16.9.08

Après le départ du petit homme au grand cerveau...

Décidément, Le Figaro nous aura ouvert toutes grandes les fenêtres de la pensée chrétienne française, à l’occasion de la venue du pape en France. C’est la philosophe Chantal Delsol qui s’y collait hier. Analyse de texte, à nouveau.

« Chaque fois qu'un pape visite la France, se déroule un scénario à peu près analogue : une bonne partie des médias vocifère, pendant qu'une foule de fidèles se mobilise. Aujourd'hui plus encore qu'au cours des derniers voyages de Jean-Paul II, c'est la différence des styles et des tons qui me frappe : hargne et sérénité. »
Nous ne regardons pas les mêmes médias, Chantal, ou plutôt nous n’y voyons pas la même chose. J’ai eu l’occasion (rare) de regarder des informations télévisées ces derniers jours, et je n’ai y vu que la couverture acritique, superficielle et bêtifiante de Benoît XVI comme pope-star, dans un traitement guère différent de celui qui aurait été accordé à Madonna. Sauf que c’était 10 minutes à chaque journal et en ouverture, avec moult détails insignifiants sur chaque poncif du pontife et de ses invités. Et les grands quotidiens nationaux n’ont pas vraiment débordé de la « hargne » que Delsol croit percevoir, il suffit de regarder leurs pages « opinions » pour observer l’expression d’avis plutôt tièdes dans l’ensemble. Bref, la posture de la victime catholique étouffée et écrasée par une puissante intelligenstia laïcarde ne fonctionne plus vraiment.

« Ce petit homme doté d'un grand cerveau (personne ne le nie), s'installe au micro devant un parterre composé du gratin parisien. (…)Il les salue d'un regard neutre, comme s'il allait donner une conférence sur la syntaxe de Balzac. Et leur sert un discours pédagogique de haute volée (adapté à leur capacité de compréhension, sous-entendu : vous ne pourrez pas arguer, comme vous le dites de Bush, que le pape est un crétin) sur la quête de Dieu. Sur le dieu inconnu de Paul, et sur la chaise vide de Dieu. Sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de chercher Dieu, mais de se laisser trouver par Dieu, sachant bien qu'il se trouve dans un pays où l'on repousse Dieu davantage qu'on l'ignore. Sur la liberté qui, si elle prétend signifier l'absence de liens, court à l'arbitraire ou au fanatisme (ce dernier mot est d'ailleurs le seul que les journaux parlés du soir ont retenu : enfin un terme polémique, ou qui peut paraître tel). Il évoque ces moines qui, en cherchant Dieu, ont fondé la culture occidentale. »
Cette histoire de « grand cerveau », de pape « rationnel » et « intellectuel », devient franchement agaçante. Le discours au collège des Bernardins, que j’ai commenté ici, n’avait rien de décoiffant du point de vue philosophique, ce ne fut jamais qu’un plaidoyer pro domo pour le monachisme. Quand le même pape affirme le surlendemain aux évêques « l'Église, qui ne peut s'opposer à la volonté du Christ, maintient fermement le principe de l'indissolubilité du mariage », je ne vois guère la rationalité en œuvre : le message d’un homme du Ier siècle de notre ère, supposé fils de dieu et né d’une vierge, est considéré comme la vérité définitive sur ce que doivent faire ou ne pas faire les couples humains en 2008. Pourquoi faudrait-il s’extasier devant la puissance intellectuelle de ces sornettes où la raison abdique à nouveau et comme toujours devant la révélation ? Pourquoi faudrait-il croire que l’équation fondamentale des monothéismes – le texte sacré comme dépositaire du dogme et contrainte initiale inébranlable de son interprétation ultérieure – a changé et qu’elle est bénéfique au libre-exercice de la raison humaine ? Au-delà, la réécriture delsolienne du passé confine à la propagande pure et simple. Le fondement de la liberté ? Le christianisme. Le fondement de la culture occidentale ? Le christianisme. Les 10 siècles de pensée gréco-romaine ayant précédé la christianisation, ayant fondé la science, la philosophie, la démocratie et deux ou trois autres choses ? Rayés de la carte au profit des moines copistes, pour les besoins de la cause (l’édification du lecteur du Figaro). L’insurrection de la pensée moderne contre le pouvoir religieux, puis contre la religion elle-même comme vecteur d’obscurantisme ? Une erreur, une amnésie, un refoulement : on doit tout aux moines copistes.

« Si la laïcité signifie bien exclure la religion de toute sphère publique afin qu'elle ne s'exprime que dans les consciences, c'est-à-dire dans les arrière-cuisines, cette laïcité typiquement française n'a plus beaucoup d'avenir. Et pour une seule raison : les catholiques ne sont plus complexés de l'être. Ils s'afficheront donc autant que d'autres religions et courants. La laïcité revancharde et hargneuse laissera place à une sécularisation de pays civilisés : une distinction de la croix et du glaive, non plus la suppression de la croix cette chaise vide de Dieu. Voici le message tranquille laissé par cette silhouette et cette voix modestes : nous existons. Nous existons plus loin que dans les arrière-cuisines et les consciences muettes. Nous influençons les gouvernants, nous offrons des modèles éducatifs, nous proposons un art de vivre et de penser. On ne pourra pas nous reléguer. (…) D'ailleurs, nous ne prétendons qu'à exister. Que les ‘vigilants’ se rassurent : l'Église ne possède aucune puissance. Elle ne revendique que des légions d'anges, lesquelles ne menacent personne, et sûrement pas des incroyants, j'imagine. Cette impuissance me rassure autant qu'eux : on sait bien que l'Église comme n'importe quelle institution peut abuser de son pouvoir, transformer ses clercs en tyrans domestiques et politiques. »
Voilà typiquement le processus de transformation du catholicisme en idéologie politico-éthique dont je parlais avant-hier. Le problème n’est pas l’existence d’un mode de vie et de pensée catholique, mais la prétention incoercible de ce mode de vie et de pensée à se transformer en lois civiles et directives politiques (« nous influençons les gouvernants »). Il n’y a aucune raison d’être rassuré par la soi-disant « impuissance » de l’Église, et par la petite silhouette blanche et frêle de Ratzinger : c’est le catholicisme comme idéologie antirelativiste (c’est-à-dire absolutiste en bon français) et autoritaire qui est dangereux, au même titre que n’importe quelle autre idéologie du même acabit. Delsol a bien raison de rappeler aux ex-marxistes leurs turpitudes historiques : les idéologies modernes se sont coulées dans l’ancien moule religieux avec une extraordinaire aisance, elles en ont repris la pulsion fondamentalement nocive de contraintes sur l’individu au nom du bien du groupe et de la croyance au dogme. La séparation de l’Église et de l’État est un principe purement formel : si une majorité de députés vote des lois conformes à leurs convictions religieuses, cela revient exactement au même, à savoir l’imposition à tous de règles issues des croyances de certains. Mais on voit que le problème véritable tient à l’État plus qu’à la religion : tant que l’objet du pouvoir politique ne sera pas restreint à la défense des droits des individus, il sera poreux à toute entreprise idéologique ou religieuse visant à limiter ces droits au nom de toutes sortes de croyances maquillées en impératifs ou en évidences. Les individus sont parfaitement libres de choisir des communautés mettant en avant leurs devoirs, décrétant de codes de conduite exigeants, imposant des manières de penser particulières : si ces communautés sont désirables, l’histoire verra leur croissance ; sinon, elles disparaîtront lentement. Qu’est-ce qu’une laïcité « positive » ? Non pas réinviter en catimini la religion dans les coulisses du pouvoir, mais proclamer la séparation de l’Etat et de la morale, engager la séparation de l’Etat et de l’idéologie ; oeuvrer à la poursuite de la différenciation des mondes vécus et de l’autonomisation des individus.

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