30.9.08

Cerveaux et émotions morales

«Un agent fait du mal à une victime» : cet énoncé mobilise habituellement les émotions morales de l’être humain. Mais il peut être lu de diverses manières selon que l’agent / la victime implique soi ou les autres («un individu m’a fait souffrir», «j’ai fait souffrir quelqu’un», etc.). Une équipe française (Inserm, CEA, universités Paris Sud et Paris V) a analysé ce qui se passe dans le cerveau de 39 individus en bonne santé quand ils doivent se représenter ce genre de propositions. Leur travail est publié dans le Journal of Cognitive Neuroscience. Quand les autres sont impliqués, trois conditions se distinguent dans trois zones cérébrales (cortex préfrontal dorso-médian, prenuclus, jonction bilatérale paréito-temporale), correspondant à la représentation chez autrui de la culpabilité et de la colère, ainsi qu’à la compassion. Le fait d’être soi-même impliqué dans l’acte suractive des structures émotionnelles (amygdale, ganglions de la base, jonction cingulaire antérieure) dans le cerveau des sujets. D’un point de vue neurocognitif, le développement du sens moral impliquerait la capacité à ressentir des émotions et sentiments (comme agent) dans certaines situations et à la capacité à interpréter les états mentaux des autres agents, ainsi que leurs liens aux comportements, dans des situations comparables (la «théorie de l’esprit» comme l'appellent les sciences cognitives). Les règles morales seraient une rationalisation de ces attitudes, fondées sur leur régularité (tel type de situation provoque tel type de désagrément chez tel type d’individu de telle population : la règle anticipe la survenue de la situation dans la population). On remarquera qu’il s’agit là d’un aspect de la morale, répondant à une situation d’agression. Mais le sens moral humain a développé des codes allant bien au-delà de ce cas basique et régentant toutes sortes de comportement n’impliquant pas spécialement de nuisance à autrui. Par ailleurs, et comme toujours dans ce domaine en pleine expansion, c’est surtout les différences interindividuelles qui seront intéressantes à analyser : pour des raisons innées aussi bien qu’acquises, nos cerveaux ne réagissent probablement pas tous de la même manière aux mêmes situations.

Vous avez dit déconstruction ?

Derrida et consorts nous assurent que la déconstruction d’un texte en révèle les significations, lesquelles proviennent non de la référence à la réalité, mais de la structure même du texte, de la « différance » à l’œuvre dans ses énoncés. On a beaucoup glosé sur la dimension jargonnante et absconse de l’exercice. Je pense surtout qu’il est faux sur le principe, que la signification n’est jamais dans l’articulation d’un texte (en dehors des énoncés logiques, au sens qu’ils ont depuis Frege). On voit en revanche émerger une déconstruction d’un genre nouveau, bien plus radicale et bien plus dérangeante que celle des post-modernes mort-nés : le langage comme expression de types cognitifs-comportementaux, de systèmes de valeurs neurologiques et de fonctionnalités adaptatives. Lire nos énoncés à travers leur inscription corporelle et factuelle, évolutive et développementale – ou poétiquement, avec Niezsche, en y écoutant «la mélodie originelle des affects».

29.9.08

D'un épiphénomène et de sa sélection

L’épiphénoménisme est l’attitude philosophique considérant que les événements mentaux sont produits par des événements physiques et n’ont, en tant que tels, aucun pouvoir causal sur la réalité physique (ou sur d’autres états mentaux). Thomas Henry Huxley, ami de Darwin et virulent défenseur du darwinisme, pouvait ainsi désigner l’homme et les autres animaux comme des « automates conscients ». A cela, Samuel Alexander avait opposé un argument que rappelle le philosophe Jaegwon Kim) : « [L’épiphénoménisme] suppose qu’il y a dans la nature quelque chose qui n’a rien à faire et qui ne sert à rien, une sorte de noblesse qui dépend du travail de ses inférieurs, mais que l’on garde pour le spectacle et qui pourrait aussi bien, et sans l’ombre d’un doute, être aboli le temps venu. »

Ce glissement est assez révélateur : de ce que le mental (nos sensations, croyances, désirs, etc.) serait dépourvu de pouvoir causal sur le physique, on déduit qu’il ne servirait à rien. Mais il y a au moins une utilité évidente n’impliquant pas de pouvoir causal : simplement indiquer les états physiques externes, et surtout internes. Comme la rougeur sur la peau indique la lésion sans en être la cause. Soit deux individus confrontés à un danger, dont les systèmes nerveux produisent une réaction différente d’alerte et d’attention : on peut faire comme hypothèse que celui dont la réaction est la plus vive aura plus de chance de survivre ; et que ce sera aussi celui qui aura exprimé / ressenti des états mentaux les plus expressifs corrélés à ses états neuraux. Ces états mentaux n’ont pas été la cause de sa fuite ou de son affrontement face au danger : ils accompagnent et signalent simplement son état physique (neural). Dans la mesure où ils s’expriment (notamment par le langage), ces états mentaux peuvent devenir l’objet d’une sélection adaptative, comme n’importe quel autre trait phénotypique non causal.

Si je dois résumer cette hypothèse, cela serait : les états mentaux, en tant qu'ils sont exprimables et observables, sont une condition de la sélection des états neuraux qui leurs sont associés, et c'est leur principal sens (ou utilité) dans l'évolution.

Référence :
Alexander S. (1920), Science, Time, and Deity, MacMillan, Londres, II, 8 ; cité in Kim J. (2008), Philosophie de l’esprit, Ithaque, Paris, 202.

28.9.08

Enchères, peur de perdre et syndrome Kerviel

Avec Ebay et quelques autres, le système des enchères est sorti des salles de ventes pour se démocratiser. Un aspect connu de ce type particulier d’allocation des biens est la tendance à surenchérir de manière excessive par rapport à la valeur réelle du bien, ce qui fait évidemment la joie des vendeurs. Une équipe de neuroscientifiques et d’économistes de l’Université de New York s’est penchée sur les ressorts de la surenchère, et publie ses travaux dans Science. Des volontaires ont participé à des jeux de loterie ou d’enchère pendant que leur cerveau était examiné en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. La principale différence observée ne se situe pas dans les situations de gains : c’est une suractivation des corps striés (striatum) en cas de perte aux enchères. Ces noyaux neuronaux situés dans la partie ancienne de notre cerveau modulent notamment nos actions motrices en fonction d’un « système de récompense ». Les chercheurs ont fait l’hypothèse que le ressort de la surenchère n’est pas tant la volonté de gagner que la peur de perdre en situation de compétition sociale. Les volontaires ont ensuite participé à trois autres jeux d’enchères aux règles légèrement différentes : enchères simples ; enchères avec bonus final (le vainqueur se voit récompensé de 15 dollars pour sa seule victoire, quel qu’en soit le prix) ; enchères avec bonus initial (tous les joueurs ont 15 dollars au départ, mais ils doivent les rendre s’ils perdent). Les deux derniers jeux sont stratégiquement identiques, mais le bonus initial accentue la crainte de perdre. Résultat : c’est à ce type de jeu (bonus initial) que les enchères ont grimpé le plus haut, suggérant que la peur de perdre joue un rôle significatif dans la tendance à miser toujours plus haut. Il ne reste plus qu’à examiner le striatum des traders ayant connu les plus grosses pertes dans les bulles financières, dont les spéculations haussières ne sont pas sans rappeler l’enchère : peut-être le « syndrome Kerviel » deviendra-t-il un nouvel élément de la nosographie du comportement économique.

Providence, progrès, évolution

« La Divine Providence, ce sont les dispositions par lesquelles Dieu conduit avec sagesse et amour toutes les créatures jusqu'à leur fin ultime », dit le catéchisme de l’Église catholique. L’idée moderne de progrès fut la laïcisation et l’historicisation de ce genre d’idée : au lieu de la sagesse divine, c’est la volonté humaine qui devait réaliser ses fins. Et il allait de soi que ces fins dictées par la raison étaient universelles, que tous les hommes trouveraient le bonheur dans leur accomplissement. Ni le providentialisme ni le progressisme comme plans de déploiement de la vie ou de la société ne sont compatibles avec l’idée d’évolution. Celle-ci nous enseigne l’indétermination ou l’imprédictibilité du futur : nul ne peut dire aujourd’hui ce qui sera adaptatif demain, nul ne peut anticiper les conditions optimales de survie et de reproduction, nul ne peut maîtriser les tenants et aboutissants des systèmes complexes ou chaotiques. Nous, humains, ne faisons jamais que des paris sur l’adaptation : celui qui se dit absolument sûr de ne pas perdre son pari est un idiot, ou un fou. À l’échelle du développement individuel, il est bien sûr loisible à chacun de fixer des objectifs qui, une fois atteints, seront considérés comme des progrès dans son existence. Et un groupe d’individus peut très bien se fixer de tels objectifs communs. Mais plus les individus sont nombreux et plus les objectifs sont variés, plus il est probable que leur réalisation produira des effets inattendus, contre-productifs ou contre-intuitifs, révélant du même coup des divisions dans l’appréciation des effets observés, incitant certains à se fixer d’autres objectifs que ceux initialement conçus, et pourquoi pas des objectifs contraires. Prendre ainsi de multiples directions, c’est le jeu de l’évolution.

27.9.08

Le téton, la pince à linge et le psychisme des enfants

Une dépêche de l’AFP signale : « Une enquête du parquet de Cahors est en cours concernant des cartes postales jugées “choquantes” par La Poste envoyées fin juillet par un artiste du Lot adepte de mail art ou art postal, a-t-on appris vendredi auprès de La Poste et du parquet. Voulant participer à un salon d'art en Allemagne, Philippe Pissier, un artiste de Castelnau-Montratier (Lot), avait adressé quatre cartes postales constituées par des collages représentant notamment une femme, poitrine nue et la bouche entravée par une corde ou avec une pince au bout des seins. “Un agent du centre de tri de Cahors a signalé, comme son devoir l'y oblige, l'envoi de ces cartes postales jugées choquantes”, a-t-on signalé à la direction régionale Midi-Pyrénées de La Poste, qui n'a pas porté plainte. Il a été indiqué de même source que les agents doivent alerter leurs responsables hiérarchiques de “tout pli ou carte postale qui porterait manifestement atteinte aux bonnes mœurs” comme la pornographie ou le racisme. Une perquisition a été menée par la brigade de recherches de la gendarmerie au domicile de l'artiste et un ordinateur a été saisi. »

Précision (parmi d’autres) sur le blog des 400 culs : « Convoqué à la gendarmerie, Philippe Pissier apprend qu’il est passible de trois ans d’emprisonnement et de 175.000 euros d’amende, en vertu de l’article 227-24 du code pénal. Motif : trouble à l’ordre public et mise en danger du psychisme des enfants par une oeuvre pornographique. Philippe Pissier proteste: “Je suis majeur, les employés du centre de tri postal sont majeurs, le facteur est majeur et le destinataire est majeur. Je ne vois pas où est le problème.” Le voilà pourtant perquisitionné à son domicile. Le 3 juillet, la brigade de recherche de Cahors emporte son ordinateur et quelques dizaines de ses oeuvres. Depuis… rien. Philippe Pissier, privé de son outil de travail, attend de savoir ce que la justice française lui réserve. »

J’en déduis que la privatisation des services postaux devrait permettre de choisir son futur prestataire selon le code moral des cartes postales autorisées, parmi d’autres critères de sélection. Et que l’Etat français surendetté a malgré tout du fric à perdre en payant ses fonctionnaires pour traquer la pince à linge sur les tétons.

Illustration : Quand l'embryon part braconner (film), Koji Wakamatsu, 1966. (N'ayant pas d'image des cartes postales de Philippe Pissier, j'en profite pour signaler ce film original, sorti en France en... 2007, 41 ans après sa réalisation).

Retournement

Tout ce que nous naturalisons aujourd’hui, nous pourrons l’artificialiser demain.

4P : la nouvelle biomédecine

Le magazine Wired propose un portrait du biologiste Leroy Hood (Institute for Systems Biology), pionnier de la révolution biomédicale de notre siècle. Celle-ci sera marquée par les quatre P : prédictive, préventive, personnalisée, participative. Prédictive car les tests génétiques (ou les tests biologiques classiques sur les produits des gènes) permettront de connaître la probabilité de développer certaines pathologies. Préventive car le profil de risque de chacun l'autorisera s'il le désire à gérer au mieux le rapport entre style de vie et santé, mais aussi de prévoir les examens médicaux de contrôle adaptés à son cas. Personnalisée car les médicaments, aujourd’hui conçus pour des populations entières avec des taux importants d’échec ou de rejet chez certains patients, seront calibrés sur des profils génétiques de métabolisation optimale des principes actifs. Participative car l’individu n’aura plus un rapport isolé, passif et attentiste à la maladie, mais pourra s’organiser avec d’autres patients pour se tenir au courant de toutes les avancées concernant ses prédispositions.

PS : si vous êtes Européen, et singulièrement Français, ne rêvez pas trop cependant, cela risque de prendre beaucoup de temps. Il faudra d'abord que des comités éthiques dissertent longuement sur les risques de dérive, dérapage et désastre. Il faudra ensuite que l'Etat essaie de mettre sa mainmise sur la chose sous divers prétextes et par divers moyens, avant sans doute d'observer l'inefficacité coûteuse de son contrôle pointilleux. Il faudra enfin une nouvelle génération de médecins, ou l'émergence d'une profession d'anthropotechniciens.

Où sont les femmes ? La polygynie dans l'évolution humaine

Michael F. Hammer et ses collègues ont comparé 40 loci sur les chromosomes X et les autosomes (chromosomes non sexuels), chez 90 humains appartenant à des populations des six continents. Ils ont analysé la diversité génétique observée avec celle attendue par des modèles de dérives neutres depuis la séparation évolutive des hommes, des chimpanzés et des orangs-outans. Si l’on suppose un sex-ratio à peu près identique (autant d’hommes que de femmes dans le pool reproductif) et une reproduction à peu près panmictique (tout homme et toute femme ont en moyenne la même probabilité de se reproduire), on devrait trouver une diversité génétique des autosomes égale à 75% de celle du X. (L’homme n’a qu’un seul chromosome X, donc la recombinaison chez les deux sexes a un rapport 3 :4 , contre 4 :4 pour les autosomes). Or, le rapport Nx/Na (N étant la population effective de reproducteurs) est systématiquement plus élevé que 0,75 chez les humains, allant de 0,85 chez les San à 1,08 chez les Basques. En d’autres termes, le chromosome X présente des polymorphismes bien plus marqués que ce que l’on pourrait attendre. L’explication la plus plausible ? La polygynie, qui est attestée dans la plupart des cultures humaines, notamment les chasseurs-cueilleurs que l’on suppose les plus proches des conditions ancestrales d’adaptation. Et aussi bien chez la plupart des mammifères. La polygynie signifie techniquement une plus grande variance dans le succès reproductif des hommes comparés aux femmes. Elle n’est pas le seul facteur de diversification du X, mais les modèles indiquent que les autres causes possibles (effet fondateur, goulet d’étranglement démographique, migrations spécifiques à un sexe, etc.) seraient mineures au cours de l’évolution humaine. La réussite de la monogamie sociale serait donc un trait culturel récent de l’humanité. Et cette monogamie sociale ne signifie évidemment pas monogamie sexuelle ou effective : la pratique des divorces, remariages et naissances en multiples foyers a par exemple la même signature génétique que la polygamie, tout comme la classique infidélité lorsqu’elle aboutit à une grossesse.

Référence :
Hammer M.F. a tal. (2008), Sex-Biased evolutionary forces shape genomic patterns of human diversity, PLoS Genet, 4,9, e1000202. doi:10.1371/journal.pgen.1000202

Illustration : le rappeur américain 50 Cent et deux admiratrices (DR). Il semble que l’évolution humaine a été marquée par un succès reproductif inégal parmi les mâles. La polygynie de droit, de coutume ou de fait, observée dans la majorité des cultures humaines historiques ou actuelles, en est la traduction. Les cas inverses de polyandrie sont rarissimes, chez l’homme comme chez les mammifères. La monogamie « officielle », quoique revendiquée par un nombre plus faible de cultures, est le système ayant cependant connu la plus grande extension démographique dans l’histoire récente.

26.9.08

Génétique de l'hominisation

Qu’est-ce qui rend l’humain unique ? Ajit Varki, Daniel H. Geschwind et Evan E. Eichler se penchent à nouveaux frais sur cette vieille question en proposant une synthèse de ce que l’on sait aujourd’hui sur les différences génétiques entre les humains et leurs plus proches cousins dans l’évolution, les hominidés non humains (chimpanzés, gorilles, orangs-outans).

L’ancêtre commun de l’homme et du chimpanzé aurait vécu voici 5 à 10 millions d’années, fourchette ayant tendance à s’élargir ces dernières années. En l’absence de restes fossiles suffisamment nombreux, elle est reconstruite par la phylogénie moléculaire dont le calibrage repose sur une bonne appréciation du rythme des mutations aléatoires et neutres du génome. Les différences génétiques entre l’homme et le chimpanzé sont aujourd’hui évaluées à 4 % de leurs génomes respectifs. On avait d’abord recherché du côté des régions génétiques fonctionnelles, codant pour les protéines (2 % de différence), mais les régions non-codantes conservées, dont la fonction reste largement inconnue, montrent elles aussi des évolutions génétiques entre les deux espèces (2 % également). Ces dix dernières années ont été marquées par la mise en lumière de plusieurs aspects nouveaux dans l’évolution comparée des génomes : le rôle des changements structurels (insertions, délétions, duplication), notamment sur certaines zones des chromosomes (inversions péricentriques), l’importance de la régulation de l’expression génique (facteurs ARN de transcription, promotion, activation), la duplication de gènes et le rôle des variations du nombre de copies (CNV). Ajoutons que la perte de certains gènes (hypothèse « moins c’est plus » d’Olson) peut également présenter des effets adaptatifs au cours du développement. Le tableau est évidemment bien plus complexe que ne l’était le modèle initial de la génétique (un gène > une protéine). Et cette complexité est accrue par l’organisation de l’ADN en réseaux et systèmes : la simple position d’un gène peut affecter l’expression d’un autre. Les analyses dites WCGNA (Whole Genome Network co-expression Analysis) tentent ainsi depuis peu d’observer le rôle fonctionnel de la topologie dans ces réseaux de gènes. L’illustration ci-contre montre par exemple les corrélations d’expression de 300 gènes humains dans le noyau caudé du cerveau (a) et celles qui sont absentes chez le chimpanzé (b), quoique les gènes homologues soient présents.

L’identification des différences génétiques entre l’homme et les hominidés non humains n’est que la première phase du travail des chercheurs. Car ce que l’on vise à expliquer en dernier ressort, ce sont les traits humains, c’est-à-dire le phénotype. Beaucoup d’entre eux sont déjà présents chez les primates et diffèrent en degré plutôt qu’en nature. D’autres semblent spécifiques. Le phénotype humain comporte donc de nombreuses caractéristiques dont il faut expliquer l’évolution et le développement depuis leurs bases génétiques : la taille du cerveau, l’asymétrie corticale, la bipédie, le langage, la conscience de soi d’ordre supérieur et la théorie de l’esprit, la longévité, la néoténie, la ménopause, la quasi-absence de pilosité corporelle, la baisse des aptitudes olfactives, la capacité à courir de longues distances et à nager, le développement de certains caractères sexuels primaires et secondaires (sein avant la puberté, taille pénienne, ovulation cachée), etc. Nous n’en sommes qu’au tout début de cette analyse car, si de nombreux gènes à sélection positive récente ont déjà été identifiés, leur rôle complet dans l’expression phénotypique est rarement connu. On a par exemple identifié en 2005 deux gènes ayant connu une pression adaptative au cours de l’hominisation et qui semblent impliqués dans la taille du cerveau (ASPM, MCPH1) ; mais ces gènes ont d’abord été repérés depuis des pathologies humaines (microcéphalie) sans que l’on connaisse leur rôle dans les variations normales du cerveau, et l’importance de la sélection directionnelle récente a été contestée pour l’un d’entre eux. Il ne faut donc pas minimiser l’ampleur ni la difficulté des tâches en génomique comparée.

Dans leurs conclusions, les trois auteurs ajoutent un niveau supplémentaire de complexité et de réflexion : l’interaction génome-environnement et la plasticité comportementale. C’est un fait que les animaux à sang chaud en général, les mammifères et primates en particulier, présentent des réponses moins stéréotypées aux stimuli de leur milieu, avec une croissance plus lente des jeunes et un rôle plus important de divers apprentissages dans la survie. Les humains expriment ce trait bien plus que les autres espèces, comme en témoigne l’importance prise par le langage, la culture et la technique dans l’hominisation. On trouvera certainement les traits génétiques qui concourent à cette disposition à l’adapativité développementale et la plasticité comportementale, mais qui n’en expliqueront évidemment pas le contenu. L’interaction gène-culture, c’est-à-dire les entrecroisements de l’évolution biologique et de l’évolution culturelle, forme donc un autre niveau d’analyse. Et le débat reste ouvert pour savoir si le trait le plus humain n’est pas finalement la liberté acquise par rapport au jeu strict des déterminations génétiques à l’œuvre dans le vivant. Un pessimiste ajouterait : de savoir aussi si cette liberté, dont l’existence reste à démontrer, se révèle… viable.

Référence et illustration :
Varki A. et al. (2008), Human uniqueness: genome interactions with environment, behaviour and culture, Nature Reviews Genetics 9, 749-763, doi:10.1038/nrg2428

Julia Kristeva, l'impénétrable pouvoir du vide quantique

La French Theory n’est pas morte, Julia Kristeva non plus : Libération nous le rappelle ce matin, dans un condensé de haute volée dont le prétexte est Sarah Palin, colistière de McCain et usine à fantasmes. Quelques morceaux choisis.

« C’est dire que le symptôme Sarah Palin et autres passages à l’acte au féminin, qui signent le malaise actuel de civilisation, relèvent moins d’une virtuelle «essence féminine» que d’une crise hystérique destructrice sous son masque salutaire. Avec ses dérives borderline de toute-puissance maternelle, sexuelle et divine, une telle posture défigure l’expérience complexe de la maternité, qu’elle fige dans l’impénétrable pouvoir de la matrone phallique, fantasmée comme prothèse des mâles défaillants et châtrés. Mais elle est choisie, encouragée et valorisée pour faire contrepoids aux molles techniques des politiciens, pour colmater les trous du nihilisme ambiant. C’est «ça» qui séduit hommes et femmes en manque de repères : faudrait-il y voir une logique profonde de l’humaine condition ? Aucun «droit de l’homme» en tout cas ne se risque à affronter tel quel cet explosif secret. (…)
Pour cela même, et bien que le krach financier puisse minorer - sans l’éradiquer - le trouble causé par le phénomène Palin, les Etats-Unis d’Amérique remettent les enjeux historiques au carrefour redoutable de la politique et de la religion. Maintenir la séparation de ces deux univers, tout en interrogeant leur voisinage et leurs interférences : tel est le défi de notre temps. Avec la femme, terre promise à ce croisement, nous sommes donc au cœur d’une autre actualité : bénéfices et limites de la sécularisation. (…)
Avant de devenir «positive», et sans être forcément «négative», la laïcité à la française n’est-elle pas le terrain propice sur lequel les sciences humaines, la psychanalyse, la pensée féministe elle-même, et bien sûr les arts et les lettres, par leur insolence fabuleuse, peuvent reconnaître et explorer l’emprise rassurante du besoin de croire aussi bien que l’attrait libérateur du désir de savoir ? (…)
Attentif à ses antécédents grecs et à la fondation juive, l’humanisme a longuement dénié ses liens conflictuels avec la tradition chrétienne. Pour que le retour de ce refoulé ne se verrouille pas en libéralisme intégriste sur la place politique, pour qu’il ne se crispe pas en fondamentalisme réactif dans les comportements des hommes et des femmes, une nouvelle attitude est désormais nécessaire : il s’agit de reconnaître ce que nous devons aux continents religieux, à leur philosophie, à leur morale, à leur esthétique. Notre rupture en est l’héritière rebelle, mais avec devoir d’anamnèse. Aucune autre tradition n’a engendré cette liberté inouïe dont se réclament les lumières européennes et les droits de l’homme. (…)
Exemples ? Loi (biblique) et amour (christique) à la place des «deals» techniques et des oukazes meurtriers : le besoin diffus de spiritualité les réclame. Révolution baroque des sens et des langages annonciatrice des lumières, contre le refoulement puritain et sa jumelle, l’industrie du hard-sex. (…)

Il me manque décidément des gènes féministes, des neurones postmodernes et des protéines psychanalytiques : je ne puis comprendre comment un tel charabia peut être confondu avec une pensée. Cette manière de sauter d’une problématique à l’autre en subsumant des liens profonds, de débiter à rythme soutenu approximations oiseuses, suggestions hasardeuses et intuitions verbeuses, d’éviter soigneusement la précision tranchante de l’analyse pour surfer sur les contours flous et mous de l’opinion, de chercher la déconstruction rhétorique en lieu et place de la démonstration empirique, d’aligner ses inspirations du moment comme autant de généralités définitives sur le sens de l’histoire et le destin de l'humain… à peu près tout m’indispose ici.

Le dégoût des autres

Quand ils n’aiment pas leurs voisins, les humains ne le disent pas, ou rarement. Ils disent plutôt : cette catégorie pose problème à la société, à la moralité. C’est vrai à droite comme à gauche, chez les conservateurs comme les progressistes – n’importe qui peut vous désigner comme l’ennemi d’un concept, la menace pour une abstraction. Mais cette tentative de rationalisation en forme de généralité ne doit pas faire oublier la réalité : ce sont toujours des individus qui n’aiment pas d’autres individus, qui éprouvent quelque antipathie, et qui cherchent à la légitimer autrement que par leur seul penchant personnel. Je trouve tout à fait justifié d’éprouver de telles aversions, mais très injustifiable d’en faire des systèmes.

Personnalités migratoires

Depuis qu’Homo sapiens, et avant lui Homo erectus, a progressivement quitté l’Afrique pour conquérir le vaste monde, la migration est un élément-clé de la dynamique et de la structure des populations. Si l’agriculture et l’élevage ont sédentarisé les individus, la vie moderne est redevenue bien plus mobile. Mais qui se déplace au juste ? Markus Jokela et ses collègues (département de psychologie, Université d’Helsinki) ont analysé le profil des migrants sur une population de 1733 Finlandais âgés de 15 à 30 ans, selon un critère rarement pris en compte : la personnalité. Ils ont choisi les trois dimensions du modèle Buss-Plomin : émotivité, socialité, activité. Une socialité élevée se traduit par la recherche du contact des autres plutôt que de la vie solitaire ; l’émotivité se signale par une sensibilité aux émotions négatives, particulièrement la peur et la colère ; l’activité se manifeste par un comportement déterminé et énergique dans les affaires courantes de l’existence. Il en résulte que la socialité est associée à la migration vers des zones urbaines et sur des longues distances ; l’activité à une propension migratoire vers toutes les zones, urbaines ou rurales ; l’émotivité au fait de quitter son lieu de résidence (surtout à la campagne), mais sur de faibles distances. « Cette autosélection liée au tempérament peut modifier les structures de population et, sur le long terme, les variations génétiques liées aux différences de tempérament peuvent se distribuer différentiellement selon les régions géographiques », observent notamment les auteurs. On notera cependant que l’utilité (recherche de ressources) reste le premier facteur de mobilité, ce qui assure probablement un brassage des types de personnalité.

Référence :
Jokela M. et al. (2008), Temperament and migration patterns in Finland, Psychological Science, 19, 9, 831-37.

(Merci à Markus Jokela de m’avoir envoyé son papier).

24.9.08

Exit les sciences...

Sur le site internet du Monde (et dans l’édition papier), l’ancienne rubrique Science / environnement vient d’être remplacée par une rubrique Planète. Sur celui de Libération, la science avait déjà disparu du libellé au profit de pages Eco-Terre. Ce ripolinage du «journal de référence» sur le ton niaiseux du citoyen concerné est dans l’air (pollué et réchauffé) du temps. Et il m’agace. La science, ce n’est pas Arthus-Bertand ni Hulot qui la font ; ce n’est pas limité à cet espèce d’angle à la fois utilitariste et compasionnel, où la seule perspective censée intéresser le lecteur est celle de la génération future à couver de ses soins anxieux. Je trouvais déjà inquiétant le décalage entre la presse généraliste de qualité et la production scientifique, celle-ci couvrant finalement très peu celle-là. Mon blog en témoigne à sa manière : si j’en avais le temps, je pourrais aisément doubler ou tripler le nombre d’articles sur les seuls sujets qui m’intéressent ici, tant le rythme des publications scientifiques internationales est désormais soutenu dans chaque spécialité. Et après tout, je ne suis pas journaliste professionnel payé pour couvrir cette actualité. On aurait donc pu s’attendre, non seulement à ce que la rubrique «science» soit préservée comme telle, mais à ce qu’elle voit sa pagination augmenter pour rendre compte de cette formidable expansion des savoirs positifs. Au lieu de cela, on fusionne des informations scientifiques et non-scientifiques dans un douteux maelstrom, sous le prisme privilégié de l’éco-manie ambiante. Dommage, mais c’est peut-être un signe parmi d’autres de l’effacement du débat public où l’«honnête homme» informé pouvait participer sur la base d’une culture partagée. Après tout, je diagnostique ici la séparation progressive des langages et des destins. Je suppose donc que les générations montantes iront glaner les informations pertinentes sur des sites spécialisés, chacun sélectionnant ainsi le corpus des informations nécessaires à la construction de sa vision du monde.

Entre chiens et loups

De précédents travaux laissaient supposer que le chien (Canis familiaris) est capable d’interpréter certains signaux humains alors que le loup (Canis lupus) serait dépourvu de cette aptitude. La domestication et la sélection de certains reproducteurs auraient développé une « théorie de l’esprit » (lecture des états mentaux d’autrui) chez nos amis à quatre pattes et une langue baveuse, trait absent chez leur ancêtre. Mais une nouvelle étude de Clive D.L. Wynne et ses collègues sur des loups apprivoisés suggère qu’il n’en est rien : lorsque le loup est élevé dans des conditions de proximité avec l’homme, il fait aussi bien voire mieux que le chien. Nos toutous ne sont pas des génies, et l’apprentissage par conditionnement plutôt qu’un module émergent de leur cerveau explique leur capacité à interagir avec nous.

Raison, passions et histoire

Dans une chronique du Monde, Nicolas Baverez affirme : «Le cours du XXIe siècle se jouera autour de la tension entre la raison et les passions. Pascal en a posé clairement les termes : ‘La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes.’ Du côté des dieux autoproclamés, on trouve les élites mondialisées ou la technocratie européenne, coupées de l'histoire et des peuples. Du côté des bêtes brutes, les terroristes dont la seule religion est celle de la violence ainsi que les fanatiques érigeant en divinité un peuple ou une vocation impériale. Or la raison, pas plus que la liberté, ne s'imposera d'elle-même. Elle ne mettra en échec la spirale de la terreur qu'au terme d'une âpre lutte qui doit être conduite avec les armes de la raison, et non pas avec celles de l'extrémisme. (...) La raison n'est pas donnée ; elle se construit au fil de l'apprentissage et du travail sur eux-mêmes des individus, des communautés, des acteurs économiques et sociaux, des entités politiques. Ainsi, une société bloquée et incapable de se réformer se condamne non seulement au déclin économique et social, mais à la démagogie et à l'extrémisme. La toile fragile de la raison repose sur l'entrecroisement des fils tendus par l'éthique des individus, la myriade des structures qui produisent le lien social, les règles de l'État de droit, les principes du débat et de la vie politiques.»

L’intention de Baverez m’est sympathique, mais je suis toujours un peu gêné par ces visions de la société ou de l’histoire rappelant les grandes heures de l’idéalisme allemand et voyant dans les affaires humaines la lutte de quelques grands principes abstraits, ici la raison versus les passions. De surcroît, je doute que raison et passion s’opposent de manière si évidente. Il y a de la rationalité dans le geste d’un terroriste qui considère la violence extrême comme seul moyen efficace de changer une situation ; comme il y a de l’irrationalité dans notre élite financière qui tombe à intervalle régulier dans les mêmes passions spéculatives produisant les mêmes effets de bulle. Outre que nous avons tous une rationalité limitée, par connaissance imparfaite des informations relatives à notre situation dans le monde et par intrication des réseaux émotifs/cognitifs de notre cerveau, l’analyse classique de Max Weber distinguant la rationalité par finalité (instrumentale ou formelle) et la rationalité par valeur (substantielle ou axiologique) me paraît plus intéressante pour décrire des comportements individuels et collectifs. Que nous agissions plus ou moins efficacement dans l’ordre instrumental est une chose ; mais avant tout, nous agissons parce que nous valorisons certaines choses ou certains états de chose, dans notre milieu interne ou externe. Et cette attribution de valeur n’est pas rationnelle, ni même toujours consciente, même si elle peut à l’occasion être rationalisée ou amenée à la conscience. On aimerait se dire que tous les individus ont la même capacité à identifier et éventuellement problématiser leurs processus non-rationnels ou non-conscients de valorisation, mais je n’en suis pas sûr, j’inclinerai plutôt vers l’hypothèse opposée d’une incapacité globale à le faire, ou d’une tendance spontanée et répandue à ne pas le faire.

QI, QD et nutrition

J’avais déjà évoqué ici l’effet Flynn et diverses hypothèses à son sujet. Pour mémoire : en 1987, James Flynn, professeur à l’Université d’Otago (Nouvelle-Zélande), a eu l’idée d’observer l’évolution du QI à travers les générations. Il eut la surprise de constater que celui-ci progressait régulièrement depuis cinquante ans, de l’ordre de 3-4 points par décennies (pour le QI évalué par l’échelle de Weschler), parfois plus (jusqu’à 7 points par décennies dans certains pays pour le QI évalué par les matrices de Raven). Une population d’enfants au QI de 100 qui passerait aujourd’hui un test des années 1960 obtiendrait en moyenne 115. Cette progression régulière du QI, observée dans la vingtaine de pays industrialisés où elle a été testée, est désormais appelée « effet Flynn »

Dans une nouvelle étude parue dans Intelligence, le psychologue Richard Lynn s’est penché sur les tests dits de « quotient de développement » : échelles Bayley aux Etats-Unis et en Australie, test Griffiths en Grande-Bretagne. Ces tests sont des mesures standardisées du progrès mental, moteur et comportemental de l’enfant pendant ses deux premières années de vie. Les tests de QI ne sont en effet pas considérés comme fiables avant la cinquième année, et encore difficiles à interpréter à cet âge. Lynn observe que les gains aux tests de QD dans la seconde partie du XXe siècle s’élèvent à 3,7 points par décennie, très comparables aux gains observés par Flynn pour le QI. Il suggère que les deux phénomènes possèdent une cause commune, qui doit être valable dans les premières années d’existence (ce qui exclut l’éducation, la sophistication cognitive de l’environnement de développement, et autres facteurs avancés pour expliquer l'effet Flynn). Pour le psychologue, l’amélioration de la nutrition de la mère et du nouveau-né est le principal facteur de progrès intellectuel depuis un siècle, la croissance du cerveau (et la myélinisation de ses connexions axonales) bénéficiant de cet apport énergétique soutenu. Le gain plurigénérationnel de QI devrait donc cesser dans les sociétés développées (mais continuer dans les sociétés en développement), à mesure que l’on se rapproche de l’optimum nutritionnel pour le développement cérébral.

Référence :
Lynn R. (2008), What has caused the Flynn effect? Secular increases in the Development Quotients of infants, Intelligence, online pub, doi : doi:10.1016/j.intell.2008.07.008.

23.9.08

Enigma et les microsaccades

En 1981, Isia Leviant a peint Enigma : l’œuvre représente des cercles concentriques colorés sur fond de rayures noires et blanches. C’est devenu une célèbre illusion optique : en la regardant, il semble que les cercles sont en mouvement, selon un circuit à vitesse variable. Susana Martinez-Conde et ses collègues (Institut de neurologie Barrow, Arizona) viennent de montrer que cette illusion est due à des mouvements très rapides des yeux appelés microsaccades. Trois sujets ont regardé Enigma pendant qu’une caméra analysait les mouvements de leurs yeux, à raison de 500 enregistrements par seconde. Ils devaient signaler quand le mouvement circulaire semblait ralentir, s’accélérer ou stopper. Une fois calculé le temps de décalage entre le signalement et les mouvements oculaires, il en ressort que l’illusion est bien corrélée aux microsaccades, d’autant plus intense que celles-ci sont fréquentes. Mais on ne sait pas au juste ce qui produit ce mouvement rapide.

Transgenèse mon amour

Dans les colonnes du Figaro, Marc Van Montagu (un des pères de la transgenèse avec Jeff Schell) s’exprime sur les OGM. Commentant les résistances de l’internationale obscurantiste à l’idée de la transgenèse animale ou végétale, le chercheur observe : « Galilée a eu les mêmes problèmes… Les gens ont tendance à croire une histoire unique. C'est dû avant tout à une mauvaise compréhension de ce qui se passe dans la nature et dans les organismes vivants. Car chaque génome change et ce beaucoup plus vite que ce que les chercheurs croyaient encore il y a peu. Nous comprenons désormais que le monde vivant fonctionne à partir d'un grand pool de gènes. Heureusement, de plus en plus de leaders politiques commencent à comprendre que les OGM ne présentent pas de risques pour la santé ou l'environnement. (…) Malgré la demande d'innovation, en Europe et ailleurs, toutes les applications des OGM sont bloquées dans les laboratoires publics comme celles, par exemple, sur les plantes résistantes à la sécheresse, les plantes enrichies en micronutriments, ou qui absorbent mieux le phosphate et le nitrate. Du coup, elles se délocalisent dans les pays émergents comme l'Inde, le Brésil et surtout la Chine qui vient d'investir 2,5 milliards d'euros dans les OGM végétaux. » Ainsi s’enfuient les cerveaux et les capitaux, fauchés dans leur élan en même temps que les plantations expérimentales. Mais que l’on se rassure, nous avons l’honneur et le privilège de garder José Bové, ses réseaux dans les médias alarmistes et leurs échos dans les foules inquiètes, bref de quoi fonder une vraie «politique de civilisation» en vue d’un «autre monde possible»... Les derniers hommes dansent de joie autour de leurs bûchers névrotiques.

Lexique, syntaxe et évolution des mémoires

Dans une étude à paraître dans le numéro de septembre de Psychological Science (lien, anglais, pdf), Victor S. Ferreira et ses collègues ont comparé les capacités verbales de sujets amnésiques (4) et de sujets sains (4). Les premiers souffraient d’amnésie antérograde, soit une difficulté à enregistrer des faits nouveaux survenus après leur traumatisme. Les volontaires de cette étude ont passé un test de souvenir d’image (avez-vous vu cette image parmi d’autres projetées peu avant) et un test de souvenir de phrase (avez-vous entendu cette phrase parmi d’autres prononcées peu avant). Concernant les phrases initialement prononcées puis soumises en test de rappel, les chercheurs ont fait varier le contenu sémantique (les mots utilisés) et la forme syntaxique (la structure grammaticale), soit ensemble, soit séparément (par exemple, des phrases de même syntaxe mais avec des mots différents, de mêmes mots mais avec une syntaxe différente, différant à la fois par les mots et par la syntaxe). Résultats : les sujets amnésiques n’ont pas été capables de se souvenir des identités sémantiques, mais ils ont montré des réminiscences grammaticales par rapport aux premières phrases prononcées. On parle de «persistance syntaxique».

Partant de cette observation, Ferreira et ses collègues suggèrent que le langage humain fait appel à deux modules de mémoire assez différents : dans la mémoire déclarative/épisodique se trouve le lexique, dans la mémoire procédurale la syntaxe. La première mémoire est celle qui nous permet de construire des récits autobiographiques (les événements que nous avons vécus et les mots pour les nommer) ; la seconde correspond à un apprentissage de procédures et patterns de comportement, comme par exemple le fait d’apprendre (une fois pour toutes) à nager ou à faire du vélo. L’inscription de la syntaxe dans la mémoire procédurale permet de faire l’hypothèse que celle-ci s’inscrit dans une instance cérébrale plus générale, et évolutivement ancienne, d’aptitude à systématiser et coordonner des comportements. «La connaissance fondamentale sous-tendant l’aptitude syntaxique humaine – une des capacités les plus créatives connues dans la nature, et que l’on considère généralement comme dépendante d’une intelligence avancée et flexible – est modulée par un système spécialisé de mécanismes basiques de la mémoire, qui sont eux-mêmes présents même chez les organismes les plus simples».

Sciences sociales, pas cognitives ?

Dans Libération de ce jour, un appel d’Alain Ehrenberg (sociologue, CNRS) au nom d’un collectif de chercheurs, appel intitulé « Sciences sociales, pas cognitives ». Le sujet est intéressant, mais sa présentation un peu obscure. «Les signataires de ce texte sont tous concernés par le domaine que le projet d’Institut national des sciences humaines et sociales (INSHS) entend regrouper sous l’appellation ‘Cognition et comportement’.» Il s’agit en fait des réformes en cours de la recherche publique française (CNRS, mais aussi Inserm, CEA, Inra, Inria, etc.) que le gouvernement souhaite regrouper en instituts thématisés. Au-delà des affres humaines trop humaines de ce genre de recomposition institutionnelle, les signataires émettent des points de vue assez généraux sur les sciences de l’homme et de la société.

«Peut-on encore sérieusement affirmer que la connaissance du « substrat cérébral » est la principale chose à considérer pour traiter des questions d’éducation, de santé ou d’organisation du travail ? Les meilleurs spécialistes des neurosciences eux-mêmes s’en gardent bien, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient un dialogue approfondi avec des historiens, des sociologues ou des philosophes, précisément sur ces points, afin de procéder à l’indispensable analyse conceptuelle des termes en question : esprit, cerveau, connaissance, comportement.

Nous ne sommes pas appelés à devenir des neurosociologues, des neurophilosophes, des neuroanthropologues ou des neurohistoriens. L’examen concret de la normativité de la vie sociale découverte par l’Ecole sociologique française (Durkheim et Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n’est pas une illusion destinée à être remplacée par l’étude de la connectivité cérébrale. C’est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine.

Pourquoi, sans aucun argument explicite en sa faveur, accorder un pareil privilège à un paradigme particulier, naturaliste (ou du moins réductionniste), au détriment d’approches intégratives qui font place aux dimensions sociales de la formation des connaissances (aux contextes sociohistoriques, aux institutions). L’INSHS doit-il mettre un seul paradigme intellectuel en position dominante ? Doit-il rayer d’un trait de plume le pluralisme méthodologique et les débats de la communauté scientifique internationale ? Doit-il enfin compter pour rien l’excellence reconnue des programmes non cognitivistes en SHS ?»

Comme on ne connaît pas les tenants et aboutissants du projet ‘Cognition et comportement’ de l’INSHS, il est difficile de dire si cette analyse relève de la réalité ou de la caricature. Les signataires seraient plus crédibles s’ils renvoyaient au projet de cet Institut, afin que chacun puisse juger sur pièces.

Il est au moins un point ci-dessus sur lequel je puis exprimer mes doutes sur cette pétition : « L’examen concret de la normativité de la vie sociale découverte par l’Ecole sociologique française (Durkheim et Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n’est pas une illusion destinée à être remplacée par l’étude de la connectivité cérébrale. C’est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine ». C’est à mon avis cette césure trop virulente entre sciences sociales (relevant de l’interprétation et des valeurs) et sciences naturelles (relevant de l’analyse et des faits), courant en effet depuis plus d’un siècle, qui a affaibli la scientificité des premières. Tous les discours ne peuvent se réclamer arbitrairement de l’appellation « sciences », il existe pour cela un certain nombre de contraintes épistémiques sur la production du savoir. L’une d’elles est ce que les psychologues évolutionnistes J. Tooby et L. Cosmides, en guerre justement contre le vieux « modèle standard des sciences sociales », ont appelé la visée intégrative : s’il existe une « science » de l’homme et de la société, elle a vocation à s’intégrer dans les autres sciences (physique, biologie, psychologie). Sinon, c’est un discours philosophique, littéraire, historique, ce que l’on veut mais pas spécialement une science. La « tradition sociologique française » dont se réclament les signataires a produit par exemple Boudon, Bourdieu, Baudrillard et Maffesoli qui ont pu tous ensemble et au même moment (entre 1970 et 2000) se réclamer du titre de « sociologues » tout en présentant des travaux parfaitement disparates du point de vue des méthodes, et inégaux du point de vue des critères habituels de la scientificité (quantification, qualification, hypothèse, modélisation, prédiction, réplication, etc.). Les travaux de ces auteurs ont chacun leur intérêt, mais je ne vois pas comment leurs textes souvent parsemés de saillies philosophiques, assertions idéologiques ou procédures rhétoriques peuvent tous également prétendre au statut de « science ».

Il me paraîtrait absurde de réduire les faits sociaux (ou les faits psychologiques, les faits linguistiques, les faits politiques, etc.) à des connexions neurales – et je doute un peu que l’Institut national des sciences humaines et sociales parte sur une base aussi simpliste. Mais il me semble aberrant de continuer à prétendre que l’inscription biologique des faits sociaux, psychologiques, linguistiques ou politiques ne constitue pas un des éléments-clé de leur modélisation scientifique. Et l’on peut suggérer que les chercheurs en sciences sociales, au lieu d’une union sacrée négative contre le spectre du «réductionnisme», du «naturalisme» ou du «cognitivo-comportementalisme», devraient exposer au grand public ce qui fait l’unité et la scientificité de leur démarche.

22.9.08

Test génétique à domicile

Pourra-t-on demain acheter chez son pharmacien un testeur génétique à usage personnel ou familial, permettant par exemple d'identifier une souche virale ou bactérienne chez un enfant malade, ou bien encore d'analyser son propre ADN sur tel ou tel gène d'intérêt dont le code est décrit dans une banque de données ? C'est l'ambition de James Landers, professeur de chimie et d'ingénierie mécanique à l'Université de Virginie. Aujourd'hui, on doit prélever un échantillon dans un tube à essai et l'envoyer dans un laboratoire, qui donne son résultat en 24 ou 48 heures (pour des recherches simples). L'objectif de Landers est de miniaturiser les technologies bio-informatiques sur des puces ADN disposées en kits portables, et capables de donner les réponses en quelques heures. Les premières applications ne concerneraient pas le marché des particuliers, mais plutôt les médecins généralistes, enquêteurs de la police scientifique ou analystes en microbiologie chargés des contrôles industriels de sécurité. Mais en soi, rien n'interdit de penser que le procédé se démocratisera et deviendra un jour aussi familier que le thermomètre pour la ménagère de moins de 50 ans.

Retour sur les zombies

Dans un post ancien de son blog fort intéressant sur la philosophie de l’esprit, François Loth posait la problématique des zombies. Je l’avais évoquée rapidement dans la recension du dernier essai de Daniel Dennett traduit en français. Et on peut aussi consulter cette page (anglaise) de l’Université Stanford. Je reviens sur cette question car elle exprime assez bien mon incompréhension face à certains développement de la philosophie cognitive.

Dans l’hypothèse du zombie, on nous demande de juger le point suivant : soit un zombie qui possède exactement les mêmes propriétés physiques et comportementales que nous autres humains, mais qui ne connaît par ailleurs aucun état conscient (aucune intentionnalité, aucun quale). Un tel zombie est-il logiquement ou métaphysiquement concevable ?

Ma réponse est assez simple : non. Et mon incompréhension vient de ce que ce simple «non» a fait couler énormément d’encre philosophique.

Ma réponse négative provient des conclusions de 150 ans de recherches en neurosciences. Celles-ci ont montré qu’un état neural N (ou un ensemble E d’états neuraux) est la condition d’un état mental M. Si un individu est privé d’un état neural spécifique à la suite d’une lésion ou d’une pathologie, il sera privé de l’état mental correspondant. Ainsi, les annales de la neuropathologie sont pleines de sujets étranges, qui ne sont certes pas des zombies, mais qui ne distinguent néanmoins du commun des mortels : ils ne savent pas reconnaître des visages, des mots, des objets, des plans de l’espace, les couleurs, des phrases, des sensations, des émotions ou encore des parties de leur corps (on parle d’agnosies pour ce genre de trouble). A chaque fois, ils souffrent d’une lésion cérébrale ayant atrophiée la zone fonctionnelle du cerveau spécifiquement dédiée à cette aptitude perceptive, sensitive ou cognitive. Oliver Sacks (L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau) ou Vilayanur Ramachandran (Le cerveau, cet artiste) en ont décrit quelques cas célèbres, et ils sont systématiquement mentionnés dans les manuels (par exemple Eric Siéroff, La neuropsychologie. Approche cognitive des syndromes cliniques).

Les individus cérébrolésés sont une partie de l’histoire. Depuis une trentaine d’années, on peut observer le cerveau des sujets normaux dans toutes les conditions connues de la conscience (éveil et rêve, sensation, réflexion, mémorisation, etc.). On note qu’à tout état mental donné correspondent certains types d’états neuraux, éventuellement variables d’un individu à l’autre dans leur localisation ou leur intensité, mais le plus souvent comparables (des groupes ou noyaux de neurones dédiés à des tâches spécifiques, situés dans des zones précises, par l’exemple le thalamus, l’hippocampe, l’amygdale, les ganglions de la base, les différentes aires du cortex, etc. ; et des liaisons associatives en forme de réseaux entre ces noyaux neuronaux).

On pourrait objecter que ces travaux sont empiriques : de même que 100 cygnes blancs n’impliquent pas que tous les cygnes sont blancs, une somme d’observations ne permet pas d’inférer une proposition vraie. On trouvera peut-être un homme qui possède tous ses réseaux neuraux fonctionnels, mais affirmera ne ressentir aucun état mental comparable aux autres hommes. Là-dessus, on répondra : les sciences expérimentales (dont la biologie et la psychologie) sont logico-empiriques par nature ; elles produisent les meilleures théories et les meilleurs modèles disponibles au moment de leurs énoncés ; elles forment des propositions vérifiables / falsifiables plutôt que vraies. On peut donc jouer sur cette limite en se disant qu’il est possible d’imaginer l’existence d’un zombie, ce qui obligera la science à faire une théorie du zombie. Mais le zombie comme hypothèse conditionnelle n’est alors pas plus intéressant que n’importe quelle superstition ou croyance naïve : je peux aussi bien faire l’hypothèse qu’il existe des fées, des esprits malins, des extra-terrestres invisibles, des particules inconnues, un dieu omnipotent, des univers parallèles, etc. On ne voit guère comment ce genre d’expérience de l’esprit pourrait asseoir une critique féconde de notre exploration rationnelle de la réalité – sauf si elle suggère une certaine expérience de vérification de ses assertions, comme le fait toute hypothèse scientifique, mais ce n’est pas le cas du zombie (ni des fées, des esprits malins, de dieu, etc.).

Une seconde objection pas très éloignée serait : un état neural N est certes la condition d’un état mental M, mais rien ne dit que c’est la condition suffisante (outre, bien sûr, les stimuli du milieu interne et externe eux aussi associés à la survenue de l’état mental). Mon zombie pourrait être exactement similaire à moi du point de vue physique, mais il lui manquerait une condition X pour ressentir vraiment la douleur quand il met sa main au feu (ou autres qualia). Là encore, cette mystérieuse condition X n’apporte pas grand chose à la compréhension de la conscience. Dire qu’il existe une condition X différente des états neuraux observés et dire qu’il existe une âme sont par exemple du même niveau ontologique : soit la condition X est observable physiquement, soit elle ne l’est pas. En revanche, dire que nous ne connaissons pas toutes les conditions des états neuraux N nécessaires pour produire un état mental M ne pose pas de problème : c’est en effet l’enjeu d’une théorie complète de l’esprit que d’aller au-delà des corrélats neuraux et de comprendre les propriétés systémiques du cerveau. Pour donner une image, la conscience résulte des agencements neuronaux comme l’explosion résulte des explosifs et de la mise à feu ; pour comprendre l’explosion, il faut connaître la formule exacte du mélange explosif et la condition exacte de sa mise à feu ; une fois cela décrit et modélisé, on sait ce qui produit une explosion, comme on saura ce qui produit une conscience. C’est, me semble-t-il, un des objets de la neuroscience contemporaine.

En bref, considérer que le zombie est concevable signifie selon moi développer une intuition mystique ou métaphysique sur la nature de l'esprit, que l’on cherche ensuite à rationaliser sans prononcer les mots qui fâchent (dieu, âme, conscience immatérielle, dualisme esprit-matière). Pourquoi pas, je pars de l’intuition inverse : la clôture causale du réel (l’inexistence d’événements ou phénomènes sans cause physique) et l’inscription physique du mental. Selon la métaphore de l’explosion ci-dessus, on peut former une infinité de descriptions langagières d’une explosion et c’est ce que nous faisons habituellement de nos états mentaux. La littérature, le cinéma, l’art en général sont par exemple remplis d’observations et descriptions délicates sur toutes les nuances de l’état amoureux ; mais ces jeux de langage n’empêchent pas que l’état amoureux soit en dernier ressort un état physique (et chaque nuance une nuance physique), dont les effets seuls sont ainsi décrits.

Détection de mensonge

Dans sa technologie actuelle, le détecteur de mensonge ou polygraphe mesure simultanément le rythme cardiaque, le rythme respiratoire et la transpiration. L’idée est que le mensonge volontaire provoque une légère anxiété que l’on peut observer. Mais cela reste très rudimentaire. Les conditions de l’interrogatoire sont susceptibles de créer un état anxieux qui brouille les données. Et un menteur de talent est capable de tromper la machine. On a songé à les remplacer par des électroencéphalogrammes (mais leur résolution et leur pas de temps ne sont guère adaptés) ou par des scanners du type imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (mais ils sont coûteux, encombrants et supportent mal le moindre mouvement). Scott Bruce, professeur de psychiatrie à l’Université Drexel, estime avoir trouvé la solution : un simple bandeau autour de la tête, qui émet un rayonnement IR à travers le crâne et analyse sa réflexion. Celle-ci dépend du niveau d’oxygène dans le sang, qui résulte lui-même du niveau d’activation d’une aire cérébrale donnée. On peut cependant se demander comment il sera possible de repérer l’activité cérébrale particulière d’un mensonge par rapport à celle d’une vérité. Ou d’empêcher le sujet soumis à interrogatoire de brouiller la lecture du signal, par exemple en pensant simultanément à un mensonge et une vérité à chaque question, quelle que soit la réponse finalement donnée.

Illustration : Wipo (DR)

Koons à Versailles

La rétrospective Jeff Koons au château de Versailles réveille les querelles sur l’art contemporain, aggravées ici par le contexte patrimonial et symbolique (Versailles comme temple du classicisme, expression des cultures historiquement enracinées et validées par cette épreuve du temps). Jean Clair s’en irrite sans surprise, voyant dans cette recherche du « décalé » un signe de l’esthétique moderniste depuis Duchamp. Mais en fait, ce décalage n’a de sens que par rapport à l’offuscation qui en garantirait la « cale ». Et en dehors de Jean Clair et quelques autres, peu s’offusquent finalement de voir les œuvres kitsch de Koons dans les salons versaillais. Le décalage et la provocation sont des temps révolus de l’art moderne, et faire semblant d’y croire encore (pour l’encenser ou l’incendier) n’abuse plus grand monde. Il y a des objets et des événements, il y a depuis eux des jeux de valorisation esthétique ou financière. Et rien d’autre que cela.

21.9.08

Papa, mama, pipi, caca, bobo, dodo... : répétition et acquisition du langage

On sait que dans leurs premières années d’existence, presque tous les enfants humains sont capables d’apprendre les règles de leur langue maternelle, parvenant à intégrer puis généraliser des règles syntaxiques organisant leur vocabulaire. De précédents travaux ont montré que les enfants en bas âge sont sensibles à certains aspects mélodiques ou phonologiques du langage parlé. Mais peu d’études à ce jour se sont intéressés au cerveau linguistique des nouveau-nés. Judith Gervain et ses collègues ont observé par spectroscopie de réflectance proche infrarouge (NIRS) la réaction cérébrale de 22 nourrissons (dont 12 filles) âgés de 1 à 6 jours. Dans une première expérience, les bébés entendaient des séquences syllabiques de type ABB («mubaba» par exemple) ou de type ABC («mubage»), composées à partir de 20 syllabes différentes. Les aires frontales et temporales des enfants ont montré une activation plus soutenue lorsque les séquences contenaient une répétition (type ABB). Cela suggère l’existence d’un mécanisme perceptif inné de détection préférentielle des répétitions. Lors d’expositions ultérieures, cette tendance s’est renforcée : plus les séquences répétées sont entendues parmi des séquences aléatoires, mieux elles sont mémorisées par rapport à elles. Dans une seconde expérience, les chercheurs ont testé l’effet de répétitions non adjacentes de type ABA («bamuba» par exemple), en comparaison avec le type ABC. Aucune différence n’a été cette fois relevée dans l’activité cérébrale des bébés.

Références :
Gervain J. et al. (2008), The neonate brain detects speech structure, PNAS, 105, 37, 14222-14227, doi : 10.1073/pnas.0806530105

(Merci à Jacques Mehler de m’avoir transmis le papier de son laboratoire)

Nudité du royaume des fins

Toute chose existe selon une fin : voilà une erreur de base de la pensée, un vice caché de la conscience, une illusion cognitive de l’espèce. Le cerveau humain produit des propositions où figurent des fins ; et de cela, il infère que tout existe de la même manière, que tout répond à une fin, à commencer par son existence bien sûr. Non seulement les trois derniers siècles d’enquête scientifique suggèrent qu’il n’en est rien, qu’ajouter des fins est inutile à la compréhension de la réalité et relève d’un acte de foi ; mais même ce que nous percevons comme nos « fins » conscientes expriment pour l’essentiel nos désirs inconscients. Que l’on regarde donc un cerveau humain fonctionner, plutôt qu’ânonner les mêmes généralités infalsifiables qu’ânonnaient nos ancêtres.

20.9.08

Retour sur Donum vitae

Lorsque le cardinal Ratzinger (Benoît XVI) en était préfet, la Congrégation pour la doctrine de la foi (ex Saint-Office, ex Inquisition) publia l’instruction Donum vitae, le don de la vie. C’était en 1987, voici un peu plus de vingt ans. Ce texte important a fixé la doctrine catholique sur le statut de l’embryon, sur les interventions de la biomédecine et sur la procréation artificielle. Son influence directe ou indirecte est sensible dans la plupart des débats bioéthiques. J’en rappelle ici les grands axes.

Moraliser la technoscience
La notion de morale apparaît 67 fois dans le texte (sous forme nominale, qualificative ou adverbiale). On y parle de « tradition morale chrétienne », confondue à l’occasion avec « la loi morale naturelle » et la morale tout court dans la tradition religieuse du jusnaturalisme issue notamment de la christianisation d’Aristote. Cette omniprésence de la morale ne surprend évidemment pas, mais elle rappelle un fait basique : la « doctrine de la foi » est avant tout une doctrine du comportement humain. La foi catholique, comme les autres fois monothéistes, se veut indistinctement une manière de penser et une manière d’être.
Dans cette instruction, c’est la technoscience que l’Église entend soumettre à ses visées normatives : « La science et la technique requièrent-elles, pour leur signification intrinsèque même, le respect inconditionné des critères fondamentaux de la moralité ; c'est-à-dire qu'elles doivent être au service de la personne humaine, de ses droits inaliénables, de son bien véritable et intégral, conformément au projet et à la volonté de Dieu ».

La dignité humaine : un concept-clé
La notion de dignité apparaît 37 fois dans le texte : dignité de la personne humaine, de l’embryon, de la vie humaine, de l’union conjugale. On la trouve formulée dès les attendus de la réflexion : « Le Magistère de l'Église n'intervient pas au nom d'une compétence particulière dans le domaine des sciences expérimentales ; mais, après avoir pris connaissance des données de la recherche et de la technique, il entend proposer, en vertu de sa mission évangélique et de son devoir apostolique, la doctrine morale qui correspond à la dignité de la personne et à sa vocation intégrale, en exposant les critères de jugement moral sur les applications de la recherche scientifique et de la technique, en particulier pour tout ce qui concerne la vie humaine et ses commencements. »
La dignité humaine est le concept-clé sur lequel l’Église articule sa position morale. Bien sûr, cette dignité ne fait sens en dernier ressort que sur Dieu : « Le don de la vie que Dieu, Créateur et Père, a confié à l'homme, impose à celui-ci de prendre conscience de sa valeur inestimable et d'en assumer la responsabilité ». Mais le choix du concept est habile, puisque la dignité humaine est aussi bien revendiquée par des morales laïques, notamment la morale d’inspiration kantienne. On peut considérer cette dernière comme une « métaphysique sans dieu », mais pour le tout-venant peu au fait des subtiles généalogies de la morale, la dignité offre l’avantage de paraître vide de contenu divin ou métaphysique. J’ai exposé ailleurs (ici et ici) quelques raisons de douter de la valeur positive de concept de dignité humaine, dont la fonction est surtout d’édicter des interdits. Les humains n’ont pas la même définition de ce qu’est une vie digne d’être vécue, soit pour eux-mêmes (euthanasie, suicide) soit pour leurs enfants (avortements thérapeutiques). Partant de ce constat empirique, la dignité n’a pas de signification univoque et n’est pas une revendication universelle.

La nature spirituelle de l’homme, et sa confusion avec le rationnel
La conception catholique de la dignité diffère de la conception kantienne par son fondement. Celui-ci réside dans la nature spirituelle de l’homme : « En effet, c'est seulement dans la ligne de sa vraie nature que la personne humaine peut se réaliser comme une "totalité unifiée" ; or cette nature est en même temps corporelle et spirituelle. En raison de son union substantielle avec une âme spirituelle, le corps humain ne peut pas être considéré seulement comme un ensemble de tissus, d'organes et de fonctions ; il ne peut être évalué de la même manière que le corps des animaux, mais il est partie constitutive de la personne qui se manifeste et s'exprime à travers lui. » Il y a donc césure nette entre l’humanité et le reste du monde vivant du fait de l’existence de l’âme. L’Église reconduit l’anthropocentrisme déjà inscrit dans ses textes fondateurs. Assez étrangement, le principe immatériel qu'est l'âme est néanmoins suffisamment rattaché à son inscription corporelle pour qu'une intervention sur le corps soit aussi une atteinte à l'intégrité de l'âme. Il y a matière, pour les apprentis métaphysiciens, à de longues réflexions sur le dualisme des propriétés et des devoirs attachés à ces propriétés.
Il est intéressant de noter que, sous la plume de Ratzinger et de ses co-auteurs, le rationnel et le spirituel se confondent : « La loi morale naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine. Aussi ne peut-elle pas être conçue comme normativité simplement biologique, mais elle doit être définie comme l'ordre rationnel selon lequel l'homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier, à user et à disposer de son propre corps. » Il y a bien sûr usurpation de concept puisque l’on peut très bien concevoir l’existence de la raison sans l’existence de l’âme.

Les valeurs morales : la vie, le mariage
Deux valeurs orientent l’axiologie catholique : « Les valeurs fondamentales relatives aux techniques de procréation artificielle humaine sont au nombre de deux : la vie de l'être humain appelé à l'existence, et l'originalité de sa transmission dans le mariage. Le jugement moral sur les méthodes de procréation artificielle devra donc être formulé en référence à ces valeurs. » On notera que ces deux valeurs sont présentées comme ayant le même poids, en raison de leur base dogmatique identique, alors que le sens commun hiérarchise assez aisément l’importance de la vie humaine par rapport à l’une de ses institutions historiques (mariage).

Le statut de l’embryon : sacré dès la conception
L’enseignement du Magistère implique le respect absolu de la vie dès sa conception : « Dès le moment de sa conception, la vie de tout être humain doit être absolument respectée, car l'homme est sur terre l'unique créature que Dieu a voulu pour lui-même et l'âme spirituelle de tout homme est immédiatement créée par Dieu ; tout son être porte l'image du Créateur. La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte l'action créatrice de Dieu et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son terme : personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain innocent. » Comme on peut le voir, le respect de l’embryon est strictement lié à celui de la volonté divine et de l’existence de l’âme. C’est un point instructif car dans les débats bioéthiques, il est rare de voir invoquée cette nature divine de l’embryon pour justifier des interdits (avortement ou autres), hormis par les autorités religieuses bien sûr. Les croyants ne souhaitant pas faire intervenir cette volonté de Dieu devenue un peu trop inaudible à leurs contemporains sont obligés de se livrer à des contorsions intellectuelles amusantes pour justifier qu’un amas de cellules (l’embryon) soit considéré comme une « personne humaine » à part entière. Ils parlent d’être humain en devenir, ce qui ne fait que repousser le problème : un embryon peut aussi bien devenir une fausse couche (c’est fréquent, et la mère ne s’en rend pas souvent compte dans les premières semaines) ou un mort-né ; il ne possède aucun des attributs de la personne humaine (pas de sensation, d’émotion ni de cognition dans ses premières phases de développement) ; il ne possède aucune capacité de survie en dehors du ventre de sa mère, c’est-à-dire qu’il n’est pas un être vivant autonome. Il est évident que seule la nature divine / spirituelle de l’embryon apporte une justification cohérente au respect absolu de son intégrité : tous ceux qui tentent de maintenir la prescription en échappant à sa fondation métaphysique se livrent à des ratiocinations peu convaincantes.
En raison de l’importance accordée à l’institution du mariage, celle-ci forme la seconde condition d’évaluation morale de l’embryon : « La procréation humaine demande une collaboration responsable des époux avec l'amour fécond de Dieu ; le don de la vie humaine doit se réaliser dans le mariage moyennant les actes spécifiques et exclusifs des époux, suivant les lois inscrites dans leurs personnes et dans leur union. » Cela exclut notamment les embryons fabriqués in vitro, qui sont moralement condamnables y compris au sein du couple (insémination artificielle homologue, c’est-à-dire sans donneur ; l’insémination hétérologue est condamnée plus vivement encore puisqu’elle s’éloigne du cadre marial).

Les interdits : à peu près tout
La double exigence de respect absolu de l’embryon et de la conception dans le mariage fait de la morale catholique l’une des plus répressives dans les questions bioéthiques relatives à ces sujets. L’instruction Donum vitae condamne l’avortement, le clonage, l’ectogenèse, la fécondation in vitro, l’intervention non-médicale sur l’embryon, les mères porteuses, la suppression d’embryons surnuméraires, la création d’embryons à des fins de recherche (ou commerciales), la congélation des embryons (« offense au respect dû aux êtres humains »)… En fait, il est plus simple de dire ce que l’Église autorise : la conception naturelle dans le cadre du mariage hétérosexuel, le diagnostic prénatal (à visée de soin) et l’intervention thérapeutique sur l’embryon. Tout le reste est « illicite » ou « moralement condamnable ».

Le devoir du croyant : changer les lois civiles
De manière tout à fait significative, l’instruction se conclut par le constat que les lois civiles de nombreux pays violent les règles morales catholiques. La Congrégation pour la doctrine de la foi appelle tous les croyants à œuvrer pour la réforme de ces lois : « De nos jours la législation civile de nombreux États confère aux yeux de beaucoup une légitimation indue à certaines pratiques ; elle se montre incapable de garantir une moralité conforme aux exigences naturelles de la personne humaine et aux " lois non écrites " gravées par le Créateur dans le cœur de l'homme. Tous les hommes de bonne volonté doivent s'employer, spécialement dans leur milieu professionnel comme dans l'exercice de leurs droits civiques, à ce que soient réformées les lois civiles moralement inacceptables et modifiées les pratiques illicites. En outre, l'" objection de conscience " face à de telles lois doit être soulevée et reconnue. Bien plus, commence à se poser avec acuité à la conscience morale de beaucoup, notamment à celle de certains spécialistes des sciences biomédicales, l'exigence d'une résistance passive à la légitimation de pratiques contraires à la vie et à la dignité de l'homme. »
Quand les mêmes croyants se plaignent des « agressions » dont ils sont victimes de la part des laïcs, il est aisé de leur rappeler cette évidence : leur Église les enjoint à modifier les lois civiles dans un sens conforme aux dogmes religieux. Tant que la foi ne sera pas clairement confinée dans la sphère personnelle du croyant par ses propres dogmes et directives, elle sera une ennemie de la liberté des non-croyants. La désigner et la combattre comme ennemie, cela reste donc une urgente obligation pour tous les athées et agnostiques attachés à la défense des libertés individuelles. Et singulièrement dans le domaine biomédical, où les manoeuvres conjointes des Etats, des Eglises et de certains "humanistes" soi-disant laïcs privent les individus de la libre-disposition intégrale de leur corps.

Plomin et la chasse aux gènes de l'intelligence

Dans le Scientific American, Carl Zimmer évoque la chasse aux gènes de l’intelligence. Et notamment le travail du psychiatre et généticien Robert Plomin (Institut de psychiatrie, Kings’ College, Londres). Le chercheur est l’un des pionniers de ce champ d’étude. L’intelligence au sens psychométrique (facteur g, capacité cognitive générale) est connue depuis les travaux d’Alfred Binet et Charles Spearman au début du XXe siècle : c'est le trait psychologique le plus mesuré sur la population la plus nombreuse à travers le monde. Et l’héritabilité de cette intelligence (la part des gènes dans la variance interindividuelle) est aussi connue depuis longtemps. Elle est relativement élevée puisqu’elle atteint 0,7 à 0,8 à l’âge adulte. Mais encore faut-il dénicher les gènes impliqués dans ces différences.

Quand Plomin s’est lancé dans cette quête au milieu des années 1990, le séquençage génétique n’avait pas atteint le degré d’automatisation et de rapidité qu’il connaît aujourd’hui. Malgré cela, Plomin et ses collègues ont conçu une étude longitudinale de grande ampleur, TEDS (Twins Early Development Study) : 15.000 paires de vrais et faux jumeaux sont suivies de la naissance vers l’âge adulte depuis 1994, et l’ADN de 12.000 d’eux a été collecté. Ils passent divers tests et épreuves en vue de mesurer la qualité de leur développement psychologique, et notamment leur intelligence (sur TEDS, voir Oliver et Plomin 2007).

Voici 10 ans, il était encore difficile et coûteux d’analyser quelques dizaines de gènes. Mais avec le développement de la bio-informatique appliquée à la génomique et l’apparition des puces ADN, Plomin et ses collègues ont pu tester des régions de plus en plus importantes du génome. Mais lorsque des centaines de milliers de marqueurs génétiques furent ainsi passées au crible, les chercheurs n’ont trouvé que quelques associations entre des SNPs (polymorphismes d’un seul nucléotide), dont le plus efficient expliquait un peu moins de 1 % de la variance aux tests psychométriques, et les autres moins de 0,4 % (cf par exemple Harlar 2005, Craig 2006, Butcher 2008). L’effet est si faible qu’il faut répliquer ce genre d’études pour exclure les faux positifs. Et, en aucun cas, on ne trouve pour le moment de gène massivement impliqué dans les différences d’intelligence entre individus.

Cela pourrait paraître un échec, mais Robert Plomin n’en est pas très étonné. Sur la base de ses travaux et d’autres recherches en neurosciences et génétique du comportement, il a développé l’hypothèse des « gènes généralistes » (Kovas et Plomin 2006). Selon cette hypothèse, les mêmes gènes affectent la plupart des capacités et des incapacités cognitives lors du développement du cerveau et de ses interactions avec l’environnement. Sauf exception, ce ne sont pas des gènes impliqués dans le façonnage de tel ou tel module cognitif (langage, mathématique, mémoire de travail, etc.). Les deux propriétés essentielles sont ici la pléiotropie (un même gène a plusieurs effets) et la polygénicité (un même trait dépend d’une multitude de gènes). Les gènes généralistes, sans doute quelques dizaines à quelques centaines, moduleraient l’efficience des différentes structures et fonctions spécialisées du cerveau. Et l’intelligence serait la rencontre d’un bon réseau de gènes avec un bon milieu de développement.

Bien qu’elle ait eu mauvaise presse dans le passé, surtout pour des raisons idéologiques (querelles sans fin sur l’inné et l’acquis, les différences sexuelles et raciales), il est probable que l’étude des bases génétiques des capacités cognitives générale et spécifiques connaîtra une croissance continue et florissante. La raison en est l’importance symbolique et pratique de ces capacités pour l’espèce humaine, plus précisément pour les sociétés modernes désormais fondées sur l’exploitation intentise des ressources intellectuelles. « Comme nous entrons dans le XXIe siècle, il est très important de maximiser et optimiser l’éducation des gens, note Robert Plomin. Vous pourriez à l’avenir obtenir un indice de risque génétique. Vous pourriez voir quels enfants présentent des risques de déficience en lecture, et intervenir. L’espoir est de prédire et intervenir avec des programmes prévenant ces problèmes, au lieu d’attendre qu’ils se révèlent à l’école ». Une des découvertes majeures sur l’héritabilité de l’intelligence (et de la plupart des traits) est qu’elle augmente avec l’âge, de 0,3-0,4 pour des enfants de 5 ans à 0,7-0,8 pour les adultes au-delà de 18 ans. Cela tient notamment à la plasticité du cerveau humain, qui tend à se réduire avec le développement : stimuler une aptitude défaillante à 3 ans et à 20 ans n’aura pas du tout le même effet.

Des gènes aux visages

On parlait voici peu du rôle du système immunitaire (CMH) dans le choix des partenaires sexuels. Hanna C. Lie et ses collègues viennent de faire paraître une étude à ce sujet dans la revue Evolution. Ils ont photographié et génotypé 160 sujets des deux sexes, en calculant leur hétérozygotie (variabilité génétique) dans le complexe majeur d’histocompatibilité et d’autres marqueurs du génome hors système immunitaire. Les sujets étaient ensuite jugés pour leur attractivité : il en ressort une corrélation positive. Plus spécifiquement l’hétérozygotie du CMH des mâles est associée à la valeur moyenne de leurs traits faciaux (le fait que ceux-ci présentent peu d’écart par rapport à une moyenne des visages, ce qui est généralement un facteur de désirabilité dans les enquêtes de préférences sexuelles), et oriente la préférence exprimée par les femmes. L’hétérozygotie hors système immunitaire est quant à elle associée à la symétrie des traits féminins, et attire plutôt les hommes. Ces associations entre des indices phénotypiques et des traits génétiques suggèrent que nos préférences faciales répondent à des pressions sélectives en vue d’identifier des partenaires de bonne qualité.

LRRK2 : Brin face à son destin

Sur son blog, Sergey Brin, co-fondateur de Google, explique qu’il porte la mutation G2019S du gène LRRK2, impliqué dans la maladie de Parkinson dont sa mère et sa grand-tante ont déjà été victimes. La femme de Sergey Brin, Anne, a lancé le service privé de génomique personnelle 23andMe. Ses impressions concernant cette épée de Damoclès ? « Cela me place dans une position assez unique. Je connais tôt dans ma vie une chose à laquelle je suis substantiellement prédisposé. J’ai maintenant l’opportunité d’ajuster mon existence à ce risque (par exemple, il existe des preuves que l’exercice peut protéger contre le Parkinson). J’ai aussi la possibilité de poursuivre et soutenir la recherche sur cette maladie bien avant qu’elle m’affecte. Et, indépendamment de ma santé, cela peut aider les membres de ma famille aussi bien que les autres ».

19.9.08

Le visage de Dante

En 1921, l'anthropologue Fabio Frassetto avait procédé à l'identification de la dépouille du poète florentin Dante Alighieri (1265-1321). Stefano Benazzi et ses collègues sont partis de ces données morphométriques pour reconstruire le visage de l'auteur de la Divine comédie (ci-contre, cliquez pour élargir). L'une des difficultés provenait de l'absence de mandibule sur le squelette : celle-ci a été rebâtie en 3D en fonction de toutes les autres données crâniennes disponibles.

L'homme qui vient, la femme qui part

Notre système visuel est conçu de telle sorte que nous sommes capables de déduire un grand nombre d’informations d’une personne (ou d’un animal) en mouvement, même quand notre vision est imparfaite (champ de vision latéral, forme plus ou moins indistincte). De précédents travaux ont montré que les sujets peuvent inférer des analyses exactes – le sexe, l’état émotionnel voire certains traits de personnalité - à partir d’une perception partielle des mouvements d’autres sujets. L’une des méthodes expérimentales consiste à produire des figures virtuelles à partir d’une image réelle de personne en mouvement, image que l’on réduit par de simples points lumineux situés aux articulations du corps (on parle de «point-light figure»).

Anna Brooks et ses collègues ont demandé à des volontaires de juger si de telles figures virtuelles fixes étaient des hommes ou des femmes (avec le choix « neutre » en cas d’indécision) d’une part, d’estimer si les figures venaient vers eux ou au contraire s’éloignaient (impression subjective, car l’image était fixe). Résultat : les figures jugées masculines ou neutres sont plutôt perçues comme s’approchant de l’observateur, alors que les figures féminines semblent plus souvent en train de s’éloigner. Les auteurs suggèrent que ce biais d’orientation pourrait être une mise en alerte inconsciente, visant à focaliser l’attention sur un mâle qui s’avance afin d’évaluer ses intentions, qui ne sont pas forcément bonnes. Comme 90% des violences sont le fait de mâles plutôt que de femelles dans l’espèce humaine, un tel biais a son utilité. Quant à la perception inverse (la femme s’éloigne), elle peut aussi avoir ses raisons…

Référence :
Brooks A. et al. (2008), Correlated changes in perceptions of the gender and orientation of ambiguous biological motion figures, Current Biology, 18, 17, 9, R728-R729, doi: doi:10.1016/j.cub.2008.06.054

(Merci à Anna Brooks de m’avoir fait parvenir son papier).

Rationalisme et relativisme

Je lis en ce moment le livre fort intéressant de Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi. L’auteur y critique notamment le relativisme des « post-modernes » qui, en affirmant que tous les discours ont le même degré de vérité (ou même que la vérité n’existe pas), et en critiquant comme adversaire principal la modernité rationaliste, ouvriraient grande la porte au retour du religieux.

Ce qui me gêne dans ce type de discours, c’est la supposée incompatibilité entre rationalisme et relativisme. Cela tient à mon avis à une ambiguïté sur la notion de relativisme. Dans mon esprit, celui-ci consiste simplement à poser que les individus sont libres en dernier ressort de définir comme ils veulent le vrai, le bon, le beau, etc. C’est un principe général : l’homme ne naît pas avec l’obligation de souscrire dans son existence à tel ou tel discours établi, qu’il soit scientifique, religieux, idéologique ou autre. Mon relativisme ressemble plutôt à un pluralisme dans le domaine politique, éthique et esthétique ; et à un anarchisme dans le domaine épistémologique et ontologique. L’important est que ce relativisme ne prétend pas juger les contenus des propositions individuelles, simplement statuer sur la possibilité (infinie) de définir ou reconnaître les contenus propositionnels de son choix.

Mais un tel relativisme est parfaitement compatible avec une sélection personnelle opérée parmi les discours disponibles du vrai, du bon, du beau, etc. En tant que rationaliste, par exemple, je n’ai aucune difficulté à poser que les propositions magiques, mystiques ou métaphysiques sont soit vides de sens (car n’ayant aucune référence dans le réel) soit fausses (quand elles prétendent expliquer certains éléments du réel dont les références sont partagées par tout le monde). Et j’ajoute volontiers que les individus souhaitant réellement vivre sous le régime exclusif de telles propositions sont des idiots ou des fanatiques, dont le mode de pensée sera incapable d’améliorer sensiblement leurs conditions matérielles d’existence. Ayant dit cela, je n’ai pas failli à mon rationalisme, mais je n’ai pas pour autant renié mon relativisme : s’il existe des idiots ou des fanatiques, s’ils estiment détenir le vrai, qu’ils agissent, pensent, vivent et meurent en conformité avec leur idéal, cela sera une expérience humaine comme une autre, que l’on jugera à ses fruits. Tant qu’ils nuisent à eux-mêmes et non à autrui, cela m’indiffère totalement. Je pense que cette indifférence n’existe pas chez ceux qui opposent rationalisme et relativisme : par compassion envers autrui ou par foi dans la raison, ils ne conçoivent pas qu’une partie des humains soit abandonnée à ses diverses erreurs. Mais cette compassion et cette foi ne sont plus rationnelles… et cette posture n’est donc plus rationaliste à mes yeux.