15.3.08

Vers l’abîme ? De la fascination du vide et de la catastrophe chez l’intellectuel français

La « politique de civilisation » ayant été récemment remise au goût du jour par Nicolas Sarkozy, de manière assez grotesque au demeurant, j’ai décidé de voir où en est la pensée de son père fondateur, Edgar Morin. Un recueil de ses plus récentes interventions (Vers l’abîme ?) m’a semblé l’outil idoine pour cela.

Le monde selon Morin
Si l’on résume les grandes idées de Morin, cela donne :
• La modernité est emmenée par le « quadrimoteur » science-technique-industrie-économie, mais ce quadrimoteur n’est plus piloté par l’éthique, la politique ou la pensée.
• Nous découvrons l’ambivalence de la notion de progrès, toute action positive entraînant des rétro-actions négatives : hausse du niveau de vie mais baisse de la qualité de vie, gains de confort mais dégradation de la biosphère, progrès de la science et de la médecine mais risque nucléaire-chimique-bactériologique, augmentation des richesses mais création d’îlots de pauvreté, ouverture des frontières mais homogénéisation des cultures, etc.
• La science moderne voit les limites de son approche réductionniste et spécialisée, elle doit être surmontée par une pensée de la complexité. De même, la rationalisation purement instrumentale doit céder à une nouvelle rationalité s’irriguant aux émotions.
• Nous avons besoin d’une approche dialogique capable de comprendre que la réalité s’organise toujours au frottement de principes ou de forces antagonistes.
• La société-monde doit s’organiser pour produire un pouvoir-monde susceptible de mettre fin aux déséquilibres géopolitiques (Moyen Orient surtout, nœud planétaire du risque de guerre et foyer symbolique du terrorisme anti-Occidental) et au retour des conflits ethno-religieux.
• Nous vivons une période de grands périls, où le chaos et la catastrophe sont les issues les plus probables, mais le principe espérance doit nous conduire à vouloir l’issue la plus improbable.
• Notre système actuel atteint ses limites : soit il s’effondre dans ses contradictions insurmontables, soit il se métamorphose en système d’ordre supérieur.

Edgar Morin surfe donc sur des idées assez consensuelles dans son pays, auxquelles il ajoute sa touche personnelle (pensée de la complexité, de la systémique, de la dialogique). Malgré certains points d’accord, l’ensemble ne me convainc pas pour plusieurs raisons.

La notion de catastrophe, de péril ou d’abîme est assénée sans examen précis des faits. C’est d’ailleurs un trait assez répandu aujourd’hui : le simple énoncé d’une idée à la mode (et si possible une idée noire en France) semble épargner celui qui l’énonce du besoin de la démontrer. Exemple : « la biosphère se dégrade ». L’activité humaine modifie la biosphère depuis toujours, et 6 milliards d’humains la modifient plus que 6, 60 ou 600 millions. Mais la biosphère se dégrade-t-elle plus ou moins aujourd’hui que voici 30 ans, à l’âge d’or du capitalisme et du communisme industriels ? Pour répondre à cette question, il faudrait une analyse détaillée des mesures disponibles, et l’on verrait que celle-ci est plus équivoque que l’idée reçue d’une dégradation continue et accélérée (par exemple, les villes sont beaucoup moins polluées aujourd’hui que dans les années 1970, les réserves naturelles de protection de la biodiversité plus nombreuses, les normes environnementales plus contraignantes, etc.). On pourrait aussi parler du « péril nucléaire » revenant souvent sous la plume de Morin, bien réel à l’échelle local mais sans doute moins présent aujourd’hui qu’à l’époque où deux superpuissances avaient les moyens et la tentation régulière de s’autodétruire. On pourrait enfin rappeler que la biosphère survivra à l’homme, quoiqu’il arrive, et que l’idée de la « conserver » dans un état stable est à peu près vide de sens. Morin suggère une « politique de civilisation », Nietzsche en évoquait plutôt la « médecine ». Le fait est qu’il faut poser les bons diagnostics pour proposer les bons remèdes. Il est douteux que le catastrophisme, même soft, soit de bon conseil dans l’exercice.

Les défauts du système sont exagérés pour les besoins de la démonstration. Exemple : « le progrès abaisse la qualité de vie ». Cette complainte d’enfant gâté de l’Occident est particulièrement agaçante, même si l’on comprend son succès chez les bourgeois-bohèmes toujours en mal de poses généreuses. Les 2 milliards d’individus vivant en région industrialisée ont une espérance de vie plus longue que tout autre humain avant eux, ils bénéficient d’un confort minimum comme jamais auparavant, ils jouissent d’un accès sans précédent à la culture, au loisir, au voyage et à la découverte. Au point que les 4 milliards d’humains privés de cette supposée « baisse de la qualité de vie » ont pour objectif principal annoncé soit de se développer comme les Occidentaux soit de migrer chez eux. Si l’on prend l’Indice de développement humain (IDH), censé dépasser l’approche purement quantitative et économique du PIB, car intégrant la santé et le savoir, on constate que les 20 premiers pays sont aussi les plus industrialisés. Et l’on pourrait aller dans bien des détails assénés par Morin comme des slogans non problématisés. Ainsi l’agriculture industrielle produit « bien des catastrophes alimentaires » : combien de morts causées par ces « catastrophes » d’un côté, combien de vies sauvées par les gains de productivité agricole de l’autre ? Se rappelle-t-on de la mortalité par intoxication ou des retards de développement par carence alimentaire dans les décennies et siècles passés ? A-t-on oublié les famines des années 1950 à 1970, avant la révolution verte, et les annonces déjà catastrophistes que beaucoup faisaient à l’époque sur l’incapacité structurelle à nourrir 6 milliards d’hommes en 2000 ? À nouveau, jamais dans l’histoire humaine l’alimentation n’a été aussi abondante et sûre qu’aujourd’hui, au point que selon l’OMS elle-même, le problème des plus pauvres est en train de devenir… l’obésité. En privant le lecteur de données exactes et donc d’ordre de grandeur, on suggère qu’une centaine de morts de l’ESB (assurément dramatiques pour les familles concernées) ont finalement le même poids que des centaines de millions de vies épargnées. Mais ce n’est pas exact, et ce genre de vision ethnocentrée rend incompréhensible les évolutions du monde actuel, à commencer par l’acharnement des Chinois, des Indiens, des Sud-Américains et des Africains à rejoindre un niveau de vie dont nous sommes blasés.

La pensée de la complexité reste assez nébuleuse, du point de vue épistémologique comme du point de vue pratique. J’avoue que je n’ai jamais bien compris ce que signifie la complexité chez Morin (ce recueil de courts textes ne m’y aide évidemment pas, mais c’était le cas quand j’avais lu La Méthode), ni la litanie des reproches à la science actuelle qui l’accompagne. Presque tous les systèmes physiques sont complexes, mais on n’a pas encore trouvé mieux pour approcher cette complexité que de réduire les systèmes à des éléments simples et d’analyser les interactions de ces éléments. Cette démarche analytique et « réductionniste » s’est traduite par des gains réels en compréhension et en prédiction sur l’évolution de ces systèmes (en parallèle bien sûr à la caractérisation mathématique des phénomènes non-linéaires par divers outils : chaos déterministe, fractales, structures dissipatives, etc.). Bien que ces débats épistémologiques ne me soient pas familiers, il me semble aussi que les limites mises en avant par les théories des systèmes et de la complexité dans les années 1940-70 ont été considérablement repoussées depuis par les progrès de la modélisation (liés à la numérisation), la simulation informatique permettant d’intégrer un nombre croissant de paramètres dans l’étude du réel. Le climat, système complexe s’il en est, est par exemple de mieux en mieux étudié sans qu’il ait été besoin de passer de la méthode analytique à une « méthode systémique » représentant un bouleversement épistémologique sans précédent : on a implémenté dans les calculateurs les lois fondamentales de la physique (conservation, accélération, gravitation, etc.) et toute une série de schèmes paramétrisés sur des mailles locales.

L’idée d’un « pilotage » de la mondialisation par la politique et l’éthique paraît contradictoire par rapport aux autres éléments de la pensée de Morin. Je saisis mal comment on peut développer d’un côté une analyse systémique mettant en avant l’importance de l’auto-organisation, souhaiter d’un autre côté que le système-monde auto-organisé en voie d’émergence soit doté d’un quelconque « pilote », comme s’il s’agissait d’une bonne vieille organisation pyramidale dont le sommet commande à chacune des parties de la base. L’idée sous-jacente d’un Etat mondial régulateur ou d’une morale mondiale prescriptive me paraît de surcroît porteuse de périls d’homogénéistion et de standardisation sans précédent, l’humain ayant une fâcheuse tendance à couper les têtes qui dépassent, étouffer les opinions qui dérangent et réprimer les comportements qui sortent de la norme moyenne du groupe. Si un tel comportement devait devenir le fait d’un pouvoir planétaire régentant toute l’espèce, il vaudrait mieux migrer dans un autre système solaire… En fait, ce raisonnement de Morin ressemble à une simple translation des modèles antérieurs : il faudrait « en haut » une politique et une éthique pour ordonner « en bas » la société et l’individu. Mais, comme j’ai l’occasion de le suggérer ici dans la série de texte sur la Mutation, l’originalité de notre époque réside peut-être dans la péremption de ce modèle inadapté à l’environnement techno-économique où l’homme évolue désormais, dont les régulations restent à inventer.

Enfin, la version intellectuelle du « y’a qu’à / faut qu’on » est parfois aussi barbante que sa version populaire (ou le café de Flore n’est pas plus fréquentable que celui du Commerce). C’est là encore un tropisme français : l’idée que l’intellectuel généraliste né au XIXe siècle est un élément important de la vie de l’esprit, que cet intellectuel généraliste peut donc donner son avis pertinent sur tout et rien, que les propositions de cet intellectuel généraliste vont trouver leur concrétisation historique car les idées des intellectuels généralistes mènent le monde, c’est bien connu, et qu’il suffit de croiser un président en jogging à défaut de rencontrer un Empereur à cheval pour changer la direction du train de l’histoire... Mais qui trop embrasse mal étreint, et à force de surfer sur chaque problème ou supposé problème de l’humanité, on finit par n’en comprendre aucun. Alors en effet, « il faut » trouver une solution au conflit israélo-palestinien, redonner de l’espoir à ceux qui n’en ont pas, organiser la mondialisation, protéger la biosphère, etc. ; en effet, « on doit » se libérer par la machine sans s’aliéner à elle, jouir du progrès matériel sans en être dépendant, choisir le meilleur de l’Occident pour en rejeter le pire, etc. Reste que ce catalogue de bonnes résolutions et vœux pieux n’enthousiasmera que les personnes déjà convaincues.

Référence :
Morin E. (2007), Vers l’abîme ?, Paris, L’Herne, 181 p.

Illustration : Le cri, Edvard Munch, 1893.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'avais eu la même sensation en lisant les comptes rendu des interventions de Baudrillard et Morin sur la violence du monde à l'Institut du Monde Arabe.
Alors que Jean Baudrillard voyait à peu près juste sur l'attaque terroriste du 11 septembre à New York et ses symboles, Morin s'engluait dans un texte assez naïf sur l'avenir du monde, sur la prise de pouvoir des gens bons face aux barbares, sur la catastrophe à venir et comment y remedier.
Alors oui son idée de complexité est interessante, mais j'en viens à me demander si ce n'est pas un cache-misère de penser magique.

Anonyme a dit…

La citation de Morin qui m'a plu, dans ce texte mineur assez plat (je cite de mémoire) : "Plus un monde est complexe, plus il requiert de solidarité"