5.9.08

Douleur de fou, douleur de Martien

Dans les commentaires d’un billet sur Wittgenstein, Schizodoxe me demandait hier mon avis sur un texte du philosophe David K. Lewis (1941-2001) publié en 1978. Comme cet avis devenait long, je le reproduis ici en billet.

Lewis imagine deux cas. Un fou ressent la douleur, mais elle se traduit chez lui par l’envie de faire des mathématiques et de chantonner, plutôt que des plaintes et des gémissements ; un Martien ressent la douleur, se plaint et gémit, mais cette douleur est provoquée chez lui par la répartition de certains fluides internes, avec des poches hydrauliques gonflant ses pieds.

Lewis nous dit : ces deux cas sont envisageables en esprit (des possibles qui peuvent s’actualiser), mais ils semblent mettre à mal nos explications béhavioristes (description comportementale simple de l’état mental) ou physicaliste (identité simple de l’état mental et de l’état physique) de l’esprit. Dans le cas du Martien, le béhaviorisme fonctionne (j’observe le comportement de plainte, j’infère la douleur), mais pas dans le cas du fou ; dans le cas du fou, le physicalisme fonctionne (il y a identité de la douleur et de certaines réactions nerveuses), mais pas dans le cas du Martien (ces états nerveux n’existent pas, ce sont des états hydrauliques).

La solution proposée par Lewis est : la douleur est un concept d’ « état susceptible d’être causé par certains stimuli et de causer un certain comportement ». Ce concept est « non rigide » et « contingent », c’est-à-dire qu’il s’adresse à des populations « appropriées » où il décrit des causes et des effets « typiques ». Dans l’espèce humaine, l’état de douleur s’associe à une cause neurale. Dans l’espèce martienne, l’état de douleur s’associe à une cause hydraulique. Le fou est une exception de l’espèce humaine, il appartient à une sous-population humaine où l’état de douleur et la cause neurale associée produisent des comportements atypiques, c’est-à-dire dire non observés chez les autres membres de l’espèce.

Je suis plutôt en accord avec Lewis (bien que je peine parfois à saisir l’intérêt profond de la philosophie de l’esprit c’est-à-dire, en quoi cela clarifie au lieu de compliquer ce que nous décrit par ailleurs la science ; mais bien sûr cela ne concerne pas que Lewis, et cela présuppose que le rôle de la philosophie est de clarifier).

Les propositions de Lewis s’inscrivent dans le fonctionnalisme : un état mental s’y définit comme état fonctionnel, et cette fonction est un rapport cause-effet caractéristique. Si l’on reformule ses idées, cela donne : tout trait psychologique du sens commun T peut être décrit comme un état mental M, produit par une série de causes (C1, C2…Cn) et produisant une série d’effets (E1, E2…En), dans une population P. Si, à la suite d’une (ou plusieurs) cause contenue dans l’ensemble C, le sujet x manifeste un (ou plusieurs) effet contenu dans l’ensemble E, alors x est dans l’état mental M qui correspond au trait psychologique T. Tout cela est contingent, c’est-à-dire que l’association de T, C, E, M vaut dans un monde donné pour un objet donné (ou un ensemble d’objets bien sûr). En soi, la réalisation physique de M (ses causes) peut être obtenue de diverses manières (par un cerveau ou par une machine ou par une psychophysiologie inconnue d’une forme de vie inconnue). Dans le cas de l’espèce humaine, on a donc un état de douleur, causé par une série d’événements externes (brûlure, choc, chute, etc.) et internes (système nerveux nociceptif), manifesté par une série de phénomènes (symptômes physiologiques et réactions comportementales). Cet état sera variable selon les causes (la douleur d’une piqûre d’aiguille sur le doigt n’est pas la même en intensité ou durée que celle d’un coup de couteau dans le ventre ; les messagers cellulaires et moléculaires de la douleur peuvent aussi différer légèrement d’un individu à l’autre) et leurs effets (chacun exprime à sa manière la douleur ressentie, malgré un répertoire commun), mais cette variété ne remet pas en cause le schéma général de la douleur dans l’espèce humaine. C’est à la science qu’il revient de définir empiriquement les contours exacts de ce schéma, soit l’ensemble des causes et effets de la douleur. Cette description scientifique va mettre à jour des occurrences singulières. Par exemple, la douleur dans un membre fantôme n’est pas produite initialement par des causes physiques externes, puisque le membre n’existe plus et n’est donc plus soumis à des altérations ou traumatismes, mais par des causes physiques internes (un réarrangement du cortex somatosensoriel).

Face à d’autres philosophes, Lewis a soutenu un fonctionnalisme réductionniste : un état mental se réduit à un état fonctionnel qui se réduit à un état physique (dans l’autre sens : certains agencements de la réalité physique produisent un certain type d’état fonctionnel, assez régulier pour être observé et qualifié comme tel, et cet état fonctionnel se trouve être un état mental lorsqu’il se situe dans le cerveau humain). On peut aussi imaginer un fonctionnalisme éliminativiste, c’est-à-dire faisant disparaître le trait psychologique comme un résidu inutile de la psychologie de sens commun. C’est la position de Paul et Patricia Churchland, par exemple, pour qui le « mental » est une catégorie fausse de la philosophie comme de la psychologie populaire. Eliminativiste ou réductionniste, le fonctionnalisme est indifférent aux qualia. Pour définir un état de douleur, il n’est pas nécessaire de définir individuellement et subjectivement « ce que cela fait » d’avoir mal, il suffit de sérier les causes et effets pertinents pour l’observation de cet état. La douleur est une sensation et l’on pourrait supposer que cette approche n’est plus valable avec d’autres traits incluant des intentions (jugements, croyances, désirs, etc.). Mais elle l’est à titre de programme de recherches en neurosciences cognitives ou en intelligence artificielle. Sans garantie de succès, bien sûr.

Référence :
Lewis D.K. (1978), Mad pain and Martian pain, in N. Block (éd), Readings in the Philosophy of Psychology vol. I, Methuen, Londres, 216-222. Traduit en français : Douleur de fou et douleur de Martien, in D. Fisette et P. Poirier (éd.) (2002), Philosophie de l’esprit, Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Vrin, Paris, 289-306.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci pour cette longue réponse. Je vois, en lisant votre phrase conclusive, que vous voyez, comme moi, dans cette notion d'état mental une ouverture à la possibilité d'une intelligence artificielle effective.