sans l’ombre d’un doute ni d’une réticence que cette rationalité pleine d’hubris se prétende capable de prévoir l’évolution du système hydrosphère-atmosphère-héliosphère-litosphère-biosphère sur 100 ans. C’est assez cocasse…

L’autre problème dans la manière dont Jonas pose la situation, c’est la notion de responsabilité. Un individu est responsable de ses actes. Mais un individu seul n’a pas le pouvoir de détruire l’humanité ou la biosphère. La prise en compte de la « condition globale » (toute l’humanité, toute la biosphère) crée une responsabilité collective dont nul individu particulier n’est en réalité responsable. Jonas note d’ailleurs que son propos « s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée ». Dans ce cas, le principe responsabilité ressemble surtout à un principe autorité où une minorité éclairée (par la « science futurologique ») dicte son comportement à la majorité. Jonas l’envisage d’ailleurs clairement lorsqu’il parle des « avantages de l’autocratie » : « Les décisions au sommet, qui peuvent être prises sans consentement préalable de la base, ne se heurtent à aucune résistance dans le corps social (si ce n’est peut-être une résistance passive) et, à supposer un degré minimal de fiabilité de l’appareil, elles peuvent être certaines d’être mises en œuvre. Cela inclut des mesures que l’intérêt individuel des sujets concernés ne se serait jamais imposées spontanément, qui donc, dès qu’elles atteignent la majorité, peuvent difficilement faire l’objet d’une décision dans le processus démocratique. Or de telles mesures sont précisément ce qu’exige l’avenir menaçant et ce qu’il exigera toujours davantage. » Un avenir décrété « menaçant » par une « science des prédictions hypothétiques » qui n’a rien d’une science en vient à justifier des « décisions au sommet » s’imposant à la base. Une dictature des bonnes intentions, en somme.

Quand il en arrive aux raisons philosophiques pour lesquelles l’homme devrait s’estimer des devoirs envers la nature, Jonas cultive une sorte de finalisme néo-aristotélicien et post-heidegerrien, dont les soubassements sont assez obscurs : « Nous voulons, en dernière instance au nom de l’éthique, élargir le site ontologique de la fin comme telle en allant de ce qui se manifeste à la fine pointe du sujet vers ce qui est latent dans l’épaisseur de l’être ». Ce qui peut se dire : il existe de la finalité chez l’humain, il en existe aussi dans la nature. « Puisque la subjectivité manifeste une fin agissante, et qu’elle vit entièrement de cela, l’intérieur muet qui accède à la parole seulement grâce à elle, autrement dit la matière, doit déjà abriter en elle de la fin sous forme non subjective ». Le « puisque » est assez étonnant : Jonas assène cela comme une conséquence logique, alors qu’il n’y a évidemment rien de tel dans son saut ontologique du cerveau humain à la totalité de la matière. Ce n’est pas parce que l’évolution a produit un singe conscient que les attributs de cette conscience pré-existent ailleurs dans le vivant, a fortiori le non-vivant. Le philosophe défend finalement une moralisation de la technique, mais aussi et surtout de la nature elle-même en vertu de « fins » dont celle-ci serait dotée. On baigne dans une métaphysique d’un autre âge.

Jonas est bien sûr obligé de limiter l’explication scientifique du monde pour appuyer son propos : « Il n'est naturellement tout simplement pas vrai qu'une compréhension ‘aristotélicienne’ de l'être est en contradiction avec l'explication moderne de la nature ou qu'elle est incompatible avec elle, à plus forte raison qu'elle ait été réfutée par elle ». Mais le philosophe n’apporte strictement rien au-delà des sciences de la nature : « Nous laissons entièrement ouverte la manière dont une ‘finalité’ généralisée de la nature se manifeste inconsciemment dans son mécanisme causal déterministe ». Donc Jonas assure que les sciences de la nature sont dans l’incapacité de fournir une explication suffisante de ce qui est, tout en étant lui-même dans l’incapacité de définir la « finalité » de la nature lui permettant d’asseoir ce constat d’impuissance ou de carence des sciences. Il peut néanmoins conclure son chapitre ténébreux sur « les fins et leurs positions dans l’être » : « Notre démonstration [sic] précédente que la nature cultive des valeurs, puisqu’elle cultive des fins, et que donc elle tout sauf libre de valeurs… ». Il serait bien sûr plus simple d’en appeler à la croyance en un dieu créateur de l’univers – Jonas est par ailleurs fasciné par les gnostiques –, mais le philosophe s’en garde bien. Il n’hésite pas en revancher à flirter avec le « sacré », tarte à la crème des métaphysiciens et des romantiques : « La question est de savoir si, sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l'Aufklärung scientifique nous pouvons avoir une éthique capable d'entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd'hui et que nous presque forcés d'acquérir et de mettre constamment en œuvre. »

Si Jonas n’a probablement pas été lu par bien des personnes se réclamant de lui, son message a été entendu. On a vu déferler au cours des trente dernières années la fameuse « heuristique de la peur » que Jonas appelait de ses vœux, sous la forme vulgarisée des alarmismes, catastrophismes et misérabilismes en tout genre, dont une certaine militance de la conscience malheureuse fait profession, et dont se repaissent nos médias toujours avides de mauvaises nouvelles et paniques morales en gros titres. La résistance au changement, l’aversion au risque, la méfiance ou la défiance de principe à l’égard des innovations étaient habituellement le fait des conservateurs et des réactionnaires. Avec l’écologie politique et philosophique, ces mêmes traits psychologiques ont produit d’autres engagements, plutôt au sein d’une gauche plaçant habituellement le progrès au pinacle. Mais justement : l’avenir, qui était la temporalité directrice de la modernité, est entré en crise chez une partie de ces intellectuels et politiciens, sans pour autant restaurer les supposées vertus du passé. Parler désormais au nom des « générations futures », comme Jonas y invitait, c’était un coup de génie rhétorique puisqu’elles ne sont pas là pour nous contredire : on gagne à peu de frais une solide réputation de générosité en se réclamant de leur bien-être ; on maquille d’un parfum d’avenir son insatisfaction foncière du présent, en évitant ainsi les accusations de nostalgie ou de ressentiment.

Il reste que ces incantations ne changent pas grand-chose à la réalité. Non seulement les trente dernières années n’ont pas connu de ralentissement significatif dans le domaine scientifique et technique, mais 3,5 milliards d’humains se sont engagés à marche forcée dans la modernisation de leur société et de leur économie. Les effets négatifs des premières révolutions industrielles, indéniables et inévitables, ont conduit à inclure diverses considérations de qualité de vie et de préservation du milieu dans les choix politiques, techniques et économiques. Les annonces catastrophistes du Club de Rome, ayant influené Jonas et bien d’autres dans les années 1970, ont été démenties les unes après les autres. Car si le principe responsabilité séduit, il en est un autre qui a la vie dure : le principe de réalité, sur lequel se fracassent les idées floues, folles ou fausses.

Référence :
Jonas H. (1979, 1990), Le principe responsabilité, Cerf, Paris. Disponible en poche (Champs-Flammarion, Paris, 1998).

2 commentaires:

Vince a dit…

"Car la si le principe responsabilité séduit, il en est un autre qui a la vie dure : le principe de réalité, sur lequel se fracassent les idées floues, folles ou fausses."

tout à fait d'accord !

comme celle de croire que la Guerre Froide faisait partie du passé ! comment le passé ? "composé moderne "?

Anonyme a dit…

ben voyons .Le dieu du progres a encore frappé, jusqu'à quand pourra-t-on nous soutenir des sornettes pareilles. Oui depuis Hiroshima la science a changé de nature et est devenue menaçante .On attend toujours ses miracles pour nourrir Le milliard d'affamés qui devait très vite diminuer et qui nous explose au visage aujourd'hui: Il n'y a pas "la science ,vierge effarouchée", il y a des décisions politiques de financer certaines recherche et là un principe responsabilité mondial est urgent a établir.