19.3.08

Démocratie, fin de partie ?

Ces temps-ci, on entend parfois parler de « crise de la démocratie » - beaucoup en France, précisons-le, où nous avons pris l’habitude de considérer nos problèmes locaux comme universels. Le philosophe et historien Marcel Gauchet s’est penché sur la question au-delà des slogans, en proposant une analyse magistrale de la genèse et de la crise du régime démocratique. Quatre volumes sont prévus, deux sont déjà parus, ainsi qu’un court essai reprenant une conférence et synthétisant les vues de l’auteur.

La forme politique de l’autonomie
Pour Gauchet, la démocratie doit s’analyser dans le cadre du « désenchantement du monde » qui caractérise plus généralement la modernité. « La démocratie des modernes ne se comprend en dernier ressort que comme l’expression de la sortie de la religion, c’est-à-dire du passage d’une structuration hétéronome de l’établissement humain-social à une organisation autonome ». La démocratie est donc la mise en forme politique d’une autonomie conquise contre les traditions.

La sortie de la religion s’est accomplie selon trois vecteurs enchevêtrés : le politique, le droit et l’histoire. Dans l’ordre politique, le pouvoir n’est plus légitimé par un au-delà, un fondement transcendant. L’État moderne se présente comme « l’opérateur de la scission entre le ciel et la terre et de l’immanence des raisons présidant à l’organisation du corps politique ». Dans l’ordre juridique, les anciennes hiérarchies entre les êtres, justifiées par la volonté divine ou les dissemblances de nature, sont supplantées par « le droit égal des individus et le contrat passé entre eux sur la base de leur égale liberté d’origine ». Dans l’ordre historique enfin, l’obéissance au passé fondateur de la tradition est remplacée par l’autoconstitution du monde humain, qui s’oriente résolument vers le futur. La démocratie moderne est donc un « régime mixte », pas au sens des Anciens (un mélange d’oligarchie, d’aristocratie et de démocratie), mais au sens où elle se tient à l’équilibre de ses trois vecteurs de déploiement. Et comme nous allons le voir, cet équilibre est précaire puisque chaque vecteur possède sa dynamique et sa direction propres.

La démocratie moderne est devenue selon Gauchet une démocratie essentiellement libérale au cours du XIXe siècle, en raison des effets spectaculaires du vecteur historique. L’orientation des modernes vers le futur concentre l’attention sur les éléments les plus dynamiques du régime, qui relèvent de la transformation effective du monde vécu par l’économie et la technique. Le processus implique la « découverte de la société », qui est la véritable source du changement historique, le foyer créateur de dynamiques collectives. Il y a dès lors inversion des rôles entre pouvoir et société : ce n’est pas le pouvoir qui constitue la société, dans un mode encore hétéronome, mais la société qui produit un certain pouvoir. Le pouvoir n’est pas cause, mais effet de la société civile. De là naît le gouvernement représentatif, chargé d’incarner une société qui conserve toujours sur lui primauté et priorité. C’est la forme classique de la démocratie libérale.

Crises et adaptations
La première crise de cette démocratie se tient dans les années 1880-1920, avec des dérèglements internes précédant l’émergence des compétiteurs totalitaires (communisme, fascisme, national-socialisme). Selon Marcel Gauchet, cette crise se nourrit des désillusions de la promesse moderne dont la démocratie était la forme politique. Le régime parlementaire traduit mal les aspirations d’une société divisée en classes antagonistes par l’industrialisation. Le changement historique s’accélère, mais il est perçu par le plus grand nombre (ère des masses) comme subi plutôt que voulu. Un sentiment de chaos et d’impuissance se développe, que les guerres nationales et les crises économiques attisent. Le fait totalitaire peut se lire comme un retour déguisé à l’ancien ordre hétéronome. Au changement perpétuel du devenir historique, il oppose le rêve d’un système fixe, déterministe et prévisible (hiérarchique ou égalitaire selon les totalitarismes). À l’anomie de l’individualisme juridique, il oppose des catégories collectives déterminantes (la race, la classe, la nation). À l’impuissance politique du parlementarisme, il répond par le pouvoir fort, sinon absolu, capable à nouveau d’engendrer et d’ordonner la société.

À cette époque de périls, que Karl Polanyi appelait la « grande transformation », la démocratie libérale va se ressaisir en trouvant un nouvel équilibre entre ses trois vecteurs. Victorieuse du nazisme et résistant au communisme, la démocratie libérale se réforme sur plusieurs points : renforcement de l’exécutif pour limiter la cacophonie parlementaire, création d’une gestion administrative performante par un service public améliorant l’intelligibilité de la société par elle-même, réformes sociales limitant les inégalités et la division en classes, permettant au plus grand nombre de transformer des libertés formelles en libertés réelles (Etat-providence). « Le résultat d’ensemble de ces vastes transformations est un mariage de la dynamique historique avec une puissance renouvelée de l’État et un droit des individus redéfini dans son épaisseur concrète ». Résultat : au cours des Trente Glorieuses, la démocratie libérale se raffermit, elle voit disparaître peu à peu les régimes autoritaires résiduels, et cet attrait renouvelé verra finalement en bout de course, à partir des années 1980, la dislocation et la disparition du dernier grand concurrent totalitaire, le communisme.

Le tournant des droits de l’homme
Pourtant, une nouvelle crise se niche dans le triomphe. La raison profonde, selon Marcel Gauchet, en est un déséquilibre dans les trois vecteurs de la démocratie moderne. Les années 1980 et 1990 ont connu une nouvelle phase du processus d’autonomisation centrée sur l’expansion de l’individu de droit et des droits de l’homme. C’est l’émergence en trois décennies de la « souveraineté des individus », désormais prééminente vis-à-vis de la souveraineté des peuples (ou de tout autre collectif). Le vecteur juridique s’est développé au détriment du vecteur politique, et il a laissé le vecteur social-historique dans l’ombre (l’individu s’intéresse avant tout aux conditions de vie de son présent, avec un moindre souci pour le futur, et bien sûr pour le passé).

Le pouvoir politique, désormais suspect de vouloir empiéter sur les libertés individuelles, se trouve frappé d’impuissance : pas seulement parce qu’il ne parvient pas à résister aux transformations imposées de l’extérieur (par le capitalisme ou par l’émergence de fédérations post-nationales), mais parce qu’il est délégitimé dans son principe même dès lors que la fondation juridique s’impose à la fondation politique ou à la fondation historique du processus démocratique. De là le sentiment diffus de crise d’un système qui sécrète lui-même cette paralysie, de l’intérieur et en raison de son évolution, non plus de l’extérieur et en raison d’un compétiteur (malgré le rôle que l’on tente de faire endosser à l’islamisme, mais peu croient vraiment à l’importance réelle de cette menace sur le long terme).

Ayant porté ce diagnostic, Marcel Gauchet conclut très sobrement et succinctement que notre siècle sera celui d’un rééquilibrage des vecteurs d’autonomisation et de démocratisation, c’est-à-dire d’une réévaluation du politique et de l’historique face au juridique tout-puissant des droits de l’homme.

Demos introuvable, polycratie émergente, cybernétique accomplie...
L’analyse de Gauchet est tout à fait stimulante, et je partage l’idée initiale selon laquelle la démocratie est la forme politique des processus de désenchantement et d’autonomie propre à la modernité (voir ici). Je suis en revanche plus réservé sur sa conclusion, dont l’idée tacite est que les trois vecteurs de la démocratie doivent ou même peuvent, d’une manière ou d’une autre, retrouver un équilibre. J’expose ici rapidement quelques raisons de mon scepticisme.

Un point quelque peu négligé par Gauchet, ce sont les modifications des conditions matérielles et symboliques (pratiques et imaginaires) d’existence entre la période ayant vu naître la démocratie et la nôtre. Pour le dire un peu brutalement, le « demos » de la démocratie moderne était en voie de constitution lorsqu’elle est née, après une longue sédimentation, il est en voie de fragmentation rapide aujourd’hui, et cette dissolution va bien au-delà de la simple victoire d’un discours (celui des droits de l’homme en l’occurrence). L’Etat-nation a été le creuset de la démocratie libérale en équilibre sur ses trois vecteurs, il l’entraîne peu à peu dans son propre tombeau.

Ce qui émerge progressivement en dessous des nations, ce sont des individus déjà séparés, soit isolés soit rassemblés en réseaux, en tribus et en communautés. Ces individus tentent éventuellement de s’approprier in situ quelques éléments jugés nécessaires à leur qualité de vie, ils ont repoussé les idéologies comme ils avaient repoussé les religions, ils ne chipotent plus que des détails sur l’organisation collective (plus ou moins d’égalité, de liberté) ou s’isolent dans des rêveries impolitiques en rupture totale avec la dynamique de l’époque (retour aux nations mono-ethniques, retour au passé pré-technique, etc.), ils choisissent souvent pour les plus actifs d’entre eux de s’engager dans des groupes de pression taillés sur mesure pour une cause particulière, mais sans légitimité démocratique traditionnelle, quand ils n’abandonnent pas purement et simplement toute visée politique pour mettre leur intelligence et leur dynamisme au service de l’économie ou de la technoscience.

Ce qui émerge progressivement au-delà de l’État national, ce sont des pouvoirs de plus en plus lointains, fondés sur la cooptation et l’expertise plutôt que l’élection et la vision du monde, des pouvoirs dont on attend qu’ils gèrent les grands équilibres mondiaux (écologique, économique, militaire, financier, etc.) et une interdépendance de plus en plus complexe tout en laissant les individus vivre le plus librement possible leur existence. Cette « gouvernance » n’a plus grand-chose que démocratique, pas seulement parce que son mode de fonctionnement est soustrait à la décision populaire : au-dessus des nations, bien des problèmes émergents (climat, environnement, énergie, stabilité financière) ne sont pas ceux d’un demos particulier, mais ceux de l’humanité tout entière comme espèce prenant conscience de son impact global sur son milieu ou des risques inhérents à l’interdépendance de ses activités. Le processus se déroule au sein d’un système "instrumental" de plus en plus doté des outils de son auto-organisation (le rêve cybernétique des années 1950 et 1960 devient discrètement réalité), tandis les pouvoirs non politiques (médiatiques, religieux, financiers, communautaires, etc.) occupent une place de plus en plus importantes dans l'existence des individus, dessinant une polycratie en déséquilibre permanent.

Je ne vois pas que cette tension dialectique vers le global et vers le local, vers l’unifié et le fragmenté, vers le planétaire et vers l’individuel laisse beaucoup place à une reconstruction décisive de la démocratie dans sa première forme moderne. Les grandes crises dont l’histoire est coutumière verront certainement des rétractions temporaires sur l’ancien cadre stato-national et démocratique, qui conserve un appréciable pouvoir de décision et d’organisation. Mais en dehors de ces situations d’urgence où la nécessité fait loi, la dynamique moderne n’a déjà plus pour horizon d’émancipation et de projection l’Etat-nation démocratique. Le gouvernement des hommes et des choses est en train de se réinventer.

Références :
Gauchet M. (2008), La démocratie d’une crise à l’autre, Paris, Cécile Defaut.
Gauchet M. (2007), L’avènement de la démocratie 1. La révolution moderne, Paris Gallimard.
Gauchet M. (2007), L’avènement de la démocratie 2. La crise du libéralisme (1880-1914), Paris, Gallimard.

Illustration : C. Muller.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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L'essence de la démocratie étant de plus en plus claire, à savoir que la démocratie consiste à demander de temps en temps à l'esclave à quelle rame de la galère il préfère qu'on l'attache, celle de droite ou celle de gauche, l'humain cherche un nouveau mode d'emploi de lui-même. Le trouvera-t-il ? Qui sait ? Peut-être. Mais rien n'est sûr ...

LA question concernant TOUTE politique - démocratie comprise - se pose maintenant comme suit : Quelle dose de lucidité, de réalité et de désillusion l'humain est-il capable d'avaler sans désespérer de la politique !?

Lorsque la dose sera atteinte, alors l'humain pourra peut-être envisager d'explorer le monde dans des directions inconnues jusque-là.

Notre tâche consiste dans ce cas à désespérer définitivement l'humain à l'endroit de la politique ...

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