2.9.08

Socialités, violence, intelligence : réflexions sur la modernité

Les humains ont vécu l’essentiel de leur évolution dans des communautés de petites dimensions, où prévalait le rapport direct, de face à face, entre les individus. C’est à ce genre de situations que la psychologie humaine est d’abord adaptée. Et ces situations sont encore fréquentes dans nos existences, qu’il s’agisse du rapport à sa famille, ses voisins, ses amis, ses collègues. C’est le monde de la socialité primaire, où une réciprocité directe est possible. Mais l’humain vit aussi dans des rapports plus impersonnels, plus lointains, plus abstraits, à travers des institutions ou des pratiques impliquant une masse d’individus : les États ou les marchés, par exemple. Ces institutions organisent la socialité secondaire, des ensembles interdépendants et complexes caractérisant les sociétés modernes.

Les deux socialités

Cette division a été observée et nommée de diverses manières par les classiques de la sociologie : communauté et société chez Tönnies, solidarité organique et solidarité mécanique chez Durkheim, culture subjective et culture objective chez Simmel, action traditionnelle / affectuelle et action rationnelle par valeurs / par finalité chez Weber. Plus tard, microcosme et macrocosme chez Hayek.

Cette idée qu’il existe deux ordres ou deux niveaux des pratiques humaines ne doit pas faire oublier d’une part qu’ils sont enchevêtrés, d’autre part que les mêmes individus sont insérés dans ces divers liens. Mais ce ne sont pas les mêmes ressources cognitives et comportementales qui sont mobilisées dans les deux cas. Hayek n’a pas tort de faire observer (in The Fatal Conceit) que l’application des règles de conduite d’un ordre vers un autre a de bonnes chances de conduire à des désastres ou des échecs : concevoir la pratique d’un État ou d’une entreprise comme celle d’une bande de copains ne mène probablement pas à des résultats brillants ou durables dans les domaines politiques et économiques ; gérer ses amours et ses amitiés comme on le ferait d’une administration ou d’une comptabilité n’est pas une recette connue de l’épanouissement personnel.

En tant que primates sociaux ayant vécu dans des petites bandes pendant les 6 millions d’années de l’évolution pré-humaine, puis humaine, nous sommes programmés à vivre sans grande difficulté dans le registre de la socialité primaire. Cela ne signifie pas que cette vie soit toujours heureuse, harmonieuse ou satisfaisante, loin de là. Cela ne signifie pas non plus que nous vivons tous de la même manière dans cette socialité primaire, il existe au contraire des différences psychologiques notables entre les humains, dont se déduisent des rapports interpersonnels différents. Enfin, cela ne signifie pas que ces vies privées en cercles restreints sont pacifiques, car il existe un grand nombre de motifs de conflits (l’envie, la jalousie, la colère, la haine, le ressentiment, la xénophobie), au sein des petits groupes ou entre eux. Mais quoi qu’il en soit, la socialité primaire est le registre d’action, de sensation et de réflexion le plus spontané chez la plupart des humains.

Il n’en va pas de même pour la socialité secondaire. Dans ses différentes formes politiques, techniques, économiques ou juridiques, celle-ci se manifeste par une exigence d’abstraction, d’impersonalisation et d’intellectualisation, que Max Weber a désignée comme le « processus de rationalisation ». Il est évident dans le domaine économique et technique, mais non moins présent dans les autres. Or, ce tournant cognitif de la modernité fait émerger un cadre de vie inédit auquel nous ne sommes pas particulièrement adaptés au regard de notre passé évolutif. Les hommes disposent certes des ressources psychologiques pour y vivre, faute de quoi la mise en place de ce monde au cours des derniers siècles serait proprement incompréhensible. Mais contrairement à la socialité primaire, une telle adaptation demande un effort particulier. Le meilleur exemple en est l’alphabétisation et l’éducation : sans elles, il est de plus en plus difficile voire presque impossible de vivre dans le milieu rationalisé qui est le nôtre. Mais apprendre la grammaire et la syntaxe, l’histoire et la géographie, l’algèbre et la géométrie, enfermé six heures par jour dans une pièce, voilà qui n’a jamais été le comportement spontané de l’enfant humain au cours de l’évolution. Divers troubles (arriération mentale, hyperactivité et déficit de l’attention, trouble des conduites, dyslexie, dysorthorgraphie, dyscalculie, etc.) apparaissant dans cet environnement précis signalent que tous les cerveaux ne sont pas préparés à ces contraintes nouvelles, que certains y sont moins disposés que d’autres.

Dans le processus de modernisation, je voudrais parler ici de deux traits qui sont impensés, ou du moins qui ne sont pas pensés depuis ce qui leur donne sens, l’évolution humaine : la violence et l’intelligence.

Violence

La modernité a été violente. On aimerait repousser cette violence sur les seules expériences tragiques comme le fascisme, le nazisme ou le communisme, les régimes autoritaires ou totalitaires ayant contraint leur société dans une certaine direction, mais la vérité est que le libéralisme et les démocraties ne furent pas en reste. Il a fallu interdire les corporations ou briser les grèves, il a fallu réprimer les révoltes ou prévenir les révolutions, il a fallu chasser les Indiens ou soumettre les autochtones, il a fallu massacrer des opposants religieux ou mener des guerres civiles / nationales, il a fallu accroître de manière générale la coercition de l’État sur l’individu, mais aussi bien la contrainte sur ce même individu des nouveaux groupes économiques organisant le travail, donc les ressources. Un certain récit libéral se trompe lorsqu’il essaie de peindre la modernité comme une émergence spontanée résultant d’une main invisible de l’histoire ou de l’économie. Il y eut certes en Occident une lente sédimentation culturelle de plusieurs siècles, une évolution progressive des pratiques et des mentalités vers une société plus large et plus ouverte, mais elles n’ont pas suffi pour accoucher du monde que nous connaissons. Et le phénomène est encore plus évident en dehors de l’Occident, où n’étaient pas réunis de telles conditions historiques et où le passage de la société traditionnelle à la société moderne se fit (se fait encore) à marche forcée, bien souvent sous l’égide du communisme ou d’un socialisme national et autoritaire. Nier cet ingrédient de la violence, c’est rester aveugle sur la possibilité de la modernité, sur l’instauration d’une socialité secondaire propre aux sociétés de masse et nécessaire à leurs pratiques émergentes. L’idée moderne selon laquelle la sortie des petites communautés closes et l’entrée dans la grande société ouverte ont toujours été des phénomènes spontanés, heureux et émancipateurs est partiellement fausse : pour une partie des humains, ce fut aussi synonyme de perte, de nostalgie, de traumatisme, d’échec ou de mort.

La violence moderne n’est pas le seul fait d’États contraignant des populations, mais elle est aussi bien présente, ou potentiellement présente, au sein de ces populations. Car la socialisation primaire au sein d’un groupe a été façonnée par l’évolution humaine dans le cadre du conflit intergroupes. Un nombre croissant de travaux suggère que les comportements coopératifs et altruistes à la base de la socialité primaire ont été accompagnés par des comportements égoïstes et compétitifs à l’encontre des autres groupes. De fait, les sociétés ayant connu au cours des siècles passés une croissance démographique importante ne sont pas simplement devenus de grands groupes aussi homogènes que l’étaient les petits : elles se sont divisées de diverses manières (en tribus, en principautés, en ethnies, en religions, en classes, en castes, en idéologies) et les rapports de ces groupes n’ont pas toujours été pacifiques, loin de là. Le catholicisme, qui fut la plus grande tentative d’unité dans l’histoire occidentale après l’Empire romain, n’a pas résisté à de telles forces centripètes : les hérésies et les schismes l’ont divisé, les pouvoirs temporels l’ont contesté, les philosophies et idéologies l’ont miné. L’État moderne a fini par émerger en successeur de l’Église et comme réponse à cette violence diffuse, sous la forme d’une violence concentrée précédemment évoquée.

Si les motifs de la violence moderne sont nombreux, on peut faire l’hypothèse qu’elle s’est nourrie du déséquilibre provoqué par la désintégration de la socialité primaire et de l’inadaptation à la socialité secondaire. Les gros bataillons des idéologies les plus polémogènes (nationalisme, communisme) ont été fournis par les déracinés et les déclassés, qui avaient perdu les avantages d’un monde ancien sans trouver ceux d’un monde nouveau. Si cette tension conflictuelle est apaisée dans les pays les plus anciennement modernisés, en bonne part grâce aux interventions croissantes de l’État dans la redistribution, elle ne fait que commencer dans les autres régions du monde, qui entrent à vive allure dans le processus de développement technique et économique que nous avons connu. L’intégrisme comme idéologie politique, aussi bien que les nationalismes ethniques ou les autoritarismes étatiques, sont les manifestations de cette violence sourde aux éclats toujours brutaux.

Intelligence

L’autre impensé moderne, c’est l’intelligence. Peu importe ici sa définition exacte, on peut y voir ce qui ressort consensuellement des questionnaires adressés aux psychologues (Mark Snyderman et Stanley Rothman in The IQ Controversy: The Media and Public Policy) et qui correspond à peu près au sens commun : le raisonnement ou capacité de pensée abstraite, l’aptitude à résoudre des problèmes, la capacité à acquérir des connaissances, la vitesse mentale de traitement de l’information. Nous avons vu que le trait caractéristique de la socialité secondaire est la rationalisation et l’intellectualisation progressives des activités humaines, au-delà du cercle restreint des contacts directs. Lorsque ce processus s’est historiquement enclenché, on a simplement supposé que tous les hommes étaient également rationnels, et que s’ils ne l’étaient pas, cela tenait uniquement à un défaut de leur éducation. On a également supposé que le progrès économique et technique s’accompagnerait d’un progrès moral et intellectuel. Tel était du moins le discours des penseurs accompagnant la modernisation. Mais c’est en partie faux. Même dans les pays industrialisés et alphabétisés de longue date, il existe des différences importantes d’intelligence entre les individus, celles-ci sont en bonne part héritables et ne sont donc pas infiniment réductibles par la pression du milieu. Il existe également des différences entre nations, tenant pour partie à la génétique de leurs populations, pour partie à leur développement économique permettant la stimulation de l’intelligence lors du développement (nutrition, éducation).

Cette distribution très large de l’intelligence dans toute population signale une pression sélective assez faible. Elle est assez logique si l’on rapporte cette intelligence au cadre évolutif de l’espèce humaine, qui fut essentiellement celui de la socialité primaire : l’intelligence n’est pas la qualité déterminante dans un tel milieu. Elle est certainement utile, et nous distingue finalement des autres primates comme produit dérivé de l’accroissement de la taille du cerveau, mais elle est soumise à de faibles pressions si la stratégie de survie consiste à rester dans de petits groupes stables. Le cadre matériel paléolithique fut plutôt stationnaire sur la longue durée. Le témoignage concordant des dernières tribus de chasseurs-cueilleurs examinés par les anthropologues semble indiquer une sorte de restriction volontaire de l’expansion économique ou politique (Pierre Clastres in La société contre l’État, Christopher Boehm in Hierarchy in the Forest), le maintien de petits groupes assez homogènes, en conflits fréquents à leurs frontières, mais sans intégration vers des groupes plus larges et plus complexes. Un tel contexte ne valorise pas l’intelligence comme trait le plus adaptatif. Aujourd’hui encore, dans le cadre de la socialité primaire correspondant à la dimension des anciens groupes paléolithiques, on préfère des qualités comme la générosité, la fidélité, l’intégrité, l’humour, le dévouement, la bienveillance, ce que l’on pourrait appeler une « intelligence du cœur ».

Mais la socialité secondaire de la modernité, si elle use de ces traits psychologiques, requiert également une « intelligence du cerveau » comme condition de compréhension et de participation aux activités complexes. C’est particulièrement vrai dans le domaine du travail, lequel conditionne les ressources de l’individu et de sa famille. On a déjà montré que les classes économiques et les classes cognitives se superposent partiellement dans les économies modernisées (Richard Herrnstein et Charles Murray in The Bell Curve), de même que les inégalités économiques enre nations sont corrélées à leurs inégalités cognitives (Richard Lynn et Tatu Vanhanen in IQ and The Weath of Nations). Et sous le vocabulaire de capitalisme cognitif ou économie de la connaissance, on insiste aujourd'hui plus que jamais sur l’importance de l’intelligence. Tant que les paysans sortaient de leurs campagnes pour devenir majoritairement des ouvriers ou des soldats, la simple force musculaire était requise. Mais celle-ci devient sans objet avec l’automatisation (ou la délocalisation vers des pays ayant encore des masses rurales). Tout indique que la force cognitive devient l’élément moteur de la création de valeur économique, soit une nouvelle phase du processus moderne de rationalisation.

Un problème évident est que la psychologie humaine évolue moins vite que son économie : le monde qui paraît lumineusement désirable à une certaine élite cognitive le sera beaucoup moins à ceux qui sont moindrement pourvus des talents nécessaires pour y prospérer, et qui se verront reléguer à des tâches médiocrement payées et faiblement valorisées. Un autre problème, ce sont les réactions négatives à l’intellectualisation et la complexification des activités humaines : le réseau opaque et dense des normes, des lois, des règlements, des procédures, des formalités, des paperasses enserrent l’existence individuelle, créant chez certains un sentiment de perte de liberté, et donc d’autonomie et de responsabilité, chez d’autres un stress alimentant divers déséquilibres psychiques et psychologiques.

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