2.9.08

L'évolution du langage et ses enjeux

Dans son introduction aux œuvres complètes de Marcel Mauss, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss affirmait (Minuit, 1968, I) : « Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué d’un stade où rien n’avait de sens à un autre où tout en possédait ».

Voilà typiquement une idée fausse, ou plutôt une conjecture très improbable, au regard de la théorie de l’évolution. Comme tout trait complexe, le langage humain relève d’une adaptation graduelle : il n’a aucune raison d’être apparu brutalement au cours de l’hominisation, que ce soit dans ses aspects physiologiques (l’ensemble de l’appareil phonatoire) ou dans ses aspects sémantiques et syntaxiques (l’attribution de sens et l’organisation des énoncés). De nombreux indices vont en ce sens :
• les animaux possèdent déjà des systèmes de communication, y compris par correspondance entre des sons et des situations ou des comportements (primates, oiseaux, mammifères marins, etc.) ;
• le cerveau (et notamment les aires du langage) a connu une croissance progressive, sur 4 millions d’années, des Australopithèques aux Homo sapiens ;
• certains gènes impliqués dans le langage (comme FOXP2) ont eux aussi connus une sélection directionnelle récente, coïncidant avec l’hominisation ;
• les langages les plus primitifs observés par les ethnologues ne comptent que quelques centaines de mots (organisés sur 7 consonnes et 3 voyelles chez les Piraha, par exemple) ;
• les travaux sur les neurones miroirs suggèrent une co-évolution de la théorie de l’esprit (attribution d’états mentaux aux autres) et des aires visuomotrices (le geste de préhension et désignation de l’espace avant ou en même temps que la parole, soit l’articulation des premiers mots) ;
• les linguistes montrent que les langues vernaculaires actuelles dérivent de langues-mères plus simples, elles-mêmes probablement dérivées d’une langue-mère commune aux premiers Homo sapiens.

Quelle importance ? Une bonne part de l’interrogation philosophique moderne touche aux rapports de l’esprit et du langage. On voit s’y affronter des thèses très opposées, par exemple que la pensée se résume au langage et se forme par lui au cours du développement, ou au contraire que la pensée possède son propre langage inné (« mentalais ») dont les langues ne sont que les outils d’expression et de communication. L’analyse scientifique de la co-évolution et du co-développement cerveau-langage sera donc un élément déterminant de cette problématique. En l’état de nos connaissances, l’approche innéiste ou évolutionnaire-naturaliste possède de solides arguments en sa faveur. Un des aspects intéressants de l’hypothèse innéiste : des cerveaux différents pourraient bien ne jamais parler exactement le même langage, quand bien même ils utiliseraient la même langue. L'hypothèse de la relativité linguistique serait alors doublée d'une hypothèse, plus radicale, de la relativité biologique.

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