20.9.08

Retour sur Donum vitae

Lorsque le cardinal Ratzinger (Benoît XVI) en était préfet, la Congrégation pour la doctrine de la foi (ex Saint-Office, ex Inquisition) publia l’instruction Donum vitae, le don de la vie. C’était en 1987, voici un peu plus de vingt ans. Ce texte important a fixé la doctrine catholique sur le statut de l’embryon, sur les interventions de la biomédecine et sur la procréation artificielle. Son influence directe ou indirecte est sensible dans la plupart des débats bioéthiques. J’en rappelle ici les grands axes.

Moraliser la technoscience
La notion de morale apparaît 67 fois dans le texte (sous forme nominale, qualificative ou adverbiale). On y parle de « tradition morale chrétienne », confondue à l’occasion avec « la loi morale naturelle » et la morale tout court dans la tradition religieuse du jusnaturalisme issue notamment de la christianisation d’Aristote. Cette omniprésence de la morale ne surprend évidemment pas, mais elle rappelle un fait basique : la « doctrine de la foi » est avant tout une doctrine du comportement humain. La foi catholique, comme les autres fois monothéistes, se veut indistinctement une manière de penser et une manière d’être.
Dans cette instruction, c’est la technoscience que l’Église entend soumettre à ses visées normatives : « La science et la technique requièrent-elles, pour leur signification intrinsèque même, le respect inconditionné des critères fondamentaux de la moralité ; c'est-à-dire qu'elles doivent être au service de la personne humaine, de ses droits inaliénables, de son bien véritable et intégral, conformément au projet et à la volonté de Dieu ».

La dignité humaine : un concept-clé
La notion de dignité apparaît 37 fois dans le texte : dignité de la personne humaine, de l’embryon, de la vie humaine, de l’union conjugale. On la trouve formulée dès les attendus de la réflexion : « Le Magistère de l'Église n'intervient pas au nom d'une compétence particulière dans le domaine des sciences expérimentales ; mais, après avoir pris connaissance des données de la recherche et de la technique, il entend proposer, en vertu de sa mission évangélique et de son devoir apostolique, la doctrine morale qui correspond à la dignité de la personne et à sa vocation intégrale, en exposant les critères de jugement moral sur les applications de la recherche scientifique et de la technique, en particulier pour tout ce qui concerne la vie humaine et ses commencements. »
La dignité humaine est le concept-clé sur lequel l’Église articule sa position morale. Bien sûr, cette dignité ne fait sens en dernier ressort que sur Dieu : « Le don de la vie que Dieu, Créateur et Père, a confié à l'homme, impose à celui-ci de prendre conscience de sa valeur inestimable et d'en assumer la responsabilité ». Mais le choix du concept est habile, puisque la dignité humaine est aussi bien revendiquée par des morales laïques, notamment la morale d’inspiration kantienne. On peut considérer cette dernière comme une « métaphysique sans dieu », mais pour le tout-venant peu au fait des subtiles généalogies de la morale, la dignité offre l’avantage de paraître vide de contenu divin ou métaphysique. J’ai exposé ailleurs (ici et ici) quelques raisons de douter de la valeur positive de concept de dignité humaine, dont la fonction est surtout d’édicter des interdits. Les humains n’ont pas la même définition de ce qu’est une vie digne d’être vécue, soit pour eux-mêmes (euthanasie, suicide) soit pour leurs enfants (avortements thérapeutiques). Partant de ce constat empirique, la dignité n’a pas de signification univoque et n’est pas une revendication universelle.

La nature spirituelle de l’homme, et sa confusion avec le rationnel
La conception catholique de la dignité diffère de la conception kantienne par son fondement. Celui-ci réside dans la nature spirituelle de l’homme : « En effet, c'est seulement dans la ligne de sa vraie nature que la personne humaine peut se réaliser comme une "totalité unifiée" ; or cette nature est en même temps corporelle et spirituelle. En raison de son union substantielle avec une âme spirituelle, le corps humain ne peut pas être considéré seulement comme un ensemble de tissus, d'organes et de fonctions ; il ne peut être évalué de la même manière que le corps des animaux, mais il est partie constitutive de la personne qui se manifeste et s'exprime à travers lui. » Il y a donc césure nette entre l’humanité et le reste du monde vivant du fait de l’existence de l’âme. L’Église reconduit l’anthropocentrisme déjà inscrit dans ses textes fondateurs. Assez étrangement, le principe immatériel qu'est l'âme est néanmoins suffisamment rattaché à son inscription corporelle pour qu'une intervention sur le corps soit aussi une atteinte à l'intégrité de l'âme. Il y a matière, pour les apprentis métaphysiciens, à de longues réflexions sur le dualisme des propriétés et des devoirs attachés à ces propriétés.
Il est intéressant de noter que, sous la plume de Ratzinger et de ses co-auteurs, le rationnel et le spirituel se confondent : « La loi morale naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine. Aussi ne peut-elle pas être conçue comme normativité simplement biologique, mais elle doit être définie comme l'ordre rationnel selon lequel l'homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier, à user et à disposer de son propre corps. » Il y a bien sûr usurpation de concept puisque l’on peut très bien concevoir l’existence de la raison sans l’existence de l’âme.

Les valeurs morales : la vie, le mariage
Deux valeurs orientent l’axiologie catholique : « Les valeurs fondamentales relatives aux techniques de procréation artificielle humaine sont au nombre de deux : la vie de l'être humain appelé à l'existence, et l'originalité de sa transmission dans le mariage. Le jugement moral sur les méthodes de procréation artificielle devra donc être formulé en référence à ces valeurs. » On notera que ces deux valeurs sont présentées comme ayant le même poids, en raison de leur base dogmatique identique, alors que le sens commun hiérarchise assez aisément l’importance de la vie humaine par rapport à l’une de ses institutions historiques (mariage).

Le statut de l’embryon : sacré dès la conception
L’enseignement du Magistère implique le respect absolu de la vie dès sa conception : « Dès le moment de sa conception, la vie de tout être humain doit être absolument respectée, car l'homme est sur terre l'unique créature que Dieu a voulu pour lui-même et l'âme spirituelle de tout homme est immédiatement créée par Dieu ; tout son être porte l'image du Créateur. La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte l'action créatrice de Dieu et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son terme : personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain innocent. » Comme on peut le voir, le respect de l’embryon est strictement lié à celui de la volonté divine et de l’existence de l’âme. C’est un point instructif car dans les débats bioéthiques, il est rare de voir invoquée cette nature divine de l’embryon pour justifier des interdits (avortement ou autres), hormis par les autorités religieuses bien sûr. Les croyants ne souhaitant pas faire intervenir cette volonté de Dieu devenue un peu trop inaudible à leurs contemporains sont obligés de se livrer à des contorsions intellectuelles amusantes pour justifier qu’un amas de cellules (l’embryon) soit considéré comme une « personne humaine » à part entière. Ils parlent d’être humain en devenir, ce qui ne fait que repousser le problème : un embryon peut aussi bien devenir une fausse couche (c’est fréquent, et la mère ne s’en rend pas souvent compte dans les premières semaines) ou un mort-né ; il ne possède aucun des attributs de la personne humaine (pas de sensation, d’émotion ni de cognition dans ses premières phases de développement) ; il ne possède aucune capacité de survie en dehors du ventre de sa mère, c’est-à-dire qu’il n’est pas un être vivant autonome. Il est évident que seule la nature divine / spirituelle de l’embryon apporte une justification cohérente au respect absolu de son intégrité : tous ceux qui tentent de maintenir la prescription en échappant à sa fondation métaphysique se livrent à des ratiocinations peu convaincantes.
En raison de l’importance accordée à l’institution du mariage, celle-ci forme la seconde condition d’évaluation morale de l’embryon : « La procréation humaine demande une collaboration responsable des époux avec l'amour fécond de Dieu ; le don de la vie humaine doit se réaliser dans le mariage moyennant les actes spécifiques et exclusifs des époux, suivant les lois inscrites dans leurs personnes et dans leur union. » Cela exclut notamment les embryons fabriqués in vitro, qui sont moralement condamnables y compris au sein du couple (insémination artificielle homologue, c’est-à-dire sans donneur ; l’insémination hétérologue est condamnée plus vivement encore puisqu’elle s’éloigne du cadre marial).

Les interdits : à peu près tout
La double exigence de respect absolu de l’embryon et de la conception dans le mariage fait de la morale catholique l’une des plus répressives dans les questions bioéthiques relatives à ces sujets. L’instruction Donum vitae condamne l’avortement, le clonage, l’ectogenèse, la fécondation in vitro, l’intervention non-médicale sur l’embryon, les mères porteuses, la suppression d’embryons surnuméraires, la création d’embryons à des fins de recherche (ou commerciales), la congélation des embryons (« offense au respect dû aux êtres humains »)… En fait, il est plus simple de dire ce que l’Église autorise : la conception naturelle dans le cadre du mariage hétérosexuel, le diagnostic prénatal (à visée de soin) et l’intervention thérapeutique sur l’embryon. Tout le reste est « illicite » ou « moralement condamnable ».

Le devoir du croyant : changer les lois civiles
De manière tout à fait significative, l’instruction se conclut par le constat que les lois civiles de nombreux pays violent les règles morales catholiques. La Congrégation pour la doctrine de la foi appelle tous les croyants à œuvrer pour la réforme de ces lois : « De nos jours la législation civile de nombreux États confère aux yeux de beaucoup une légitimation indue à certaines pratiques ; elle se montre incapable de garantir une moralité conforme aux exigences naturelles de la personne humaine et aux " lois non écrites " gravées par le Créateur dans le cœur de l'homme. Tous les hommes de bonne volonté doivent s'employer, spécialement dans leur milieu professionnel comme dans l'exercice de leurs droits civiques, à ce que soient réformées les lois civiles moralement inacceptables et modifiées les pratiques illicites. En outre, l'" objection de conscience " face à de telles lois doit être soulevée et reconnue. Bien plus, commence à se poser avec acuité à la conscience morale de beaucoup, notamment à celle de certains spécialistes des sciences biomédicales, l'exigence d'une résistance passive à la légitimation de pratiques contraires à la vie et à la dignité de l'homme. »
Quand les mêmes croyants se plaignent des « agressions » dont ils sont victimes de la part des laïcs, il est aisé de leur rappeler cette évidence : leur Église les enjoint à modifier les lois civiles dans un sens conforme aux dogmes religieux. Tant que la foi ne sera pas clairement confinée dans la sphère personnelle du croyant par ses propres dogmes et directives, elle sera une ennemie de la liberté des non-croyants. La désigner et la combattre comme ennemie, cela reste donc une urgente obligation pour tous les athées et agnostiques attachés à la défense des libertés individuelles. Et singulièrement dans le domaine biomédical, où les manoeuvres conjointes des Etats, des Eglises et de certains "humanistes" soi-disant laïcs privent les individus de la libre-disposition intégrale de leur corps.

Aucun commentaire: