24.9.08

Raison, passions et histoire

Dans une chronique du Monde, Nicolas Baverez affirme : «Le cours du XXIe siècle se jouera autour de la tension entre la raison et les passions. Pascal en a posé clairement les termes : ‘La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes.’ Du côté des dieux autoproclamés, on trouve les élites mondialisées ou la technocratie européenne, coupées de l'histoire et des peuples. Du côté des bêtes brutes, les terroristes dont la seule religion est celle de la violence ainsi que les fanatiques érigeant en divinité un peuple ou une vocation impériale. Or la raison, pas plus que la liberté, ne s'imposera d'elle-même. Elle ne mettra en échec la spirale de la terreur qu'au terme d'une âpre lutte qui doit être conduite avec les armes de la raison, et non pas avec celles de l'extrémisme. (...) La raison n'est pas donnée ; elle se construit au fil de l'apprentissage et du travail sur eux-mêmes des individus, des communautés, des acteurs économiques et sociaux, des entités politiques. Ainsi, une société bloquée et incapable de se réformer se condamne non seulement au déclin économique et social, mais à la démagogie et à l'extrémisme. La toile fragile de la raison repose sur l'entrecroisement des fils tendus par l'éthique des individus, la myriade des structures qui produisent le lien social, les règles de l'État de droit, les principes du débat et de la vie politiques.»

L’intention de Baverez m’est sympathique, mais je suis toujours un peu gêné par ces visions de la société ou de l’histoire rappelant les grandes heures de l’idéalisme allemand et voyant dans les affaires humaines la lutte de quelques grands principes abstraits, ici la raison versus les passions. De surcroît, je doute que raison et passion s’opposent de manière si évidente. Il y a de la rationalité dans le geste d’un terroriste qui considère la violence extrême comme seul moyen efficace de changer une situation ; comme il y a de l’irrationalité dans notre élite financière qui tombe à intervalle régulier dans les mêmes passions spéculatives produisant les mêmes effets de bulle. Outre que nous avons tous une rationalité limitée, par connaissance imparfaite des informations relatives à notre situation dans le monde et par intrication des réseaux émotifs/cognitifs de notre cerveau, l’analyse classique de Max Weber distinguant la rationalité par finalité (instrumentale ou formelle) et la rationalité par valeur (substantielle ou axiologique) me paraît plus intéressante pour décrire des comportements individuels et collectifs. Que nous agissions plus ou moins efficacement dans l’ordre instrumental est une chose ; mais avant tout, nous agissons parce que nous valorisons certaines choses ou certains états de chose, dans notre milieu interne ou externe. Et cette attribution de valeur n’est pas rationnelle, ni même toujours consciente, même si elle peut à l’occasion être rationalisée ou amenée à la conscience. On aimerait se dire que tous les individus ont la même capacité à identifier et éventuellement problématiser leurs processus non-rationnels ou non-conscients de valorisation, mais je n’en suis pas sûr, j’inclinerai plutôt vers l’hypothèse opposée d’une incapacité globale à le faire, ou d’une tendance spontanée et répandue à ne pas le faire.

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