4.9.08

Le scarabée dans la boîte

Dans ses Investigations philosophiques (§293), Wittgenstein imagine que tous les hommes possèdent une petite boîte dont ils gardent leur vie durant le contenu secret. Mais en en parlant entre eux, ils disent tous que cette boîte contient un scarabée. Il est bien sûr impossible de savoir si les hommes parlent bien de la même chose, ou même de savoir s’il y a bien quelque chose dans la boîte. Or, dit Wittgenstein, il en va exactement de même de la douleur. Nous ne la connaissons que par la petite boîte fermée de notre esprit, nous la qualifions ainsi chez les autres en présumant que notre expérience est généralisable et partagée. Mais comme pour le scarabée, « l’objet et sa désignation » semblent ici hors de propos pour nourrir une « grammaire des sensations ».

Mais il existe des différences notables entre le scarabée dans notre boîte et la douleur dans notre esprit. Le scarabée est un objet indépendant de son contenu et le couvercle fermé de la boîte n’en dévoile rien. La douleur provient du système nerveux et celui-ci n’est nullement indépendant du corps. La douleur se manifeste ainsi par toutes sortes de symptômes et de comportements que l’on peut reconnaître chez les autres pour les avoir exprimés soi-même. Par ailleurs, nous ne gardons pas secrète la douleur : nous nous en plaignons, nous la décrivons, nous en parlons, nous cherchons à comprendre d’où elle vient et comment la faire disparaître. Ce faisant, nous éliminons progressivement les équivoques et malentendus : nous extériorisons ce qui est intérieur. En offrant désormais notre corps à l’auscultation biomédicale, y compris l’intimité de notre cerveau, nous ouvrons la boîte pour vérifier qu’il y a bien un même scarabée, ou éventuellement requalifier les scarabées si des différences apparaissent. Cela revient à écrire peu à peu une grammaire des sensations dans un langage objectif. Mais ce langage n’est plus commun : les mots douleur, souffrance, mal demeurent des descriptions simplificatrices du langage ordinaire, et ce langage n’intègre pas le vocabulaire de plus en plus spécialisé de la grammaire scientifique de la sensation. Personne ne dira par exemple que « le choc d’un marteau sur mon doigt a provoqué hier une excitation de mes neurones nociceptifs par la voie des fibres périphérique C dont le message fut distribué par le trijumeau aux aires spécialisées de mon cerveau et dont les effets somatiques externes furent notamment un myosis, une bradycardie et une inflammation locale ». A fortiori, personne ne fera la même description en termes purement moléculaires et tissulaires. Ou plutôt : une communauté spécialisée le fait, celle qui ouvre les boîtes pour décrire les scarabées. Si son langage n’a pas vocation à devenir le langage ordinaire de notre expérience sensible, il peut en revanche explorer sa concordance à divers niveaux de la réalité et attester de sa valeur de vérité.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Avez-vous lu “Mad pain and Martian pain” de David Lewis ? Comme il s'agit d'un article important sur le sujet — suffisamment pour qu'on lui fasse, chez Vrin, l'honneur d'une traduction française (in Philosophie de l'esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l'esprit, 2002) — je pense que c'est certainement le cas et je suis curieux de connaître votre opinion sur sa façon de présenter les données du problème de la souffrance, par rapport à celle de Wittgenstein que vous venez d'évoquer.

Anonyme a dit…

Un colibri dans la tête, c'est bien aussi.

C. a dit…

(schizodoxe) J'ai répondu dans un billet, vu les proportions que cela prenait.