La Mutation est une hypothèse active que l’on peut énoncer ainsi : la Modernité n’est pas seulement une époque historique de l’humanité, succédant à une autre et précédant une autre, mais une transition plus fondamentale, un passage sans retour, un seuil au-delà duquel l’évolution de l’humanité bifurque, buissonne et s’éloigne de toutes les formes connues jusqu’alors. Cette évolution concernera les idées et les pratiques, mais aussi bien les corps : l’humain va entreprendre de s’auto-transformer, de varier les possibles au sein de son espèce, de fusionner sa constitution biologique à divers éléments non-biologiques, de sortir à terme de sa propre espèce.
La Mutation désigne donc un certain plan de conscience et d’existence, le Mutant celui qui adhère à ce plan. Si la Mutation est décrite d’emblée comme une « hypothèse active », c’est que sa réalisation dépendra notamment des actions des Mutants. Son échelle de temps est longue : elle se mesure en décennies et en siècles. Cela paraît lointain à l’aune d’une existence individuelle ; ce n’est presque rien pour les temps géologiques et cosmiques qui ont précédé l’apparition de l’homme. La plupart des ingrédients pratiques et symboliques de la Mutation sont déjà présents : malgré cette disponibilité, leur usage se heurte d’une part à l’inertie des mentalités et des habitudes ; d’autre part à l’hostilité des croyances antérieures, habituées à diriger à leur guise le troupeau humain, peu désireuses d’abandonner une domination encore source de pouvoir et de profit.
Cette série de réflexions esquisse les concepts de Mutation et de Mutants, qui donnent à bien des égards leur cohérence d’ensemble aux interventions de ce site.
Mort de dieu, renaissance du réel
La condition nécessaire quoique non suffisante de la Mutation est la mort de dieu et le regard neuf que nous posons sur le réel une fois débarrassés de son cadavre. Pendant longtemps, la réalité a été couverte du voile de la religion. La Mutation commence par le dévoilement moderne de cette réalité, à l’œuvre depuis quelques siècles.
Avant la Modernité, l’idée dominante voulait que le monde trouve son sens ultime et son explication première dans un « au-delà », dans un arrière-plan invisible quoique tout-puissant, dans une altérité plus ou moins radicale (le dieu monothéiste étant la version maximaliste de cette altérité, un principe abstrait totalement créateur du monde en même temps que totalement étranger à ce monde). La physique avait donc besoin de la métaphysique, la nature était toujours en manque de la surnature. Le réel se trouvait en quelque sorte aliéné, c’est-à-dire étranger à lui-même : ce que nous percevions et comprenions était accidentel, jamais essentiel. Et l’essentiel dépendait de la croyance : on ne pouvait accéder pleinement à la vérité du monde par nos sens et notre raison, il fallait en dernier ressort s’en remettre à la foi.
Cette époque est en train de disparaître lentement, au gré de ce que l’on a appelé la « mort de dieu », le « reflux du religieux », la « désacralisation » ou le « désenchantement du monde ». Ces désignations sont toutes négatives, et la notion de dévoilement du réel paraît préférable. Bien sûr, les croyances n’ont pas déserté l’esprit des hommes, et elles ne déserteront pas de sitôt. Mais ces croyances ne prétendent plus détenir une vérité universelle excédant la sphère privée du croyant, hormis quelques îlots fanatiques et nostalgiques des âges antérieurs. Celui qui se lèverait pour dire : « Vous faites une erreur fondamentale, la vérité est ailleurs, écoutez donc ma révélation ou ma tradition, ne cherchez pas au-delà » serait pris pour un simple d’esprit ou pour un fou, et réussirait au mieux à fonder une enième secte dans le grand bazar spiritualiste. Les croyances anciennes ou nouvelles offrent un peu d’espoir aux âmes inquiètes ou quelques convictions morales à ceux qui en ont besoin. Dans leurs formes laïcisées, comme nous le verrons plus tard en détail, elles irriguent encore bon nombre de conservatismes laïcs qui, à défaut de croire en un dieu, ont conservé de la religion l’idée d’un fondement arbitraire, autoritaire et universel à la norme. Mais malgré ces diverses survivances, la religion a perdu sa prééminence. Dès qu’il s’agit d’expliquer pourquoi le réel est tel qu’il est, d’analyser comment il fonctionne et prédire comment il évoluera, de statuer sur le régime des causes et des conséquences des phénomènes que nous observons ou ressentons, la croyance ne sert plus à grand-chose. Elle mène souvent à des erreurs fatales et des égarements dangereux, pour l’individu comme pour le groupe. Dans la compétition darwinienne des idées pour occuper les cerveaux, elle est en train de perdre son avantage au profit de modes de pensée ayant montré leur efficacité pour faire survivre les individus et leurs descendants.
La croyance en l’au-delà du réel est déjà le résidu cognitif d’une époque révolue de l’esprit humain. Toutefois, il ne faut pas interpréter cela de manière naïvement progressiste, comme ces anthropologues du XIXe siècle dressant les tableaux grandioses des étapes de la pensée, depuis les ténèbres de l’obscurantisme vers les lumières de la raison. Il y eut, il y a et il y aura toujours des individus qui préfèrent vivre dans une pensée magique, des individus qui ont foi en un dieu ou quelque principe supérieur, des individus qui cherchent la ferveur communautaire de la religion. Mais la dynamique des temps modernes n’est plus le fait de la religion et les transformations opérées en quelques siècles ont pris une telle ampleur, elles ont démontré avec une telle évidence la puissance effective de la raison critique comparée à celle de la foi aveugle que personne ne songe sérieusement à faire « comme si » ces transformations n’avaient pas eu lieu, « comme si » les croyances d’antan étaient encore centrales, « comme si » l’enjeu le plus important était toujours l’au-delà du réel.
Nous commençons seulement à vivre pleinement dans le réel tel qu’il est, en apprenant par exemple comment fonctionnent nos gènes, nos cellules, nos tissus, notre pensée, nos humeurs, nos comportements, notre naissance, notre mort, notre reproduction ; ou en nous percevant comme une petite espèce vivant sur la petite terre d’une petite galaxie ; de manière générale, en pensant dans les catégories d’espace et de temps, de matière et d’énergie, de lois régissant ces dimensions et ces éléments de l’univers. D’un seul coup, toutes sortes de spéculations absconses ayant passionné les religieux et les philosophes depuis des millénaires entrent en péremption, comme l’opposition de l’accidentel et de l’essentiel, du phénomène et du noumène, du monde trompeur des apparences et du monde vrai des idées. Ces vieilles idées avaient toutes un problème avec la réalité, qu’elles n’acceptaient pas comme telle. Mais le temps a passé et ces divagations ne signifient plus grand chose, occupant au mieux ceux qui font profession d’étudier l’histoire des idées.
Ce changement abrupt de perspectives sur nous-mêmes et notre milieu n’a pas fini de déstabiliser nos représentations individuelles et collectives. D’autant qu’il est accompagné de deux autres processus qui seront évoqués dans un prochain texte : l’autonomisation de l’histoire, de la société et de l’individu ; la mobilisation du monde par la technoscience et l’économie.
Illustration : Maurizio Cattelan, La Nona Ora (La neuvième heure), 1999.
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1 commentaire:
Le concept-couple "réalité-complexité" réfute aujourd'hui celui de "vérité-simplicité". La réalité du complexe d'esprit prend donc le pas sur la vérité du simple d'esprit.
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