23.9.08

Sciences sociales, pas cognitives ?

Dans Libération de ce jour, un appel d’Alain Ehrenberg (sociologue, CNRS) au nom d’un collectif de chercheurs, appel intitulé « Sciences sociales, pas cognitives ». Le sujet est intéressant, mais sa présentation un peu obscure. «Les signataires de ce texte sont tous concernés par le domaine que le projet d’Institut national des sciences humaines et sociales (INSHS) entend regrouper sous l’appellation ‘Cognition et comportement’.» Il s’agit en fait des réformes en cours de la recherche publique française (CNRS, mais aussi Inserm, CEA, Inra, Inria, etc.) que le gouvernement souhaite regrouper en instituts thématisés. Au-delà des affres humaines trop humaines de ce genre de recomposition institutionnelle, les signataires émettent des points de vue assez généraux sur les sciences de l’homme et de la société.

«Peut-on encore sérieusement affirmer que la connaissance du « substrat cérébral » est la principale chose à considérer pour traiter des questions d’éducation, de santé ou d’organisation du travail ? Les meilleurs spécialistes des neurosciences eux-mêmes s’en gardent bien, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient un dialogue approfondi avec des historiens, des sociologues ou des philosophes, précisément sur ces points, afin de procéder à l’indispensable analyse conceptuelle des termes en question : esprit, cerveau, connaissance, comportement.

Nous ne sommes pas appelés à devenir des neurosociologues, des neurophilosophes, des neuroanthropologues ou des neurohistoriens. L’examen concret de la normativité de la vie sociale découverte par l’Ecole sociologique française (Durkheim et Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n’est pas une illusion destinée à être remplacée par l’étude de la connectivité cérébrale. C’est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine.

Pourquoi, sans aucun argument explicite en sa faveur, accorder un pareil privilège à un paradigme particulier, naturaliste (ou du moins réductionniste), au détriment d’approches intégratives qui font place aux dimensions sociales de la formation des connaissances (aux contextes sociohistoriques, aux institutions). L’INSHS doit-il mettre un seul paradigme intellectuel en position dominante ? Doit-il rayer d’un trait de plume le pluralisme méthodologique et les débats de la communauté scientifique internationale ? Doit-il enfin compter pour rien l’excellence reconnue des programmes non cognitivistes en SHS ?»

Comme on ne connaît pas les tenants et aboutissants du projet ‘Cognition et comportement’ de l’INSHS, il est difficile de dire si cette analyse relève de la réalité ou de la caricature. Les signataires seraient plus crédibles s’ils renvoyaient au projet de cet Institut, afin que chacun puisse juger sur pièces.

Il est au moins un point ci-dessus sur lequel je puis exprimer mes doutes sur cette pétition : « L’examen concret de la normativité de la vie sociale découverte par l’Ecole sociologique française (Durkheim et Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n’est pas une illusion destinée à être remplacée par l’étude de la connectivité cérébrale. C’est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine ». C’est à mon avis cette césure trop virulente entre sciences sociales (relevant de l’interprétation et des valeurs) et sciences naturelles (relevant de l’analyse et des faits), courant en effet depuis plus d’un siècle, qui a affaibli la scientificité des premières. Tous les discours ne peuvent se réclamer arbitrairement de l’appellation « sciences », il existe pour cela un certain nombre de contraintes épistémiques sur la production du savoir. L’une d’elles est ce que les psychologues évolutionnistes J. Tooby et L. Cosmides, en guerre justement contre le vieux « modèle standard des sciences sociales », ont appelé la visée intégrative : s’il existe une « science » de l’homme et de la société, elle a vocation à s’intégrer dans les autres sciences (physique, biologie, psychologie). Sinon, c’est un discours philosophique, littéraire, historique, ce que l’on veut mais pas spécialement une science. La « tradition sociologique française » dont se réclament les signataires a produit par exemple Boudon, Bourdieu, Baudrillard et Maffesoli qui ont pu tous ensemble et au même moment (entre 1970 et 2000) se réclamer du titre de « sociologues » tout en présentant des travaux parfaitement disparates du point de vue des méthodes, et inégaux du point de vue des critères habituels de la scientificité (quantification, qualification, hypothèse, modélisation, prédiction, réplication, etc.). Les travaux de ces auteurs ont chacun leur intérêt, mais je ne vois pas comment leurs textes souvent parsemés de saillies philosophiques, assertions idéologiques ou procédures rhétoriques peuvent tous également prétendre au statut de « science ».

Il me paraîtrait absurde de réduire les faits sociaux (ou les faits psychologiques, les faits linguistiques, les faits politiques, etc.) à des connexions neurales – et je doute un peu que l’Institut national des sciences humaines et sociales parte sur une base aussi simpliste. Mais il me semble aberrant de continuer à prétendre que l’inscription biologique des faits sociaux, psychologiques, linguistiques ou politiques ne constitue pas un des éléments-clé de leur modélisation scientifique. Et l’on peut suggérer que les chercheurs en sciences sociales, au lieu d’une union sacrée négative contre le spectre du «réductionnisme», du «naturalisme» ou du «cognitivo-comportementalisme», devraient exposer au grand public ce qui fait l’unité et la scientificité de leur démarche.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Le texte de la pétition est effectivement assez mauvais, à tel point qu'il est difficile de croire que ce n'est pas à dessein.
Cf. ce post d'un anthropologue qui me semble bien plus pertinent : http://www.anthropiques.org/?p=290

C. a dit…

Merci du lien ! C'est en effet un peu plus clair, notamment le fait que le futur Institut compte en réalité trois départements.