31.7.08

Têtu Malin comme une mule

Le mulet (pour les mâles, mule pour les femelles) désigne l’hybride d’une jument et d’un âne. Selon la sagesse populaire, l’animal est réputé têtu. Mais la sagesse scientifique suggère qu’il est surtout intelligent. Leanne Proops et ses collègues ont fait passer des tests cognitifs à des chevaux, des ânes et des mulets. Il s’agissait d’associer des symboles à des seaux afin de gagner l’accès à la nourriture. Résultat : les mules ont surpassé leurs géniteurs dans cet exercice. Pour les chercheurs, cette faculté illustre un phénomène plus général connu sous le nom de « vigueur de l’hybride » : quand les gènes des ascendants se rencontrent et se mélangent, ils produisent (parfois) des traits supérieurs. On savait déjà que les mulets sont plus endurants que les chevaux et les ânes, ils se révèlent aussi plus malins.

Référence :
Proops L. et al. (2008), Mule cognition: a case of hybrid vigour?, Animal Cognition, online pub., doi : 10.1007/s10071-008-0172-1

La philosophie pense-t-elle ?

Dans une conférence d’abord, puis dans Qu’appelle-t-on penser ?, Heidegger disait que la science ne pense pas. Et s’en expliquait ainsi. « Cette phrase : " la science ne pense pas ", qui a fait tant de bruit lorsque je l'ai prononcée signifie : la science ne se meut pas dans la dimension de la philosophie. Mais, sans le savoir elle se rattache à cette dimension. Par exemple : la physique se meut dans l'espace et le temps et le mouvement. La science en tant que science ne peut pas décider de ce qu'est le mouvement, l'espace, le temps. La science ne pense donc pas, elle ne peut même pas penser dans ce sens avec ses méthodes. Je ne peux pas dire par exemple avec les méthodes de la physique, ce qu'est la physique. Ce qu'est la physique, je ne peux que le penser à la manière d'une interrogation philosophique. La phrase: "la science ne pense pas" n'est pas un reproche, mais c'est une simple constatation de la structure interne de la science : c'est le propre de son essence que, d'une part, elle dépend de ce que la philosophie pense, mais que d'autre part, elle oublie elle-même et néglige ce qui exige là d'être pensé ».

Il y a dans ce propos une bien étrange posture. La science ne penserait pas l’espace ou le temps, par exemple, la philosophie seule y parviendrait. Mais que pense au juste cette philosophie quand elle forme des propositions avec les concepts « espace » ou « temps » ? Quelle est la garantie que les concepts en question aient le moindre sens au-delà de l’énoncé du philosophe qui les emploie ? Et en quoi la croyance dans la valeur de vérité des propositions de ce philosophe diffère-t-elle d’une croyance dans un éventuel non-sens, ou bien encore dans un monde imaginaire sans la moindre correspondance à la réalité ?

A ces questions épistémologiques bien connues s’ajoutent des constats plus basiques. Avant le XVIIIe siècle, science et philosophie ne formaient le plus souvent qu’une seule et même discipline (voir ici ce qu’en dit Dennett). Et quand on lit des textes de scientifiques modernes comme Heidegger aurait déjà pu en lire – Darwin, Poincaré, Boltzmann, Russell, Broglie, Dirac, Planck, Einstein, Heisenberg, etc. –, on s’aperçoit qu’il existe bel et bien une pensée chez eux, une pensée qui précède, accompagne ou suit l’analyse purement scientifique du réel. Et c’est aussi vrai chez nos contemporains, de Changeux à Hawking, de Damasio à Connes, d’Edelman à Omnès.

De mon point de vue, il faudrait plutôt inverser les termes de la problématique heideggerienne, et poser : la philosophie ne pense pas, elle spécule. Dans tous les sens de ce mot : elle tire avantage de ce qui n’existe pas (dans le sillage d’une critique russellienne du mysticisme, et au-delà dans celui de la « création de concept » au sens de Deleuze, soit le fait de nommer et normer ce qui ne l’est pas encore), mais elle reflète également la réalité dans une certaine représentation d’elle-même à travers un ordonnancement des jeux de langage (dans la logique « spéculaire » que Rorty entendait dépasser). Il en va de la philosophie comme de toute spéculation : la découverte d’un « bon filon » assure la prééminence du spéculateur qui en eût l’intuition ; les effets de mode créent des courses en avant spéculatives dont on s’aperçoit, un peu tard, qu’elles reposaient sur un quasi-vide.

Génétique du transsexualisme

Clemens Temfer et ses collègues de l’Université de médecine de Vienne (Autriche) ont analysé l’ADN de 49 transsexuels femme>homme (FtM) et de 102 transsexuels homme>femme (MtF), en comparaison avec le génotype de 1669 individus non transsexuels (756 hommes, 915 femmes). Ils ont découvert que les variations d’un gène codant pour l’enzyme cytochrome P17. Ce gène et cet enzyme influent sur la concentration de testostérone dans les tissus, c’est-à-dire qu’ils contribuent à masculiniser ou féminiser les phénotypes. Une variante de ce gène (polymorphisme d’un simple nucléotide ou SNP) appelée CYP17-34 T>C SNP (soit le remplacement de la base thymine par la base cytosine) est présent plus fréquemment chez les femmes transsexuels (44 %) que chez les femmes non transsexuels (31 %). La même différence ne s’observe pas chez les mâles.

Le transsexualisme se caractérise souvent par la conscience d’un décalage entre sexe physique et sexe psychologique, le sentiment que l’on appartient à l’autre sexe et que son assignation de naissance est une « erreur ». Cette disposition d’esprit est probablement sous la dépendance d’autres gènes que CYP17, mais aussi de facteurs environnementaux. Au-delà du transsexualisme, ce genre de travaux rappelle que du point de vue biologique, la « sexuation » de l’individu va bien au-delà des caractères sexuels primaires (organes génitaux) : c’est l’ensemble du corps qui est sensible à la balance des hormones sexuelles dès la conception, à commencer bien sûr par le premier organe sexuel, le cerveau.

Référence :
Bentz E.K. et al. (2008), A polymorphism of the CYP17 gene related to sex steroid metabolism is associated with female-to-male but not male-to-female transsexualism, Fertility and Sterility, 90, 1, 56-59, doi:10.1016/j.fertnstert.2007.05.056

Illustration : l’artiste Tobias Bernstrup, dont je ne puis au passage que vous conseiller les excellentes productions (pour ceux qui aiment la pop-electro).

(Merci à Peggy d’avoir attiré mon attention sur ce papier).

Hyperhumanisme

Dans Libération, Eric Fassin doute comme nous le fîmes ici de la pertinence des distinctions joffrinesques sur la discrimination par la religion, la "race", la communauté ou l'origine :

« Remplacer le mot suffit-il à éviter le problème ? Rien n’est moins sûr. D’un côté, cela ne change rien au fait que le judaïsme est aussi une religion, qu’on peut aussi choisir : après tout, dans le texte de Siné, la phrase incriminée concerne une conversion supposée. Trouverions-nous légitime de rire de cette religion aujourd’hui ? La distinction que propose Laurent Joffrin l’amènerait-elle à défendre, au nom de la liberté d’expression, un retour de l’antijudaïsme chrétien, simple attaque politique contre une autre idéologie ? Ne faudrait-il pas plutôt supposer que l’antisémitisme, dans ce cas, ne ferait qu’avancer masqué ? Et pourquoi raisonner autrement lorsqu’il s’agit de l’islam ? D’un autre côté, si les musulmans ne sont, pas plus que les juifs, une « race », ne sont-ils pas tout autant définis par une origine ou une communauté ? En France, et ailleurs, l’islam n’est pas seulement une croyance ; c’est aussi une appartenance. C’est de la même manière qu’on parle en Irlande de protestants et de catholiques. »

Mais notre homme étant sociologue, c’est-à-dire fonctionnaire du lien social et préposé à la fraternité d’État, il semble en tenir pour une position encore plus indéfendable : non seulement il ne faudrait pas attaquer les « races » (lapsus calami du texte originel de Joffrin), les communautés ou les origines, mais on devrait encore respecter les religions à peine de tomber dans un « racisme sans race » ( ?).

Prenons un peu de champ : de quoi ces jérémiades autour de l’affaire Siné-Val sont-elles le symptôme ? En petit angle, c’est le réveil des identités communautaires, notamment le conflit triangulaire Occident-Israël-Islam, la crispation d'une partie de la communauté juive autour de son identité politiqu et/ou ethno-historique, et la résurgence d'un antisémitisme populaire à base religieuse, politique voire sociale. En grand angle, c’est la difficulté de vivre ensemble quand, pour des tas de raisons, on ne s’apprécie pas mutuellement. La position de Fassin reflète une solution encore dominante à ce problème, au moins dans les démocraties occidentales, à savoir une logique antidiscriminatoire généralisée : que ce soit dans l’opinion ou l’action, on devrait tout respecter, ne jamais offenser, blesser, inférioriser, choquer, discriminer, choisir, etc.

On pourrait appeler cette position l’humanisme hypermoderne ou mieux encore l’hyperhumanisme. Le premier humanisme (moderne) indexait sa valorisation de l’humain sur un certain nombre de propriétés, notamment la raison. Les hommes n’étaient pas libres et égaux dans l’abstrait, ils l’étaient dans la mesure où l’usage de leur raison permettait d’asseoir leur autonomie. Il y avait donc dans cet humanisme une exigence, une tension vers l’émancipation expliquant notamment le conflit avec les religions ou les régimes entendant maintenir l’homme en état de minorité.

L’hyperhumanisme de notre modernité tardive, c’est le respect absolu de l’humain sans la moindre exigence, la moindre condition, la moindre qualité. Le seul fait d’être humain confère cette fameuse « dignité » imposant la considération de tous, interdisant d’affirmer que certaines attitudes, certaines croyances, certaines conditions nous semblent indignes de notre respect, valant au mieux notre indifférence, et pourquoi pas ces postures diverses que sont le mépris, le dégoût, le dédain, la distance ou la dérision. Le paradoxe de cet hyperhumanisme, c’est que sa raison d’être provient des défauts de cet humain qu’il entend sacraliser et ériger en tabou. Car de quoi ont peur les hyperhumanistes ? Que la liberté d’expression conduise les humains à dévoiler leur haine, et que cette haine conduise à la violence. Mais s’il en est ainsi, c’est que nombre d’humains redeviennent des primates haineux et violents dès que les circonstances s’y prêtent, que nombre d’humains trouvent sens à leur existence dans un groupe distinct des autres groupes, que nombre d’humains n’arrivent pas à vivre sereinement tant que d’autres humains pensent et vivent différemment d’eux, que nombre d’humains se complaisent dans le préjugé, la partialité et la paresse d’esprit, que nombre d’humains n’ont pas la rationalité suffisante pour mettre à distance, canaliser, sublimer leurs passions et leurs désirs, que nombre d’humains sont humains, trop humains et qu’il n’y a là aucune matière à respect.

L’hyperhumanisme de notre modernité tardive, c’est en un même mouvement le triomphe et la faillite de l’humain.

30.7.08

L'abus d'alcool ne nuit pas à sa santé

Décrit en 1848, le ptilocerque de Low (Ptilocercus lowii) est une musaraigne de Malaisie se nourrissant toute l’année d'un nectar fermenté produit par un palmier (Eugeissonia tristis). Ledit nectar titre à 3,8 % d’alcool, pas très loin de nos bières et cidres. La concentration en éthyl-glucuronide (un dégradé de l’alcool) dans les tissus de notre musaraigne donne un résultat 30 fois supérieur à ce qui serait (légalement) considéré comme un état d’ébriété chez l’homme. Mais le rongeur ne manifeste aucun symptôme de l’ivresse, bien qu’il passe en moyenne 138 minutes de ses nuits à picoler le nectar. Les chercheurs entendent bien se pencher sur l’organisme de ce soiffard-né, afin de comprendre quelles adaptations lui ont permis de supporter sa consommation sans dommage apparent pour le cerveau, le foie et autres tissus si souvent endommagés chez les suppôts de Bacchus.

Référence :
Wiens F. et al. (2008), Chronic intake of fermented floral nectar by wild treeshrews, PNAS, online pub., doi: 10.1073/pnas.0801628105

Illustration : DR.

Sur l'inflation des conneries

Pourquoi assiste-t-on à une telle inflation des conneries (bullshits), s'interrogeait le très sérieux philosophe Harry G. Frankfurt au début des années 1980. Son texte a été traduit bien plus récemment en français, et je viens seulement de le découvrir, un peu par hasard.

Frankfurt voit notamment la prolifération des conneries – bullshits entendues comme idiotie, mais aussi baratin, bêtise, blabla, charlatanerie, fumisterie, etc. – comme une conséquence du progrès de la communication, poussant chacun à s'exprimer sur des sujets qu'il connaît peu ou pas, mais sur lesquels il entend avoir un avis, et si possible définitif. Bien que les occasions de s'exprimer sur un domaine l'emportent nettement sur la connaissance de ce domaine, l'ignorance ne conduit pas au silence.

Mais les conneries prolifèrent aussi selon lui sur un mode de pensée « antiréaliste », où l'ancien « idéal d'exactitude » a été remplacé par un « idéal de sincérité », où l'effort d'une recherche de la réalité objective ne fait plus recette face aux ressources infinies des subjectivités bavardes et authentiques. (Il n'est sans doute pas indifférent que Frankfurt ait initialement rédigé ce texte pour ses fellows de l'Université de Yale à une époque où Jacques Derrida et ses amis commençaient à y importer le postmodernisme.)

Le problème de la sincérité ? « En tant qu’être conscients, nous n’existons que par raport à d’autres choses, et nous ne pouvons nous connaître sans les connaître aussi. En outre, aucune théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vérité la plus facile à connaître pour un individu serait la sienne. Les faits qui nous concernent personnellement ne frappent ni par leur solidité ni par leur résistance aux assauts du scepticisme. Chacun sait que notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins stable que celle des autres choses. La sincérité, par conséquent, c’est du baratin. »

Je ne suis pas tout à fait sûr qu'en parlant ainsi d'une « nature insubstantielle » (« Our natures are, indeed, elusively insubstantial » dans la version anglaise) Harry G. Frankfurt n’énonce pas lui-même une grosse connerie. Mais je vais y réfléchir, pour éviter d’en ajouter une au flot continu se déversant sur les cerveaux humains – flot où j'ai bien sûr ma part, comme nous tous.

Référence :
Frankfurt Harry G. (2008), De l’art de dire des conneries (On Bullshits), 10/18, Paris, 78 p.

La vie est conflit

« Ce qui s'oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie, et la lutte engendre toutes choses. »
Héraclite, Fragments (trad. Simone Weil).

Parmi les enseignements philosophiques de la théorie de l’évolution, celui-ci me paraît fondamental : la vie est conflit. Par conflit, il faut entendre au sens le plus simple l’antagonisme, l’existence de forces contraires dans un même champ.

La vie n’est pas concevable sans conflit car la survie et la reproduction de tout être entrent en compétition avec la survie et la reproduction des autres, dans un milieu où les ressources disponibles (l’énergie utile) atteignent une limite. Quand des organismes captent toute l’énergie qu’ils peuvent de leur milieu, la compétition commence entre ceux qui captent plus ou moins bien, entre les stratégies de captation dont ces organismes sont porteurs. Et ces formes vivantes, en tant qu’elles ont métabolisé de l’énergie, vont devenir elles-mêmes des sources d’énergie pour leurs prédateurs ou leurs parasites, qui seront eux-mêmes en compétition pour cela. Et ainsi de suite. Toute chaîne alimentaire est ainsi l’équilibre instable et provisoire des conflits enchevêtrés du vivant. Le conflit est la dynamique de la vie, son mouvement perpétuel.

La vie est vide de toute finalité pré-existante. Quiconque adhère à la théorie de l’évolution adhère à une conception afinaliste ou antitéléologique de la vie : elle n’est pas orientée vers un but, un objectif, elle ne correspond pas à un dessein, elle est une somme d’éléments et d’ensembles obéissant à leur condition locale d’existence. Le conflit est la résultante « aveugle » de ces conditions, des propriétés physico-chimiques dont la vie manifeste une certaine organisation. Si l’on veut, le conflit est déjà en germe dans les lois régissant la nature non vivante. La conservation de l’énergie implique par exemple qu’à toute variation d’intensité d’un phénomène répondra une autre variation : cette somme nulle peut aussi bien être appelée conflit dès lors que l’organisme perçoit l’effet de la variation sur son équilibre (homéostasie) et agit dans telle ou telle direction pour rétablir celui-ci.

Du point de vue de l’organisme, le conflit est potentiellement coûteux (en temps, en énergie), et il fait comme tel l’objet d’une pression sélective dans l’évolution. Toutes les « inventions » de la vie – c’est-à-dire ses organisations auto-émergentes – pour limiter certaines formes de conflit ne font cependant que porter celui-ci sur d’autres territoires, d’autres objets. Ces inventions se nomment génome, individu, société, sexualité, par exemple. Tout individu contient dans son propre génotype des gènes en conflit (Burt, Trivers 2008), dont les effets se concurrencent (pléiotropie antagoniste) ; et cet individu ne peut envisager son existence sans la possibilité ouverte de lutter, soit contre d’autres individus de la même espèce, soit contre des phénomènes adverses de son milieu. La société agrège les individus en minimisant leurs luttes internes à cette société, mais outre que ces luttes ne disparaissent jamais vraiment (elles prennent pour objet des rangs, des statuts, aussi des ressources et des partenaires au sein de la société), chaque société est en conflit potentiel avec d’autres sociétés, et toutes les sociétés se maintiennent dans la lutte contre les éléments adverses de leur environnement.

Dans les interprétations philosophiques de la théorie de l’évolution, on entend parfois dire : la vie est un mixte de compétition et de coopération, d’égoïsme et d’altruisme, etc. Mais ce constat trivial manque l’essentiel, à savoir que la compétition comme la coopération, l’égoïsme comme l’altruisme existent dans la disposition générale et commune du vivant au conflit. Nous l’avons souvent écrit et décrit sur ce site, dans le cas de l’altruisme (voir par exemple ici ou ici) : celui-ci apparaît comme solution favorable (c’est-à-dire sélectionnée par l’évolution car victorieuse) dans les divers niveaux conflits entre les gènes, les individus ou les groupes. Et l’altruisme porte simplement le conflit au-delà des autres, il intègre et rassemble les autres depuis la perspective d’un nouveau champ de bataille – cette lutte est en dernier ressort la condition d’existence et de maintien de l’altruisme.

De ce point de vue, l’homme pourrait être décrit comme l’animal le plus conflictuel jamais produit par l’évolution, le couplage du langage, de la raison et du désir étant au cœur de notre dynamique d’espèce. Ceux qui en doutent n’ont qu’à observer le discours humain, et y évaluer l’importance acquise par les propositions existant à l’ombre ou dans la menace d’un rival, d’un adversaire, d’un ennemi — que celui-ci soit matériel ou symbolique, physique ou psychologique, interne ou externe, réel ou fantasmé. Microbes, maladies, pauvreté, réchauffement, pollution, drogue, insécurité, vieillissement, capitalisme, communisme, croyants, infidèles, étrangers, inégalités, vices, penchants... je consulte un média et je ne vois pas un seul domaine local ou général, grave ou futile, personnel ou impersonnel, où les hommes ne se définissent pas à un degré ou à un autre comme « en guerre contre », quitte à se diviser sur les objets ou les méthodes de cette guerre, pour en nourrir ainsi de nouvelles. Hobbes parlait de la « guerre de tous contre tous », mais c’est une image limitée et erronée. Chez l’humain et là où Hobbes portait sa réflexion, il y a d’abord la guerre des groupes contre les groupes, et des individus contre les groupes comme des groupes contre les individus. Mais aussi bien la guerre de chacun pour le maintien de son équilibre, la guerre de tous contre l’aléa ou la mort, la guerre des idées ou des désirs au sein de chaque cerveau et entre les cerveaux… énormément de territoires que l’on n’a pas l’habitude de penser pour ce qu’ils sont, des zones de combat.

Référence :
Burt Austin, Robert Trivers (2008), Genes in Conflict. The Biology of Selfish Genetic Elements, Belknap / Harvard University Press, Cambridge, London, 602 p.

29.7.08

30 ans de Louise Brown : l'exception catholique

Cette semaine, Louise Brown fête ses trente ans. Elle fut le premier bébé éprouvette de l’histoire : trois millions de naissances par fécondation in vitro (FIV) ont eu lieu dans le monde depuis cette date. Dans une tribune du New Scientist, Michael Brooks s’interroge sur la position de l’Eglise catholique concernant la FIV. C’est en effet la dernière grande religion à condamner cette pratique. En 1986, le cardinal Ratzinger (actuel Benoît XVI, donc) écrivait que la procréation médicalement assistée « place la vie et l’identité de l’embryon dans le pouvoir des médecins et des biologistes et établit la domination de la technique sur l’origine et la destinée de la personne humaine ». Depuis, l’Eglise catholique considère la FIV comme « moralement inacceptable » : l'homme ne peut pas jouer à dieu. Le catholicisme est pourtant isolé, rappelle Brooks : la plupart des autorités musulmanes, protestantes, juives ou bouddhistes tolèrent ainsi l’usage de la procréation médicalement assistée pour les couples stériles. Dans le monde sunnite par exemple, la première fatwa favorable à la FIV a été promulguée à peine deux ans après la naissance de Louise Brown. La seule condition est que l’opération ne fasse pas intervenir un tiers donneur. Le chiisme se montre plus souple encore, puisque les dons de gamète y sont autorisés.

Géométrie variable de la liberté d'expression selon Joffrin

"On choisit sa religion, on ne choisit pas son origine. L’islamisme est une religion devenue idéologie politique, soumise comme toutes les autres au feu de la critique et de la satire. Le fait d’être juif n’est pas un choix : attaquer les juifs en tant que juifs, comme le fait Siné, c’est la définition même du racisme. On est un peu accablé d’avoir à rappeler ces principes élémentaires."

Dans cette affaire Siné qui ressemble de plus en plus à un trou noir de la pensée, bien plus réel que ceux du Cern, voici donc l'analyse de Laurent Joffrin dans Libération. Outre qu’il n’a rien à voir avec les propos de Siné (qui attaquaient un individu en particulier pour sa conversion religieuse), je trouve ce texte particulièrement idiot.

Cela revient à poser que l’on n’aurait pas le droit (ou qu'il serait immoral) de dire du mal de ce qui ne relève pas d’un choix. Impossible donc de clamer : je déteste les blonds, les cons, les psychopathes, les obèses, les dépressifs, les vieux, les mioches, les femmes, les hommes, les bigleux, les timides, les diabétiques, les borgnes, les peureux, ou les nains. Et donc aussi les homosexuels ou les hétérosexuels, les Juifs ou les Bretons, les noirs ou les blancs, les cactus ou les chats. Et bien sûr le Joffrin, puisqu’attaquer le Joffrin en tant que Joffrin, ce doit être la définition même de la haine.

Le fait que l’on choisisse sa religion, en revanche, ouvrirait toutes grandes les portes de la liberté d’expression. On peut donc dire : « le christianisme est une religion d’esclaves », « le judaïsme a été conçu pour des paranoïaques » ou « l’islam séduit les QI inférieurs à 80 », tout cela sera une « critique » ou une « satire », les juifs, les chrétiens ou les musulmans ayant choisi d’être ce qu’ils sont, la religion étant la seule visée. On se demande en quoi ces propos sont moins offensants, dangereux, idiots, blessants ou simplement faux que ceux critiquant les individus ou les groupes pour ce qu'ils sont. Mais cela semble pourtant très clair dans l'esprit de Joffrin. Qui est ce qu'il est, et ne l'a pas choisi.

Le sexe des mathématiques

Nouvelle pièce dans le débat récurrent sur les différences cognitives hommes-femmes : une étude américaine sur 7 millions d’écoliers, collégiens et lycéens passant des épreuves standardisés dans diverses matières, dont les mathématiques. Résultat : du grade 2 au grade 11, les différences entre filles et garçons sont statistiquement négligeables. Malgré cela, les carrières universitaires en mathématiques et surtout physique et ingénierie restent par la suite inégalitaires, les vocations masculines dépassant toujours les féminines. Les auteurs ont étudié la variance au sein de chaque sexe (c’est-à-dire la forme de la distribution par rapport à la moyenne). Il apparaît que les garçons ont une variance supérieure aux filles à tous les grades (entre 1,11 et 1,21 pour le ratio garçons / filles). Concrètement, cela signifie que l’on recrute en moyenne un peu plus de garçons chez les mieux et les moins bien notés en science. L’analyse des meilleurs résultats (supérieurs au 95e et au 99e percentiles) confirme ce trait chez les individus d’origine caucasienne (sexe ratio de 1,45 pour le 95e et 2,06 pour le 99e), mais pas chez les individus d’origine asiatique (1,09 et 0,91). L’échantillon était cependant plus faible dans le second cas que dans le premier (n = 219 et 3473). Les individus d’origine hispanique, africaine ou amérindienne n’étaient pas assez représentés dans ces percentiles pour analyser la variance selon les sexes.

Référence :
Hyde J.S. et al. (2008), Gender similarities characterize math performance, Science, 321, 494-495 doi: 10.1126/science.1160364

Sur le même thème : Filles, garçons et maths : un biais culturel ?

Engagement politique, cerveau social, qualité du sperme...

Le magazine Science rapporte le contenu de quelques présentations et débats tenus lors du dernier congrès de l’Association américaine de génétique du comportement, à Louisville (Kentucky). James Fowler et Christopher Dawes ont exposé les résultats de travaux récents sur l’héritabilité des opinions politiques (entre libéraux et conservateurs, soit en première approximation la gauche et la droite américaines).

Une étude portant sur 396 vrais et faux jumeaux de Los Angeles, dans le cadre du National Longitudinal Study of Adolescent Health, a montré que les corrélations de vote sont plus fortes pour les jumeaux monozygotes (.71) que pour les jumeaux dizygotes (.50). Les deux chercheurs parviennent à une héritabilité de 53% : la moitié des différences d’orientation politique serait donc due à des facteurs biologiques. Ce chiffre est à peu près conforme aux précédents résultats en ce domaine, les premiers travaux ayant été publié par le psychologue Nicholas Martin voici plus vingt ans. Dans un autre travail portant sur 806 jumeaux, Fowler et Dawes sont même parvenus à une estimation de 72 % pour cette héritabilité. Ils ont par ailleurs suggéré que l’intensité de l’affiliation politique (l’engagement, analysé par questionnaire et mesuré sur une échelle de sept points) est elle-même en partie sous la dépendance des gènes (héritabilité de 46 %). Plusieurs groupes se penchent sur ces questions et essaient de passer du niveau statistique au niveau moléculaire, c’est-à-dire d’identifier les gènes influençant la personnalité dans un sens favorable à telle ou telle orientation politique. L’hypothèse est faite que certains traits, comme le « désir de coopération » ou prosocialité, influence la nature des engagements politiques individuels.

Ce « cerveau social » n’en finit d’ailleurs pas de passionner les chercheurs, qui forment toutes sortes d’hypothèses à son sujet. L’anthropologue Robin Dunbar avait observé que l’augmentation de l’encéphalisation, et particulièrement du cortex, coïncide chez les primates sociaux avec un accroissement de la taille des groupes. Un psychologue de l’Université d’Edimbourg, Timothy Bates, a voulu vérifier si cette corrélation se retrouve au niveau individuel : sur une population de 200 étudiants, il a pris divers mesures (taille de la tête, QI, test d’empathie, questionnaire sur le nombre d’amis proches et le cercle élargi des relations). Ni le QI ni la taille de la tête ni les facultés cognitives en général ne montrent d’association significative avec la taille du réseau social d’un individu. Comme on peut s’y attendre, ce sont plutôt des traits de personnalité – en premier lieu l’extraversion – qui joue un rôle de premier plan. Ramené à l’hypothèse de Dunbar, ce travail suggère que la taille des groupes sociaux ne résulte pas forcément d’une pression sélective sur les facultés cognitives, mais plutôt sur les caractères « agréables » des individus. Y compris dans le domaine de la compétition sexuelle, la mieux placée pour expliquer l’évolution si rapide de notre gros organe (le cerveau, bien sûr).

A ce sujet, Geoffrey Miller, Linda Gottfredson et Rosalind Arden ont rapporté au même congrès les résultats d’un travail portant sur la corrélation entre le QI et la qualité du sperme (quantité, motilité et densité des spermatozoïdes). 425 Vietnamiens âgés de 31 à 44 ans se sont prêtés à l’exercice. Ils ont trouvé une corrélation positive, mais modeste de .13. L’idée d’un « facteur général de fitness » qui inclurait aussi bien des traits physiques que mentaux soulève cependant le scepticisme de leurs collègues. On n’a par exemple pas trouvé de corrélation entre la qualité du sperme et la symétrie droite-gauche (face et corps), alors que cette dernière est un bon prédicteur de santé et d’attractivité sexuelle.

28.7.08

253 milions...

C'est le nombre de Chinois connectés à l'Internet, nation qui devance désormais les Etats-Unis en chiffre absolu. Avec une croissance de 56% sur l'année écoulée, et seulement 19,1% de la population aujourd'hui en ligne, les marges de progression sont conséquentes. L'Internet est-il compatible avec la dictature, et contrôlable en dernier ressort par la censure d'Etat, ou sera-t-il capable de lancer / accélérer des métamorphoses politiques ? Comment se manifestera le poids croissant de l’Asie sur les contenus du réseau, lorsque le centre de gravité sera déplacé vers l’Orient par la simple masse critique des internautes ? Les logiciels ou algorithmes de traduction automatique parviendront-ils à fluidifier la communication et permettre la compréhension, ou l’anglais « basique » s’imposera-t-il définitivement comme langue d’échange ? Cette expérience en temps réel nous donnera les réponses.

Réflexions d'avant la fin du monde (dans quelques mois, depuis la Suisse)

La fin du monde ? Dans quelques mois. Elle devrait commencer en Suisse, lors de la mise en service du LHC (Large Hadron Collisionner) au Cern. Le LHC est un accélérateur de particules destiné à analyser les propriétés quantiques, le plus puissant jamais mis en service. Pourquoi provoquerait-il la fin du monde ? Parce qu’il existerait une probabilité non-nulle de créer un trou noir capable d’engloutir la Terre, le système solaire, et le coin de galaxie où nous vivions assez paisiblement.

Cette thèse est popularisée par Walter Wagner (États-Unis) et Luis Sancho (Espagne), dont seul le premier a une formation de physicien. Ces deux personnes ont entamé diverses actions en justice (voir leur site) et la rumeur de l’Univers englouti par l’homme en raison de la création d’un trou noir a rapidement gagné Internet.

En fait, les physiciens du LHC ont travaillé depuis plusieurs années sur ces hypothèses, dans le cadre d’un Groupe d’évaluation de la sécurité des collisions (LSAG). Ce groupe a publié un rapport en 2003 (ici, en pdf, anglais ; revue de ce rapport ici, pdf, anglais), puis réédité récemment une synthèse (ici, en pdf, français). Ces documents envisagent diverses possibilités liées aux expériences du Cern :
  1. recréation de rayonnement cosmique (mais toujours bien moins que ceux produits par la nature et qui bombardent en permanence la Terre comme le reste des planètes et étoiles),
  2. trous noirs microscopiques (par collision de protons, leur existence reste spéculative mais s’ils existent, ils sont très répandus dans l’Univers et incapables d’initier l’accrétion de matière pendant leur courte existence)
  3. strangelets (bloc de matière étrange contenant des quarks up, down et étranges, cette matière étrange devant se transformer en matière ordinaire en l’espace d’un millième de millionième de seconde)
  4. bulles de vide (hypothèse d’un Univers en configuration non stable qui pourrait basculer à cause d’une variation locale – au Cern – dans l’état stable dit de la bulle de vide)
  5. monopôles magnétiques (création de particules hypothétiques possédant une charge magnétique unique et capables de désintégrer des protons, mais la théorie prédit qu’elles sont trop lourdes pour être produites dans le LHC et que les plus légères sont déjà piégées dans le champ magnétique terrestre).

Quoi qu’il en soit, le LHC pose une intéressante question sur le principe de précaution. Toute à ses peurs multiformes, notre époque produit en permanence des mises en garde sur les risques supposés d’innovation (OGM par exemple) ou de changements induits par l’homme (réchauffement climatique par exemple). Et lorsqu’il s’agit de prendre des décisions, il faut évaluer le rapport au risque par des calculs de type fréquence-gravité (plausibilités et valeur de l’aléa). Dans le cas du grand collisionneur du Cern, nous sommes confrontés à l’éventualité d’une gravité infinie (la disparition de la Terre, de la vie, voire de l’Univers) affectée d’une probabilité non nulle (elle n’est pas nulle car le raisonnement scientifique dans le domaine quantique reste très spéculatif, et bon nombre de conclusions du LSAG sont de simples inductions à partir de l’état actuel de l’Univers ; ou parce que nous n’avons pas les outils scientifiques pour cette évaluation, puisque l’expérience est censée nous les fournir en nous renseignant sur les lois quantiques).

Tout cela devrait conduire logiquement à l’interruption de la mise en service du LHC. Et si nous acceptons malgré tout de prendre un tel risque, il faudrait peut-être reconsidérer la dimension dérisoire de nos angoisses sur les OGM, le réchauffement, les nano- et biotechnologies, tous ces épouvantails à (têtes de) moineaux...

Qui a peur de la rationalité procréative ?

Insémination artificielle, don de gamètes, clonage par transfert nucléaire, gestation pour autrui (mères porteuses)… c’est dans le domaine de la procréation que la réflexion éthique contemporaine est la plus nourrie, et que la moralisation législative et judiciaire du corps est la plus avancée. Pourtant, toutes ces techniques ne concernent qu’une minorité de couples stériles, soit une évidente disproportion par rapport à l’agitation intellectuelle, politique et médiatique. La grande peur de nos moralistes : que cette conception assistée par la technoscience s’étendent aux couples fertiles. Mais de quoi ont-ils peur au juste ? De quelques excès déraisonnables ou, au contraire, de l’émergence d’une procréation raisonnée, où l’on s’apercevrait que la raison n’accepte pas comme un bloc indivis l’héritage de l’humaine nature ? Car cela vaudrait aveu : ce dont nous ne voudrions pas pour nos descendants, nous ne l’aurions pas voulu non plus pour nous-mêmes, ni pour nos semblables. Une telle discrimination dans les possibles, voilà qui résonne avec douleur dans les si délicates oreilles de l’humanisme…

27.7.08

Neutralisation de la violence : phase II

Désir d’appartenance, désir de reconnaissance, désir de puissance : ces trois traits humains conduisent souvent à la violence. Le capitalisme s’est développé comme une réponse moderne à cette question : en mettant leur énergie dans le travail, en visant à acquérir des biens matériels, en transformant la nature plutôt que leurs semblables, en se concentrant sur leur intérêt égoïste, en acceptant l’échange par un équivalent universel (argent), les hommes devaient se divertir des passions dangereuses qui les menaient à la guerre. Ce ne fut qu’une demi-réussite : le capitalisme n’a nullement empêché le développement du nationalisme, du colonialisme ou de l’impérialisme ; il a provoqué des réactions fascistes, nazis et communistes à l’ordre social qu’il proposait.

Je fais l’hypothèse qu’une seconde phase de neutralisation de la violence est en train d’émerger, dont Internet et les réseaux numériques sont l’expression. A la suite d’Alexander Bard et Ian Söderqvist, et en première approximation, on peut appeler cette phase l’« informationalisme ». Elle ne remplace pas le capitalisme, mais s’y agrège. Elle ne concerne pas les biens matériels, mais les biens psychologiques et symboliques (les idées, les goûts, les valeurs, les sentiments, les symboles, le signes, les images, les emblèmes, etc.). L’énergie que les hommes mettent à transformer le cadre matériel (capitalisme) restait jusqu’à présent intacte quand il s’agissait de définir le cadre symbolique, c’est-à-dire l’idée partagée d’un monde beau, vrai, bon, juste, etc. D’où la fortune des idéologies / religions / récits collectifs visant à concentrer cette énergie mentale, à alimenter les désirs d’appartenance, de reconnaissance et de puissance, à produire finalement le conflit et la guerre entre visions antagonistes d’un monde commun désirable.

Avec Internet et plus généralement la numérisation du monde, on assiste à une implosion de ces grands récits canaliseurs et catalyseurs de violences symboliques. Noyés dans un flot immense et exponentiel d’informations, nous percevons peu à peu les anciens discours simplificateurs pour ce qu’ils sont, des approximations insatisfaisantes d’une réalité complexe et multiforme. Dotés de la capacité à exprimer ce qui nous importe par des textes, des images et de sons, nous préférons bâtir des cadres symboliques limités, circonscrits, de simples réseaux locaux d’appartenance et de reconnaissance n’ayant plus vocation de s’étendre à la société ou à l’humanité. Dans cette perspective, la disparition des anciens médias de masse one-to-many (télévisions, radios, journaux) accélérera la neutralisation par éparpillement des conflits symboliques ; et tous ceux qui se plaignent aujourd’hui de cette disparition ne sont jamais que d’anciens manipulateurs de symboles soucieux d’orienter le plus grand nombre d’hommes vers leurs fins personnelles. Car sur Internet, la puissance de ces manipulateurs rencontre inévitablement la puissance de tous les autres, et cette compétition affaiblit d’elle-même la portée de chaque entreprise.

Cette nouvelle économie du signe, du symbole et de la valeur manifeste en même temps qu’elle accélère la relativité générale des points de vue caractérisant la modernité. L’âge du capital nous invitait à construire en priorité notre cadre matériel, autour de soi et des siens. L’âge de l’information nous convie à bâtir en priorité notre sphère symbolique, autour de soi et des siens.

Tueur, voleur, trompeur

Qu’on me tue, qu’on me vole, qu’on me trompe : voilà trois grandes craintes, trois vieilles angoisses de l’homme, trois socles solides de la morale. Imaginons par expérience de pensée que l’on mette demain au point un dispositif biotechnologique permettant, avec la plus grande assurance, d’éliminer dans l’esprit des futures générations les pulsions de tuer, de voler, de tromper. Eh bien, je gage que l’on répugnerait à utiliser réellement ce dispositif. Il y a ceux qui craindraient de perdre leur fierté à ne pas tuer, voler ni tromper, la noblesse de leur vertu se regardant dans le miroir du vice. Et il y a ceux dont l’esprit a été effleuré, voire un peu plus, par l’instinct du tueur, du voleur ou du trompeur, qui se demandent s’il n’y a pas là une secrète force, un indice de santé, une ultime chance de survie. Si l’évolution a préservé ces vices jusqu’à nos jours au lieu de les éliminer avec leurs porteurs, alimenteraient-ils d’inavouables vertus dans les sociétés humaines ?

26.7.08

Fragmentation

Nous apprécions beaucoup d’autres humains – l’amour et l’amitié en témoignent, et bien d’autres affinités moins directes, artistiques, intellectuelles, performatives et autres. Qu’apprécions-nous ? Des traits, des facultés, des talents, des vertus, des qualités. Et aurions-nous du mal à le voir ou à l’admettre, l’essentiel est sans doute là — non pas l’humain lui-même dans son évidente totalité, mais certains fragments que l’on parvient à y reconnaître quand ils s’expriment, autour desquels se composent nos sympathies et nos antipathies, nos enthousiasmes et nos écœurements, autour desquels l’humain lui-même se présente comme une variation, et son existence comme une révélation.

Vieillissement : accident ou programmation ?

Pourquoi vieillir, et mourir enfin ? Cette question n’a rien d’évident pour la science, et les théories du vieillissement s’affrontent depuis quelques décennies. On trouve deux grandes hypothèses. Pour l’une, le vieillissement est la conséquence d’une accumulation d’adversités sur nos gènes, nos cellules, nos tissus. Les agressions permanentes des toxines, des radiations, des radicaux libres, du stress, des maladies finissent par user les organismes, jusqu’à un point de non-retour. Pour l’autre, qui ne nie nullement ces réalités, le vieillissement répond avant tout à une programmation génétique. Le problème : l’évolution suggère une pression sélective en faveur des gènes favorisant la survie et la reproduction ; ce qui se passe au-delà de la procréation et de la protection de la descendance jusqu’à son propre âge procréatif devrait se situer en dehors de la sélection naturelle, donc de la programmation génétique.

Une équipe de chercheurs dirigée par Stuart Kim (Ecole de médecine de l’Université Stanford) vient de se pencher à nouveau frais sur un des animaux favoris de la recherche en ce domaine, le ver nématode (Caenorhabditis elegans). En conditions normales, il ne vit que deux semaines. En conditions expérimentales, on est déjà parvenu à prolonger cette maigre espérance de vie, soit en modifiant sa nutrition, soit en intervenant sur certains gènes. Ici, les biologistes ont utilisé des puces ADN permettant d’analyser simultanément les variations d’expression de milliers de gènes au cours du développement, des plus jeunes aux plus âgés des vers nématodes. Ils ont observé que 1294 gènes varient ainsi en fonction de l’âge, et que trois facteurs de transcription (ELT-3, ELT-5 et ELT-6) sont responsables de cette expression liée au vieillissement. Comme le souligne Stuart Kim, « nos données ne coïncident pas avec le modèle de l’accumulation des dommages, et nous devons donc considérer le modèle alternatif d’une dérive développementale ». Certains gènes surexprimés dans la jeunesse (et profitables à l’organisme durant cette période) deviendraient sous-exprimés par la suite, en raison de changements programmés dans leurs mécanismes de régulation ne devant rien à une détérioration par l’usage.

Est-ce si étonnant ? Des tortues continuent à pondre après 100 ans, des baleines à nager après 200 ans, des palourdes à barboter après 400 ans : leurs organismes subissent comme les autres les dommages de l’environnement, ils n’en connaissent pas moins une longévité remarquable par rapport à d’autres espèces. Pourrons-nous un jour reprogrammer nos gènes afin d’imiter leurs exemples ? Nous n’en sommes pas là. Mais comme l’observe Mark Tatar (Université Brown), « le message à retenir est que le vieillisement peut être ralenti et géré par la manipulation des circuits de signalisation à l’intérieur des cellules ».

Référence :
Budovskaya Y.V. et al. (2008), An elt-3/elt-5/elt-6 GATA transcription circuit guides aging in C. elegans, Cell, 134, 291-303.

Publicité (gratuite)

(J’avoue quelque scepticisme sur la méthode de génocompatibilité HLA / immunitaire, mais cette offre m’a paru assez révélatrice de l’air du temps pour la reproduire ici sans commentaire plus détaillé. Merci à Peggy de me l’avoir signalée).

***

GenePartner
Trouver l'amour de votre vie !

GenePartner est une formule qui permet d'unir des hommes et des femmes en fonction des gènes spécifiques de leur ADN.

GenePartner s'engage à vous aider à trouver le partenaire idéal. Notre formule résulte de recherches faites sur des centaines de couples et de l'analyse du schéma des combinaisons génétiques des couples réussis. A l'aide de cette formule, nous pouvons déterminer les chances d'une relation amoureuse durable et épanouie entre deux personnes.

Ces chances sont plus nombreuses lorsque les deux personnes sont génétiquement compatibles.

[...]

Le fonctionnement de GenePartner

Gènes HLA et système immunitaire
Les molécules HLA jouent un rôle capital dans le contrôle de l'activation des effecteurs immunologiques lors d'une réponse immunitaire et sont par conséquent essentiels à la résistance immunitaire. Plus les gènes HLA sont nombreux plus il y a de réponses immunitaires possibles. En termes d'évolution, cela est tout à fait logique : les enfants de couples avec un grand nombre de gènes HLA (et donc de réponses immunitaires) sont mieux protégés contre un plus grand nombre de maladies. Cela signifie tout simplement que leur corps dispose de plus d'armes pour se protéger des maladies. Un autre impact important est que la comparaison de gènes HLA peut permettre d'identifier la parenté et d'empêcher une éventuelle consanguinité.

Compatibilité génétique
Une diversité élevée des composants d'un système immunitaire donné garantit une meilleure résistance face a un grand nombre de maladies. Nos corps perçoivent automatiquement les systèmes immunitaires des personnes autour de nous et inconsciemment nous les classons en fonction de leur degré de compatibilité génétique avec notre propre système.
En présence de personnes avec lesquelles nous sommes très compatibles génétiquement nous ressentons cette rare sensation d'adéquation parfaite. Il s'agit de la réponse réceptive et avenante du corps lorsque les systèmes immunitaires sont en harmonie et vont bien ensemble.

Effets de la compatibilité génétique
La compatibilité génétique accroît les chances de former un couple durable et réussi. Les recherches montrent également que la sexualité des couples génétiquement compatibles est plus satisfaisante que la moyenne. En outre, le taux de fertilité est plus élevé au sein des couples génétiquement compatibles, et ils sont des enfants plus sains.

(...)

25.7.08

Homo (neuro)oeconomicus

Dans The Economist, un article d’introduction à la neuro-économie, c’est-à-dire la rencontre des neurosciences et de l’analyse du comportement économique. D’innombrables travaux ont révélé les limites du modèle standard de l’Homo oeconomicus (un agent rationnel visant à maximiser son utilité informée), à commencer par le désormais célèbre jeu de l’ultimatum (dont nous avions parlé ici par exemple). Un revirement anti-utilitariste de la plus utilitariste des disciplines ? Sans doute pas, mais de sérieux affinements en vue sur les déterminants de l’action humaine.

Les voix du passé

L’être humain parle, mais avant cela il crie et il pleure, dès sa naissance, sans aucun besoin d’apprentissage. La vocalisation est extrêmement répandue dans le règne animal. Les mammifères et les oiseaux ont particulièrement développé ce trait, mais on le trouve aussi bien chez les insectes, les reptiles, les amphibiens et les poissons. Elle sert dans de nombreux contextes sociaux : l’agression, la peur, la surprise, la recherche de partenaire, la communication parent-enfant. Les vertébrés terrestres vocalisent généralement par des organes spécialisés de vibration de l’air dans le tractus respiratoire (larynx chez les amphibiens, reptiles et mammifères, syrinx chez les oiseaux). Les poissons utilisent plutôt leur vessie natatoire, fonctionnant comme une chambre à air de résonance amplifiant certains sons produit par vibration.

Dans la dernière livraison de la revue Science, Andrew H. Bass et ses collègues ont entrepris de rechercher l’origine évolutive de la vocalisation, plus précisément des réseaux neuronaux en charge de la contrôler. Comme tous les vertébrés ont pour ancêtres des poissons (aujourd’hui de la classe des actinoptérygiens), ils ont examiné trois espèces d’entre eux – Opsanus beta, Opsanus tau, Porichthys notatus – pour analyser chez les larves le développement du système vocal. Ils ont observé par microscopie confocale que les neurones fonctionnels de la vocalisation se développent dans la moelle épinière et le tronc cérébral (particulièrement le compartiment du rhombomère 8). Or, ces motoneurones vocaux sont conservés chez les autres espèces de vertébrés, y compris les mammifères : cela indique leur apparition très ancienne et leur forte conservation dans l’évolution. Chaque famille du vivant a en revanche rapidement développé des spécificités ; par exemple, les motoneurones se projettent tantôt par le nerf occipital (poissons), hypoglosse (oiseaux) ou vague (amphibiens et mammifères). Et bien sûr, l’apprentissage par vocalisation n’a émergé que rarement, chez quelques espèces dont la nôtre.

Référence :
Bass A.H. et al. (2008), Evolutionary origins for social vocalization in a vertebrate hindbrain–spinal compartment, Science, 321, 417-421, doi: 10.1126/science.1157632

Illustration : le poisson crapaud (Opsanus tau) possède la même configuration basale que la nôtre pour ses vocalisations (Encylopedia Britannica, DR).

Sujet, objet, projet

On a pensé l’individu en termes de sujet et d’objet. Le temps n’est-il pas venu de le voir avant tout comme projet ? En d'autres termes, on ne naît pas individu, on le devient, l’autonomie est une conquête future, pas un état passé. Plus on estime rapidement que notre projet est abouti, moins on sera réellement individu : car ce qui nous fait tel, c’est au fond l’inachèvement de soi, et donc le maintien nécessaire d’une tension existentielle vis-à-vis du milieu et des autres.

Une parenthèse "libérale" se ferme...

Depuis quelques mois, je postais et débattais sur le forum des libéraux – une tradition de pensée que je connais mal mais dont mon tempérament anarchiste se sent assez proche intuitivement, malgré des désaccords de fond avec les auteurs que j’ai lus depuis et que je commenterai à l’occasion ici. L’objet de ce post est bien mince – maudite torpeur estivale : je voulais simplement signaler que j’ai été expulsé ce matin, et définitivement, dudit forum des libéraux. C’est assez étonnant, la première fois que cela m’arrive depuis une dizaine d’années de (mauvaises) fréquentations sur l’Internet. Et assez piquant d’avoir trouvé chez des libéraux une conception si fermée de la liberté.

Le plus drôle est la raison de cette éviction : mon incroyance affichée, qui semblait déplaire aux nombreux conservateurs présents dans cette arène de discussion – lesquels ne se privaient évidemment pas, de leur côté, d’étaler à qui mieux mieux leurs bondieuseries confites en dévotion, leurs boiteries métaphysiques, leurs aigreurs contre la modernité, le progrès, la raison, l’individualisme et autres épouvantails pour corbeaux transcendentaux. Un internaute averti en vaut deux : vous saurez donc que le principal forum de la communauté libérale francophone n’est pas tout à fait honnête sur son appellation ; c’est en réalité le forum des croyants libéraux, où un certain nombre de sujets sont placés hors de la raison critique et du débat ouvert, où le respect obligatoire des croyances d’autrui équivaut concrètement à une restriction assez large de la liberté d’opinion et d’expression.

Au-delà de cette anecdote, il a été intéressant d’observer d’un œil plus entomologique comment fonctionne la contamination d’un lieu par les croyants. Du moins le croyant monothéiste, celui dont la pulsion profonde est de régenter les mentalités et les comportements d’autrui. Une fois franchie une certaine masse critique leur donnant une représentativité locale, les croyants continuent d’accepter la liberté de pensée, mais les plus zélotes d’entre eux arguent du « respect » qui serait dû à leur croyance pour essayer d’interdire toute critique un peu virulente de celle-ci (et bien sûr, tout blasphème, tout sacrilège, etc.). On voit cela un peu partout à grande échelle, dans nos sociétés - toutes proportions gardées, ce n’est pas sans rappeler le sort fait à Sooreh Hera dont j’avais parlé ici, mais aussi bien le harcèlement des créationnistes américains pour changer les livres de science, les procès contre des publicités, films ou expositions, l’affaire des caricatures de Mahomet, les menaces sur Redeker ou plus tôt le procès à Houellebecq, etc.

Tout cela donne une idée de la manière dont l’idée si funeste de la religion a fini par se répandre dans l’évolution humaine. Non seulement elle correspond à des prédispositions de notre cerveau conscient (recherche de causes aux événements et donc d’agent causal, recherche de sens à la mort ou à la souffrance) et des besoins émergents de toute société (recherche d’un code moral / comportemental partagé, si possible au socle absolu pour renforcer sa prévisibilité), mais elle donne également la prime à celui qui, investi de sa mission religieuse, consacrera une bonne part de son temps à surveiller ses semblables pour distribuer louanges et blâmes. Et si certaines religions ont fini par connaître le succès que l’on sait, on peut conjecturer que cela tient peut-être à cet « hyperaltruisme » faisant pour certains du gouvernement des autres leur principale mission sur cette Terre. Ce que j’appelais dans une autre tribune le « virus mental monothéiste », transformant la tendance à croire en tendance à convertir.

24.7.08

Free contre le "flicage systématique"

Dans une interwiew à paraître jeudi dans Capital, dont NetEco publie des extraits, Xavier Niel (actionnaire majoritaire de l’opérateur internet Free) annonce qu’il entend faire de la résistance aux manœuvres liberticides de l’Etat français (loi Création et Internet) :
« Nous avons d'abord envie de nous battre contre la loi Hadopi, qui crée une Haute Autorité de lutte contre le piratage sur Internet. Un organisme destiné à donner des coups de bâton sur les doigts des Français. Économiquement, cela n'a aucun impact sur nous, mais certaines de ses dispositions nous paraissent liberticides. Car ce qui se dessine, en dépit de l'opposition de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, du Conseil d'état et du parlement européen, c'est bel et bien le flicage systématique de nos abonnés. »

Et il rappelle à l’occasion que l’internaute n’ayant pas de télévision (c’est mon cas et celui d’un nombre croissant de personnes) sera pénalisé par une nouvelle taxe du même Etat liberticide, cela afin de financer le défaut de recettes publicitaires de sa télévision publique :
« En France, on ponctionne les secteurs qui marchent au profit de ceux qui peinent. C'est bizarre, venant d'un libéral comme notre président. On n'a pas eu le courage d'augmenter la redevance, mais ce sont bien les consommateurs qui paieront, avec l'illusion que ce n'est pas l'Etat qui ponctionne. »

La descendance du plus abondant

L’expression « survie du plus apte », lancée initialement par Herbert Spencer et non Charles Darwin, a longtemps laissé penser que l’évolution produit toujours des formes optimales. Il n’en est rien. Dans un travail de modélisation portant sur des molécules ARN de 12 à 18 nucléotides, Matthew C. Coperthwraite et ses collègues suggèrent que l’évolution peut aussi bien être décrite comme « la descendance du plus abondant ». Les mutations neutres s’accumulant au cours du temps dans tous les gènes peuvent être vues comme un « paysage adaptatif » (Sewell Right) imposant une certaine contrainte sur les mutations ultérieures. Ce « réseau mutationnel » est certes une condition de la sélection : il faut de petites variations pour explorer les diverses contrées d’un paysage adaptatif. Mais il tend aussi à favoriser les solutions les plus abondantes, et non les plus rares même si ces dernières se révèlent parfois mieux adaptés (c’est-à-dire atteignent un optimum pour une fonction donnée). Pour un phénotype (structure) donné, c’est d’abord le génotype (séquence) le plus abondant conduisant à ce phénotype qui va influencer la dynamique évolutive ultérieure d’une population. En d’autres termes, la sélection favorise avant tout la quantité, et plus les réseaux mutationnels renforcent leurs interconnexions, moins ils rendent probables l’émergence de certaines solutions plus simples à partir de séquences antérieures. La vie fonctionne ainsi aux antipodes du Dessein Intelligent imaginés par les néo-créationnistes. Et la nature ne fait pas bien les choses : elle les fait comme elle peut, sur la base d’un mécanisme aveugle à toute finalité.

Référence :
Cowperthwaite M.C. et al. (2008), The Ascent of the Abundant: How mutational networks constrain evolution, PLoS Comput Biol, 4,7, e1000110. doi:10.1371/journal.pcbi.1000110

Contresens

Ses critiques pessimistes – et Nietzsche en fut parfois - répugnent à la liberté individuelle parce qu’ils craignent que les hommes se dégradent, s’affaissent, s’avilissent en l’absence d’un ordre salvateur et correcteur. Mais… c’est un des meilleurs arguments en faveur de la liberté individuelle ! Que chacun éprouve ainsi sa propre corruption, et observe celle des autres, voilà le stimulant efficace de la régénération.

Être gouverné c'est...

A une époque où l’homme moderne avait encore le goût de la liberté, voilà ce qui lui écrivait Proudhon :

« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, asposillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concessionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! » (in Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Groupe Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, 1979, 248)

Le dressage a fait de grands progrès depuis : tout cela est regardé comme la moindre des choses par l’animal domestique humain.

Noms d'oiseaux, de rongeurs et autres plaisirs intellectuels français

Alain Badiou a été suspecté d’antisémitisme par deux grands spécialistes de la question (le soupçon, pas l’antisémitisme) : Pierre Assouline sur son blog, Bernard-Henri Lévy dans Le Monde avant-hier (voir ici). Dans une tribune du même Monde, Badiou assume son utilisation des métaphores zoologiques :

« Eh bien, finalement, je plaide coupable. J'utilise en effet sans remords les "métaphores zoologiques". Ce qui caractérise la politique, même si le capitalo-parlementarisme pousse sa domination jusqu'à vouloir nous le faire oublier, c'est qu'il y a des ennemis. Et pourquoi diable, si ce sont de vrais ennemis, me serait-il interdit de les injurier ? De les comparer à des vautours, à des chacals, à des butors, à des linottes sans tête, et même à des rats, à des vipères, lubriques ou pas, voire à des hyènes, dactylographes ou pas ? On ne peut pas toujours comparer les gens à des aigles, comme on l'a fait pour Bossuet, ni même à des bœufs, comme ce fut le cas pour le président du conseil Joseph Laniel, ou encore à des renards, comme c'était courant s'agissant de Mitterrand. »

Voilà donc un jeu amusant pour l’été, dont les règles sont au juste niveau du débat intellectuel français : trouvez le nom d’animal que mérite l’objet de votre inimitié. J’aurai hélas du mal à y jouer pour ma part : il m’a toujours semblé qu’ « humain » était le pire des qualificatifs animaliers, mon imagination zoologique dans l’imprécation se bloque à la simple contemplation de mes congénères, et plus encore lorsqu’ils sont mes concitoyens.

Humains français, donc, encore un effort pour être Mutants…

Mères porteuses : la secte psychanalytique s'invite au bal

Nous avions déjà signalé ici les premières manœuvres de la secte catholique pour s’opposer aux mères porteuses (gestation pour autrui, GPA). Voici dans Libération le premier tir de barrage de la secte psychanalytique, sous les plumes de Myriam Szejer (fondatrice de l’association La cause des bébés) et Jean-Pierre Winter (président du Mouvement du coût freudien). Cette alliance entre religion et psychanalyse, que d’aucuns jugeraient contre-nature, est devenue au fil des ans un tropisme français pour les questions éthiques relatives à l’homosexualité, la conception ou l’adoption. Décryptage.

"Le débat sur la gestation pour autrui, intensifié après le rapport du Sénat, serait-il politique au point de faire de ses adversaires des réactionnaires et de ses partisans des progressistes, comme si toute assistance médicale à la procréation était a priori un progrès social ? Comme si, a priori, avant même d’en avoir mesuré les enjeux, tout nouveau mode d’assistance médicale à la procréation était un progrès social."

Personne ne parle de progrès social : des couples et un tiers (la mère porteuse) choisissent un mode de conception. Placer cette question sous l’angle de l’opposition réactionnaire / progressiste est un moyen de noyer l’enjeu réel : la liberté procréative des individus. Que certains jugent cette liberté comme un progrès, d’autres comme une régression est indifférent.

*

"Ce n’est pas parce que quelques-uns, étiquetés - à tort ou à raison - de droite, défendent une position, que celle-ci ne relève que de leur morale ou de leurs choix politiques. Que toutes les religions, par exemple, interdisent de tuer n’autorise pas les non-religieux à légitimer le meurtre. Il se trouve simplement, et il en va ainsi de l’interdit de l’inceste, que les fondements scientifiques et philosophiques qui aboutissent à ces interdits ne sont pas nécessairement contradictoires avec certains énoncés moraux ou religieux."

Ainsi, il n’aura fallu qu’une dizaine de lignes pour voir apparaître l’objectif : l’interdit. Comme l’observait Freud, « le progrès social et technique de l'humanité a été moins préjudiciable au tabou qu'au totem » (in préface à Totem et tabou).

*

"Certes, l’infertilité est un drame et, selon les défenseurs de la gestation pour autrui (GPA), l’amour suffirait pour éviter à l’enfant tout problème lié à son mode de conception. Outre qu’habituellement ce sont les religions qui privilégient la compassion et l’amour, recourir à des arguties rhétoriques pour balayer des faits psychiques aujourd’hui avérés s’apparente à une dénégation. Enoncer que tout acte réel dans le corps (en particulier chez le bébé) s’inscrit durablement et symboliquement n’est pas du naturalisme. Le reproche fait à la médecine moderne de séparer le corps de l’esprit ne s’applique-t-il pas au militantisme pour les gestations pour autrui ?"

Enoncer que « tout acte réel dans le corps s’inscrit durablement et symboliquement » n’est en effet pas du naturalisme : comme tel, sans autre précision, c’est du charlatanisme ou de la pensée magique. Ce genre de proposition n’a aucun sens : derrière le « symbolique », on place absolument ce que l’on veut, un certain code d’interprétation des inscriptions matérielles du corps. La secte psychanalytique développe sa propre interprétation : fort bien pour elle, mais qu’elle cesse de nous casser les couilles avec sa foi naïve dans la vérité et l’universalité de celle-ci.

*

"On oublie que la prescription de fécondation in vitro nécessaire à cette GPA cautionnée par la science équivaut à une «ordonnance d’abandon». Or l’importance de l’épigénétique (1) sur le développement physique et psychique du fœtus est connue, de même que celle du lien affectif entre la femme enceinte et l’enfant qu’elle porte et les effets délétères de la séparation mère-bébé à la naissance (a fortiori lorsqu’elle est définitive)."

Voilà donc nos deux magiciens qui tentent d’asseoir l’interdit sur une base rationnelle. L’importance de l’épigénétique est connue, nous disent-ils. Certes. Plein de choses sont ainsi connues, cela ne suffit pas à définir nos règles de conduite : encore faut-il préciser quelle est au juste l’importance de l’épigénétique, en quoi elle affecte le rapport enfant / mère porteuse / mère adoptive, en quoi cela justifie l'intervention de l'Etat. L’épigénétique ici mentionnée de manière allusive, c’est simplement la manière dont l’environnement utérin va conduire à l’expression variable de certains gènes (empreinte maternelle). En quoi ce processus biochimique impose-t-il quoique ce soit au destin futur de l’enfant, et surtout à son malheur / bonheur d'être adopté ? Mystère. Quant aux « effets délétères » de la séparation mère-bébé à la naissance, on aimerait que ceux ci soient mesurés et expliqués, au lieu d’être assénés comme une vulgaire assertion de psychologie populaire. En fait, le propos revient à dire que tout enfant abandonné ou adopté souffrira dans son existence de déséquilibres psychiques. Malheureusement, aucune étude empirique de ma connaissance ne vient conforter ce préjugé. Même des méta-analyses sur des enfants adoptés par des couples homosexuels (la double « horreur symbolique » pour la psychanalyse) ne concluent pas que les enfants présentent une plus grande vulnérabilité (par exemple Vecho et Schneider 2005).

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"Pour ne pas couper ce lien, les médecins posent le nouveau-né sur le sein de sa mère après l’accouchement, afin de lui restituer ses repères anténatals mémorisés et inscrits pour lui comme identitaires. Ils ont inventé les unités kangourous, le «peau à peau» et l’hospitalisation mère-bébé, car c’est dans le post-partum précoce que se construisent les fondements du narcissisme de l’humain. Pédiatres et accoucheurs ont vu combien ces pratiques amélioraient le pronostic des survies, la longueur des hospitalisations, le succès des allaitements. Comment pourraient-ils parallèlement prescrire l’abandon ? Ce ne sont pas des gamètes que le nouveau-né reconnaît comme mère, mais celle qui l’a porté. On sait que la blessure de l’abandon, incicatrisable tant chez l’abandonné que chez l’abandonnante, fonctionne comme une amputation bilatérale du Moi. Les adoptions les plus réussies ne parviennent pas à en effacer la trace consciente et inconsciente, car cela reviendrait pour le psychisme de l’enfant comme pour celui de la mère à renoncer à une partie de lui-même."

Bienvenu au pays des « jargonautes ». Il est tout de même amusant d’observer que la secte psychanalytique, connue pour son dégoût du déterminisme biologique, vend à ses ouailles un déterminisme symbolique autrement plus implacable : tout se joue à la naissance, le « narcissisme », les « blessures incicatrisables », les « amputations bilatérales », etc.

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"Il relève de notre responsabilité de ne pas autoriser une pratique dont l’enfant sera délibérément la victime."

Donc, on refuse la gestion pour autrui au nom de la responsabilité pour autrui. Autrui n’a rien demandé, bien sûr, mais cela n’empêche pas Szejer et Winter d’édicter ce qui est Bon et Bien pour lui. Misère du moralisme quand il essaie de se draper des oripeaux de l’objectivité…

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"Arrêtons de privilégier, sans les travailler de surcroît, les blessures liées à la stérilité et de penser les bébés abandonnés uniquement en termes de social, de charité religieuse ou humanitaire, ou de «droit à l’enfant». Avec ce que nous enseignent la science et la psychanalyse, on ne peut plus se contenter des bons sentiments pour réfléchir à l’abandon, l’adoption et l’assistance médicale à la procréation."

Mais bien sûr, allons plus loin, « avec ce que nous enseignent la science et la psychanalyse », on ne peut pas laisser tout le monde procréer, il faut d’abord que la Sainte Alliance des Néo-Bigots Eclairés donne son autorisation à un acte aussi important.

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"Le débat ne se situe pas entre progressistes et réactionnaires mais, comme traditionnellement en obstétrique, entre l’intérêt de la mère et celui de l’enfant, soit ici celui de divers adultes face à celui d’un bébé à naître."

Non, il faut le dire et le répéter, en essayant de rester calme (là, j’ai de plus en plus de mal) : le débat se situe entre la liberté adoptive et procréative de l’individu d’un côté, et l’éternelle caste des directeurs de corps et de conscience, qui prétendent définir à sa place son intérêt, ses choix, ses valeurs.

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"La procréation n’est pas uniquement une histoire mécanique de mère et d’enfant. Toute la famille se trouvera ainsi bousculée. La société également en raison de la transformation des lois de la filiation qui en découlera. Quand il avalise cette théorie qui sépare le corps de l’esprit, le corps social entier est responsable."

Et allons donc : voilà l’hideux, le grotesque, l’informe « corps social entier » qui est appelé à la barre par les adeptes de la pensée magique. On a trop peur de se réclamer de l’Etat ou de l’Eglise, l’introuvable Société est posée comme arbitre. Ou plutôt comme gardien de prison.

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"On nous reprochera de faire preuve d’un déterminisme abusif en insistant sur la psychopathologie induite par de telles conditions de naissance. Mais l’est-ce plus que d’affirmer péremptoirement que tout ira bien si l’on n’a pas menti à l’enfant à propos de l’aspect technique de ses origines. Comme si une loi pouvait obliger qui que soit à énoncer une vérité dont nous savons qu’elle est impossible à dire."

Oui, ça l’est beaucoup plus (péremptoire) : une pensée magique n’ayant aucun fondement scientifique (la psychanalyse) produit des affirmations gratuites sur la vie psychique des individus et prétend ériger sur ces sables mouvants un interdit général. C’est cela qui est grave, pas la manière dont une mère choisira (ou non) d’expliquer ses conditions de naissance à son enfant.

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"Il ne faut pas légaliser la programmation de drames à venir. Un écart entre ce que la loi autorise et ce qui est toléré dans ses marges est à respecter ; c’est cette possibilité qui différencie une dictature d’une démocratie."

Verbiage creux, aux grands mots les petits remèdes. La gestation pour autrui restera dans les marges car elle correspond à des situations bien précises, différentes les unes des autres, minoritaires dans les comportements humains (des couples stériles choisissant cette méthode parmi d’autres, des couples homosexuels, ou bien pourquoi pas des femmes désirant un enfant mais n’éprouvant que répulsion pour la grossesse et ses désagréments). Ceux qui nous ont expliqué l’impératif de l’interdit fondé sur la double nécessité de leur pensée magique personnelle et du corps social entier s’estiment sûrement bien placés pour donner des leçons sur la dictature. Après tout, on leur concèdera au moins cette connaissance intuitive et intime du penchant dictatorial.

22.7.08

Par un étrange renversement de la nature de l'homme...

« Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puis qu'elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. »

Ces pensées pascaliennes appliquées au monde actuel : nous continuons de nous divertir, plus que jamais dans la société du travail, du spectacle et du loisir, parce que nous continuons au fond de voir la mort, la misère, l’ignorance comme des fatalités, nous continuons d’accepter la présente condition humaine comme inéluctable et indépassable, nous continuons de raisonner comme Pascal le fit malgré les trois siècles écoulés. Pourtant, le « remède à ses maux » n’est désormais plus cantonné à l’alternative de l’oubli dans le divertissement ou de la consolation dans la religion : le « renversement de la nature de l’homme » est devenu sa propre solution, mais dans un sens concret que Pascal ne pouvait évidemment envisager, c’est-à-dire dans le sens d’une modification biologique et psychologique du matériau humain, d'un désir retourné sur lui-même. Dépassement plutôt que divertissement. Et mutation plutôt que religion.

Monopole de l'information légitime

La mort de dieu ne signifie pas la disparition de la croyance. Non seulement le produit « dieu » se porte bien sur le marché de la foi, mais beaucoup d’individus qui s’en sont détachés se montrent de toute façon prêts à croire dans n’importe quelle idole de substitution. Ce qui est en train de mourir en revanche, c’est l’idée que l’ordre humain devrait se calquer sur un ordre naturel ou cosmique qui serait lui-même le reflet d’un ordre divin. Le dieu qui meurt n’est pas celui de la croyance personnelle, mais celui d’une croyance collective dans la capacité de tous les hommes à vivre en harmonie selon les mêmes préceptes. Ce fondement absolu ne pouvait en fait se maintenir que par le dogme et la contrainte. La religion, ce fut le monopole de l’information légitime. A peine ses pouvoirs sur les esprits ont-ils été contestés, à peine les individus ont-ils commencé à exprimer librement leur vision du monde, ce fondement absolu s’est effondré sur lui-même, dieu était mort comme horizon commun de la vérité dans l’histoire et comme socle commun de la morale dans la société.

21.7.08

Gènes et phénotype étendu : variation sociale chez la fourmi

Originaire d’Amérique du Sud, la fourmi de feu (Solenopsis invicta) a progressivement envahi l’hémisphère Nord au cours du XXe siècle. Cet hyménoptère intéresse les biologistes en raison d’un polymorphisme de son organisation sociale : on trouve des colonies tantôt avec une seule reine (forme monogyne), tantôt avec plusieurs (forme polygyne).Ces reines diffèrent en fécondité, en physiologie et en comportement. Il en va de même pour la colonie, qui exhibe des caractéristiques différentes.

Des chercheurs de l’université de Lausanne (Suisse) et de Géorgie (Etats-Unis) viennent de montrer que ces variations sont sous la dépendance directe des gènes. En l’occurrence, c’est le gène Gp-9, dont l’expression influe 39 autres gènes, qui est concerné. Il en existe deux allèles : Gp9 BB et Gp-9 Bb (la forme bb est délétère et se traduit par une mortalité des larves ou des très jeunes insectes). Les fourmis Gp-9 BB n’acceptent qu’une seule reine dans leur colonie, alors que les fourmis Gp-9 Bb en acceptent plusieurs, à condition qu’elles soient porteuses de l’haplotype b (ce gène joue sur la communication chimique et la reconnaissance génétique). En retour, les chercheurs ont analysé les génomes d’individus provenant de 20 colonies monogynes et 20 colonies polygynes : ils ont trouvé que 91 gènes voient leur expression varier chez les travailleuses (fourmis stériles) selon la forme sociale.

Cette étude donne un exemple de ce que le biologiste anglais Richard Dawkins a appelé le « phénotype étendu » : un gène ne modifie pas seulement un trait physique d’un organisme, mais il peut aussi bien changer des traits plus complexes (ici une forme sociale) en modifiant le comportement des individus dans leur environnement et en influant en quelque sorte les conditions initiales de systèmes complexes. Cette notion de phénotype étendu ne concerne pas que les insectes sociaux, et l’on peut imaginer à titre d’hypothèse que l’homme n’en est pas exempt. Par exemple, si des gènes influent un certain trait psychologique, ce trait pourrait produire certaines pratiques ou certaines idées qui lui sont adaptées, et qui sont reconnues et acceptées plus facilement par d’autres porteurs des mêmes gènes. On a ainsi montré que des comportements religieux ou des tendances politico-morales (conservateurs versus libéraux) possèdent une part d’héritabilité, c’est-à-dire que ce ne sont pas seulement des idées ou des représentations circulant de manière aléatoire de cerveau en cerveau, mais s’installant aussi dans certains cerveaux plus facilement que dans d’autres, en partie pour des raisons génétiques.

Référence :
Wang J. et al. (2008), Genome-wide expression patterns and the genetic architecture of a fundamental social trait, PLoS Genetics, 4 (7): e1000127 doi: 10.1371/journal.pgen.1000127

Illustration : GISI (DR)

De quoi Lévy est-il le nom ?

En réaction à l’affaire Siné (un humoriste viré de Charlie Hebdo pour avoir ironisé sur la conversion au judaïsme du fils Sarkozy en vue d’un mariage avec l’héritière Darty), B.-H. Lévy beurre une longue tartine dans Le Monde. Il suggère « le rappel des principes simples que l'on a, dans cette empoignade, tendance à perdre de vue ». Et enfile des banalités et des généralités pour conclure (oh surprise) que l’on n’a pas le droit de penser et dire ce que l’on veut.

Alors je rappelle ici mon principe simple : liberté d’expression de toutes les opinions. A commencer par celles que l’on juge personnellement les plus fausses, les plus mauvaises, les plus dangereuses, c’est-à-dire celles qui mettent réellement à l’épreuve le principe dont on se réclame. N’y souscrirais-je pas que j’appellerais depuis longtemps aux autodafés de la Bible et du Coran, ces livres pestilentiels en vente libre…

Une telle position conduit-elle au désastre de la pensée ? On en a un laboratoire aux États-Unis : le nazisme, l’antisémitisme, le négationnisme ou le racisme n’ont pas contaminé les esprits de cette population malgré le premier amendement du Bill of Rights (qui, depuis 1791, survit assez bien à son grand âge). En revanche, la liberté d’expression comme principe n’empêche personne de la restreindre pour lui-même et pour son média. Les acteurs privés font ce qu’ils veulent dans les lieux d’expression dont ils sont propriétaires, ils interdisent certaines opinions s’ils le désirent, et ils expulsent en conséquence les contrevenants à leurs règles.

Le reste, c’est du blabla, toute personne qui veut faire taire les autres en transformant certaines opinions en délits est un censeur. Et tout censeur qui n’a même pas le courage de s’assumer comme tel double sa lamentable intolérance d’une insupportable hypocrisie.

(Quant à Siné et Val, je m’en fous comme de ma première mitose, les vieillards de Charlie Hebdo font ce qu’ils veulent dans leur hospice. Idem pour le fils Sarkozy et la fille Darty, dont les fiançailles sont tout de même le sujet le moins intéressant du monde, ex-aequo avec la tribune de Lévy).

Individu et méthode

Un problème de l’individualisme méthodologique en sciences humaines et sociales : les comportements des individus s’expliquent aussi par ce qu’ils partagent – par exemple, des gènes et des idées. Le présupposé de cet individualisme méthodologique me semble finalement le libre-arbitre comme source exclusive d’action et d’intention. Mais est-ce bien le cas ? Une science de l’homme et de la société peut-elle ainsi prendre pour outil d’analyse implicite un concept métaphysique appliqué à l’individu ? Ces questions n’ont rien à voir avec l’adversaire habituel de l’individualisme méthodologique, le holisme (selon lequel le tout est plus que la somme de ses parties et possède des propriétés actives). Il s’agit plutôt de savoir quels sont les différents niveaux de réduction pour analyser les déterminants de l’action humaine : si, en dernier ressort, l’individu seul agit, qu’est-ce qui le pousse à agir ?

Êtes-vous thymotique ou érotique ?


Une nouvelle philosophie de l’histoire : voilà qui ne répugne jamais à un penseur allemand, surtout quand il s’appelle Peter Sloterdijk. Des fureurs thymotiques aux tiédeurs érotiques, introduction aux variations d’humeur qui ponctuent l’évolution du monde.

Zorn une Zeit : le titre allemand claque mieux que sa traduction française, Colère et temps. Quel est donc l’objet du nouvel opus du philosophe allemand Peter Sloterdijk ? La place de la psychologie en politique, et plus particulièrement la place de la colère dans le destin occidental. Pourquoi cette émotion-là ? Elle figure dans les textes fondateurs de la tradition européenne. L’Iliade s’ouvre ainsi : « Chante-nous, Déesse, la colère d’Achille… ». Ce n’est pas qu’une anecdote : à des années-lumière de notre présent attiédi, le monde antique est saturé d’émotions fortes. Les hommes y agissent encore selon la colère, la fierté, l’ambition, l’indignation, l’orgueil, la vanité, l’amour-propre. Partout s’exprime « la volonté élevée d’affirmation de soi et de combativité » : on ne fuit pas la querelle, on la cherche, on la cultive, on entretient le feu intérieur et insatiable comme condition du prestige. Sloterdijk qualifie ce trait de thymotique, du grec thymos, mot que l’on traduit habituellement par « humeur » mais qui désigne « ‘l’organe’ dans la poitrine des héros et des êtres, celui d’où part les grands élans (…) le foyer d’excitation du Soi fier ».

La thymotique, donc, en place à l’aube de la civilisation européenne, mise en scène dans les furies d’Oreste ou les frénésies de Médée. Et au-delà du monde grec et romain, bien sûr : l’Ancien Testament dégorge de cette colère, celle du Dieu courroucé et vengeur intervenant désormais dans l’histoire, celle du peuple élu par ce dieu qui passe volontiers en son nom ses voisins au fil de l’épée. Le Deutéronome en est un concentré biblique. Et la colère de dieu, version judéo-chrétienne des anciennes fureurs sacrées, est un thème récurrent de l’art occidental. Partout s’observe donc cette « accumulation primitive de la colère ». Il serait sans doute légitime ici d’écarter le champ de vision ouvert par Sloterdijk pour constater que la condition humaine dans son ensemble, celle que l’on observe dans les sociétés paléolithiques ou néolithiques, a longtemps fait la part belle à cette thymotique : où est la paisible douceur du monde bourgeois et moderne dans cette succession ininterrompue de bagarres, rapines, escarmouches, insurrections, révoltes, révolutions, guerres, croisades… Violence au village, bataille des chefs, guerre des nations, chocs des religions : le monde traditionnel est saturé d’une conflictualité s’alimentant à la thymotique. En contraste, la fameuse « civilisation des mœurs » (Norbert Elias) paraît un trait récent de l’histoire humaine. La guerre était la règle, la paix l’exception.

Pour Sloterdijk, l’analyse politique manque à son objet si elle n’inclut pas cette psychologie dans ses paramètres, cet « art de la direction psychopolitique de la communauté ». Il suggère donc une nouvelle « théorie des ensembles de fierté » : les groupes politiques sont placés sous tension thymotique ; les différentiels de tension entre les centres d’ambition créent le mouvement de l’histoire ; la rhétorique et la symbolique viennent formater les opinions en vue d’accroître les forces auto-affirmatives du collectif. De la même manière, Sloterdijk reproche à la psychanalyse d’avoir focalisé l’interprétation des humeurs humaines sur le seul érotique, en oubliant toute la charge des passions thymotiques. Tout ne se ramène pas à la libido dans les conflits du psychisme comme dans ceux de l’histoire : la prétention à la grandeur ou à la fierté, le désir de reconnaissance ou de puissance, l’affirmation superbe et le sacrifice destructeur relèvent d’autre chose que d’une simple économie libidinale détournée de son objet initial. (Ce n’en est pas ici le lieu, mais il serait intéressant d’interroger d’un point de vue darwinien cette distinction de l’érotique et de la thymotique, notamment la différence des sexes à leur égard : Sloterdijk ne le mentionne pas, mais l’exercice thymotique semble bien plus prisé par les hommes que par les femmes et cette compétition entre mâles pour la gloire ou le territoire pourrait bien nous ramener à des considérations sexuelles, après tout, quoique bien différentes de celles de Sigmund Freud et de ses épigones. )

Que la colère existe dans le corps social, soit ; mais encore faut-il la concentrer et la prélever pour la faire jaillir dans le corps politique. Le christianisme s’y employa à sa manière, en oscillant entre le discours d’amour et le discours d’imprécation, entre le Jésus humilié et le Jésus enragé, entre la pastorale et l’apocalyptique. Mais la grande expérience historique de la colère, l’immense soulèvement du « thymos des humiliés » fut, selon Peter Sloterdijk, l’aventure du communisme. Elle avait été précédée des premières explosions thymotiques de l’anarchisme – une fureur aveugle faisant de l’acte de destruction même le message politique signifiant, un concentré d’humeur explosant localement à la face du monde. Mais le communisme porta le germe des passions bien au-delà. Dans l’idéologie d’abord, où la division en classe et la dépossession systématique des « perdants » accumulent le sentiment d’humiliation, la volonté de revanche ; dans l’organisation ensuite, où le Komintern devient la « banque mondiale de la colère », en concurrence avec les « banques populaires » fascistes poursuivant le même but de captation thymotique de l’énergie des masses. L’ennemi est tout désigné : le bourgeois, l’exploiteur, le possédant. Et la colère se déchaîne, avec une violence qui sonne étrangement à nos oreilles désormais habituées à des mélodies plus sirupeuses. « L’hymne de la classe ouvrière sera désormais le chant de la haine et de la vengeance », titre la Pravda le 31 août 1918, quatre jours avant la promulgation des « décrets sur la terreur rouge » par Lénine, un texte qui légitime les prises d’otages et exécutions de masse. Dans la seconde guerre de Trente ans 1914-1945, qui ensanglante le monde depuis l’Europe, la thymotique libère toute sa puissance à l’âge des masses et des propagandes. Et quand le mouvement ralentit ici faute de combattants enterrés dans les camps ou les fronts, il se poursuit ailleurs, en Chine, au Cambodge, partout où la banque mondiale de la colère collecte suffisamment de dons dans la population pour organiser la vengeance. Ainsi s’écoula l’« ère des extrêmes », étrange mixte de passion radicale et de rationalité instrumentale, vaste dissipation des énergies humaines dans un conflit disproportionné paraissant aujourd’hui sans objet clairement compréhensible.

On notera au passage avec Sloterdijk, et avec Nietzsche en l’occurrence, que le conjonction politique et psychologique de la thymotique moderne, en accord avec la matrice judéo-chrétienne mais au contraire de la colère héroïque grecque, s’est faite sous l’angle du ressentiment – ce « venin de la vie ». L’islamisme pourrait-il reprendre l’étendard vengeur des humiliés ? Sloterdijk en doute. Les conditions sont là, certes, mais « la faiblesse de l’islam comme religion politique, qu’elle prenne une forme modérée ou radicale, tient à son orientation fondamentalement passéiste ». Des insurrections locales et sanglantes en des lieux où la pression démographique favorise la mobilisation des pulsions ? Sans doute. Une alternative globale organisant une nouvelle banque mondiale de la colère ? Peu probable. A l’encontre des idéologies communistes ou fascistes, l’islam n’a pas arrimé les pulsions thymotiques au train de la modernisation, c’est-à-dire qu’il n’organise pas les conditions d’existence technologiques, scientifiques et économiques de son expansion.

Au contraire, l’islamisme trouve face à lui un capitalisme mondialisé bien plus efficace dans son travail de maîtrise matérielle du monde. Et un capitalisme bien peu thymotique. Avec le marché mondialisé, sa consommation heureuse et sa production vertueuse, nous nous trouvons plutôt dans le registre de l’érotisme vulgarisé, la généralisation d’un état de manque et d’insuffisance qui trouve dans la recherche du gain supplémentaire ou l’achat du bien nouveau sa satisfaction très provisoire. Il existe bien sûr dans notre monde un capital intact de colère et d’ambition, chez les exclus comme chez les élites : mais leurs registres symboliques de traduction politique ont disparu. La colère ne se transfert plus sur l’histoire pour au moins trois raisons : elle n’a plus de « cellule opérationnelle », plus de « banque mondiale » susceptible de la collecter et de la transformer en action ; elle n’a plus de soutien intellectuel de qualité, les « barbus » hégéliens et marxistes ont disparu, les « barbus » musulmans psalmodient au lieu de penser ; elle n’a plus de support pour diffuser son grand récit, car les médias ne provoquent que des épidémies affectives très passagères, le moindre grand récit du futur étant vite égalisé avec le moindre petit commentaire du présent.

Sommes-nous donc condamnés à la fin de l’histoire dans une mortelle tiédeur ? Non. Les énergies thymotiques sont diffractées et disséminées, mais toujours bien présentes. Elles parcourent la civilisation globale émergente en quête de cristallisations locales ou d’aventures nouvelles. Elles investissent leur puissance dans des entreprises technologiques, économiques ou culturelles de transformation de la vie. Elles se débarrassent peu à peu du ressentiment haineux et de la vengeance sanguinaire. Le thymos s’est instruit de la stupidité des guerres et de la férocité des révolutions ; mais il n’a pas dit son dernier mot.

Référence :
Sloterdijk P. (2008), Colère et temps. Essai politico-psychologique, Libella-Maren Sell, 319 p., 26 euros.

(Nota : ce texte est initialement paru dans le magazine Chronic’Art).