14.9.08

La dimension cachée de la mutation

Quand je parle ici de mutation, ce sont bien sûr les modifications technologiques passées, présentes et futures du corps humain qui viennent à l’esprit. On en discute beaucoup parce qu’elles frappent l’imagination et surtout parce qu’elles entrent dans le domaine du possible. Mais ce n’est que la surface des choses. La dimension la plus importante de la mutation en cours est encore cachée. Le grand bouleversement actuel est à mon sens celui de la naturalisation de l’esprit, c’est-à-dire de la découverte des bases biologiques et psychologiques des jugements humains.

Cela tient à deux observations simples au départ :
- il existe une dimension génétique et innée dans nos différences d’émotion, de perception, de cognition ;
- il existe une dimension épigénétique et acquise (neurodéveloppementale) dans ces mêmes différences.
Le premier point signifie que, même dans des conditions équivalentes de milieu, les individus de l’espèce Homo sapiens ne sont pas prédisposés à percevoir et juger le monde de la même manière. Le second point signifie que les différences de groupe (sexuelles, socio-économiques, culturelles, linguistiques, ethniques) et la variété des parcours de vie ajoutent un autre niveau de diversité à nos jugements.

Cela paraît trivial, mais c’est en réalité fondamental : comme le remarquait Stephen Stich (2004), toute l’histoire de la philosophie depuis Platon était fondée sur l’idée que les humains pourraient parvenir à un accord rationnel sur des questions normatives concernant leur existence. Plusieurs penseurs s’y sont opposés (Nietzsche fut le plus connu et le plus virulent), mais ils le faisaient à l’intérieur de l’histoire de la philosophie, sans autre élément que leurs intuitions. Avec Frege, Russell et quelques autres est né voici un siècle l’espoir que la philosophie pourrait s’inspirer de la science à travers la démarche analytique, pour parvenir enfin à des propositions vraies et douées de sens. Au sein de la tradition analytique, Wittgenstein puis Quine avaient jeté de sérieux doutes sur ce projet. Mais surtout, c’est la science elle-même, reconnue comme modèle de la rationalité par la démarche analytique, qui en est venue à opposer une fin de non-recevoir à cette fondation ultime de nos jugements.

À mesure que nous apprenons comment fonctionne notre cerveau, nous voyons disparaître les justifications avancées pour l’universalité de certains produits de l’esprit. Le petit socle commun de la nature humaine – un répertoire comportemental ancestral de notre espèce – ne suffit pas à contraindre la prodigieuse diversité de nos expériences émotives, perceptives et cognitives. Mieux encore, nous comprenons que la conscience humaine est une capacité à renforcer individuellement de telles expériences au cours de l’existence – par exemple selon le modèle du darwinisme neuronal et des réentrées cortico-thalamiques proposé par Edelman (2007), mais aussi bien dans l’approche de Damasio (2003) sur les qualifications émotives et leur rôle dans la formation de la conscience-noyau.

Les espoirs de consensus durables dans les domaines normatifs (éthiques, politiques, esthétiques) sont donc vains, en dehors d’une poignée de principes assez basiques. Et la productivité de notre esprit est telle qu’il existera toujours un décalage entre le rythme de nos créations et innovations et celui de la consolidation de nos jugements collectifs à leur sujet (jugements qui, en vertu de la diversité psychobiologique fondant nos approches normatives, seront toujours du style pour/contre, beau/laid, bon/mauvais, utile/inutile avec une majorité et une minorité de chaque côté de l’appréciation). L’homme ne doit plus penser une hypothétique résolution des différences dans l’unité, mais l’organisation pacifique de l’expression de ses différences interindividuelles (et intergroupales). Et puisque la mutation est aussi une transformation biologique des corps, l’homme doit apprendre à penser sans l’espèce humaine, sans l’ultime horizon d’une unité biologique, qui sera un jour un souvenir. La relativité générale de l'esprit humain est le prélude de la diversité exponentielle des corps post-humains.

Référence :
Damasio A.R. (2003), Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, Paris.
Edelman G. (2007), La science du cerveau et la connaissance, Odile Jacob, Paris.
Stich S. (2004), « Philosophie et psychologie cognitive », in E. Pacherie et J. proust (ed), La philosophie cognitive, Ophrys, Maison des sciences de l’homme, Paris.

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