17.8.08

L’homme est un fake pour l’homme

On pourrait décrire la théorie de l’évolution comme une machine à désillusion. Elle a déçu l’espoir d’une place centrale de l’humain dans l’histoire de la vie, en le transformant en un rameau local de la branche des primates. Elle fait fortement douter de l’existence de l’âme, de l’esprit des ancêtres et d’autres attributs immatériels dont on ne voit guère la provenance. Et dans ses récents développement, elle se met à soupçonner nos plus beaux idéaux et nos traits les plus élevés de bien vilaines motivations non conscientes. Il en va ainsi de l’intelligence. Dans son interprétation généreuse, celle-ci permet d’explorer le milieu qui nous entoure, d’en déduire des avantages et des inconvénients, d’y calculer des bénéfices et des risques, pour ensuite partager ces informations avec nos semblables, trouver des accords et consensus sur la meilleure conduite à tenir, augmenter ainsi l’espérance de survie de tout le monde. Pour une poignée de chercheurs en sciences cognitives et psychologie évolutionniste, cette image d’Epinal susceptible de ravir les vieux jours d’un Jürgen Habermas n’est pas tout à fait exacte. L’intelligence humaine se serait d’abord développée comme un instrument de survie de l’individu au sein des groupes, dont la dimension s’est élargie en même temps et en même proportion que celle de notre néo-cortex.

Cette hypothèse connue sous le nom de l’intelligence machiavélienne (ou intelligence sociale) a été développée depuis les années 1980 par divers chercheurs, au premier rang desquels Robin Dunbar, Andrew Writen et Richard Byrne. Elle vient de faire l’objet d’une volumineuse synthèse (Social intelligence : From Brain To Culture, Nathan Emery, Nicola Clayton, Chris Frith (ed.), Oxford University Press). L’évolution ne connaît qu’une règle, tout à fait amorale : valider les différences de survie et de reproduction entre individus quelles qu’en soient les causes. Pour les tenants de l’intelligence machiavélienne, le développement de notre cerveau s’est accompagné de capacités indissolublement liées : nous pouvons faire des règles mais ne pas les suivre, produire des promesses mais ne pas les tenir, souscrire des alliances mais ne pas y être fidèle, diffuser des informations vraies comme de fausses rumeurs. Et l’observation de l’animal humain en situation montre qu’il excelle dans les deux registres, y compris le plus cynique, depuis l’époux volage inventant des occupations extérieures pour mieux répandre ses gènes chez une maîtresse, jusqu’au chef d’Etat inventant des armes de destruction massive pour mieux détruire un groupe concurrent. On comprend aisément la référence à Machiavel : le penseur florentin ne se faisait aucune illusion sur l'humain. L’hypothèse de l’intelligence machiavélienne ne dit pas que nous sommes nés pour tromper, manipuler et décevoir, mais simplement qu’il s’agit là de stratégies potentielles lorsque la survie et la reproduction d’un individu sont en jeu, ou la captation de ressources augmentant la probabilité de survivre et de se reproduire. Comme la nature recherche spontanément des équilibres, elle a dans le même temps équipé nos cerveaux de modules de détection et de punition des tricheurs. De nombreuses expériences faisant appel à la théorie des jeux ont montré que si les humains sont plus ou moins disposés à se tromper les uns les autres, ils sont tout autant portés à condamner les trompeurs lorsque ceux-ci sont identifiés dans le groupe. D’où une course en avant faite d’action et de rétro-action entre les deux stratégies, selon le processus classique de la Reine Rouge : l’intelligence se serait développée sur des procédures de plus en plus fines de tromperie et de détection de la tromperie, avec à la clé le langage, la morale, voire la religion ou la science comme « quêtes de la vérité ».

Repenser l’histoire de l’humanité à la lueur de son intelligence machiavélienne donne vite le vertige. Le langage, par exemple, apparaît comme un outil structurellement ambigu, n’ayant pas seulement pour vocation d’accorder les mots aux faits, mais aussi bien de les désaccorder, d’inventer des faits sans existence, de multiplier les interprétations contradictoires de mêmes réalités. Les morales, les religions, les idéologies, les représentations collectives en général ne sont plus nécessairement analysables comme des émergences spontanées d’un bon sens partagé, mais aussi bien comme des instruments de plus en plus raffinés de domination d’un groupe sur un autre, ou d’une classe sur une autre au sein d’un groupe. A moins que les croyances dans des récits faux (ou infalsifiables) mais stables ne soient une condition de survie des sociétés. On pense ici à l’anthropologie girardienne sur les « choses cachées depuis la fondation du monde » : pour que la conscience humaine ne produise pas une rivalité mimétique asymptotique, donc une violence généralisée, il aura peut-être fallu qu’elle s’autolimite dans son développement et accepte comme « vraies » (objectives, fondées, naturelles, etc.) des propositions n’ayant aucun rapport particulier avec la vérité. Ainsi le mécanisme inusable et populaire des « idées reçues », dont la valeur de vérité est souvent inversement proportionnelle à l’efficacité réplicative.

Ce vaste arrière-plan peut paraître assez éloigné du précédent numéro de Chronic’art et du fake comme œuvre d’art collective (voir ici pour une explication de ce numéro). Pourtant, sa problématique se situe au cœur d’un certain discours contemporain sur les médias comme producteurs d’une transparence, d’une objectivité et d’une impartialité indispensables aux sociétés démocratiques de l’information et de l’opinion. Pour les hérauts de ce discours, élevant volontiers le journaliste au rang de prophète et martyr, le quatrième pouvoir serait devenu le garant suprême de l’équilibre et du contrôle des trois autres. Vu à travers le prisme de l’intelligence machiavélienne, cette prétention fait sourire et paraît la énième ruse de la raison d’une caste de manipulateurs tentant de s’imposer comme les dépositaires des vérités nécessaires. Les collusions innombrables des médias avec les pouvoirs politiques ou économiques rendent fort heureusement ce discours de moins en moins crédible. Sorti de sa jungle paléolithique, l’individu des temps hypermodernes survivra d’autant mieux qu’il disposera non pas d’une source univoque d’informations certifiées, mais d’une pluralité contradictoire d’informations en compétition. Soit le contraire de la promesse « officielle » des tenants de la transparence : se faire une idée exacte du monde, voilà qui n’a jamais été aussi complexe, aussi difficile, aussi épuisant. Et aussi passionnant bien sûr, pour tous ceux qui envisagent leur existence comme la construction critique d’une vérité propre plutôt que la répétition machinale des erreurs d’autrui.

(Cet article est initialement paru dans ChronicArt 47).

1 commentaire:

Vince a dit…

j'ai toujours trouvé suspecte la mauvaise réputation de Machiavel. après avoir lu "le Prince" je ne comprenais toujours pas. j'ai compris plus tard : Machiavel dérange. il dérange car il nous renvoie une image de nous que nous ne voulons pas voir. dire : Machiavel est "mauvais", "manipulateur", etc, cela est aisé.

considérer le monde des hommes, son histoire, les erreurs récurrentes, sa barbarie surtout, tout le monde sait faire : "Aaaah, pourquoi en est-il ainsi ?"

mais le monde n'est rien d'autre que ce que nous en faisons. Machiavel ne se faisait effectivement peu d'illusions sur ce monde, pour une raison assez simple : il le connaissait bien.