Les trois derniers siècles ont connu une modification sans précédent du milieu humain et naturel par l’économie et la technoscience. Elle est due à des facteurs purement quantitatifs, comme l’accroissement de la population, d’abord progressif à partir du XVe siècle et dans certaines contrées européennes, puis exponentiel entre le XVIIIe et le XXe siècle. Elle est aussi la conséquence du processus d’autonomisation des sociétés et de dévoilement du réel : si le salut dans l’au-delà est secondaire ou vide de sens, si la réalité est accessible par la théorie et modifiable par la pratique, si les morales ascétiques ou contemplatives n’ont plus de légitimité à contrarier les envies individuelles et collectives, si l’homme est libre de fixer ses fins terrestres et d’employer tous les moyens pour y accéder, la transformation de son milieu s’impose alors comme l’activité la plus évidente, non seulement pour satisfaire ses besoins (techno-économie de subsistance), mais aussi pour réaliser ses désirs (techno-économie d’abondance).
Cette mobilisation du monde à des fins nouvelles est souvent assimilée à l’émergence du capitalisme (ou de l’économie de marché) dont nous vivons aujourd’hui l’extension mondiale. Pour l’approuver ou le réprouver, tout le monde est à peu près d’accord sur les descriptions du phénomène. L’activité économique a pris une place croissante dans les affaires humaines, d’abord sous l’influence des États qui ont créé des marchés nationaux et dont la course à la puissance a conduit à la mobilisation des masses dans une économie de plus en plus productive. Sous la forme d’un marché auto-régulé, l’économie prétend s’affranchir du politique, lequel lui conteste régulièrement cette capacité. Les révolutions industrielles ont bouleversé les conditions d’existence du plus grand nombre en créant les premières sociétés de l’histoire où le travail de la terre n’est plus la condition d’existence ni la source de revenus de la majorité de la population, au point que l’agriculture représente à la fin du processus moins de 5 % des actifs. Les sociétés jadis formées pour leur plus grande masse d’artisans et de paysans au labeur codifié sont devenues des centres éclatés de production, consommation et distribution de biens ou services toujours plus nombreux. Dans tous les domaines pratiques (fonctionnels) soumis à une approche instrumentale, l’innovation par « destruction créatrice » a accéléré le remplacement systématique des solutions moins performantes par de nouvelles. Le capital technique puis le capital financier sont devenus prépondérants pour mobiliser les moyens humains et matériels autour de projets économiques, projets portés dans la majorité des cas par des entreprises privées salariant leurs employés. La compétition entre les acteurs politiques et économiques a conduit à une rationalisation et une spécialisation croissantes de la plupart des activités, tandis que l’accroissement global de la production exigeait une exploitation intensive des ressources naturelles (matières premières). Comme toute « mise en mouvement », ce qu’elle est au sens premier du terme, cette mobilisation technique et économique du monde a demandé une énergie considérable, qui a pris la forme d’une extension du travail humain, puis du travail mécanique alimenté par des sources d’énergie nouvelles. Le travail humain est passé d’une dominante physique (chez les agriculteurs et les ouvriers) à une dominante psychologique à mesure que la complexité des sociétés augmentait et que la dimension cognitive de l’activité se faisait centrale. Le travail mécanique prend d’ailleurs le même chemin, avec pour objectif annoncé la mise au point de machines intelligentes.
Ce qui vient d’être décrit rapidement fait souvent l’objet d’une analyse critique et polémique en forme d’alternative, « pour ou contre le capitalisme ? » Le débat est bien sûr grevé par l’échec économique et surtout humain des contre-modèles historiques. Du point de vue de la Mutation, il est relativement secondaire. D’abord parce que, comme Marx l’avait entrevu, le capitalisme a déjà liquidé les vestiges du monde prémoderne dans toutes les zones où il s’est installé, de sorte qu’il faut désormais penser à partir de lui comme environnement économique de la condition humaine (même s’il s’agit de penser son dépassement ou son améngament). Ensuite parce que l’enjeu le plus important est de comprendre ce qui a fait et fait encore la fortune de ce capitalisme, au lieu de dresser une critique moralisatrice ou esthétisante sur les méfaits du profit et de l’hédonisme, ou bien encore d’y voir peu ou prou une conspiration du monde bourgeois dirigée contre les pauvres (critique socialiste), le peuple (critique populiste), la tradition (critique conservatrice) ou la nature (critique écologiste). Enfin parce que la Mutation est une évolution anthropologique dont la portée séculaire dépassera largement la question de ses conditions initiales capitalistes.
L’emprise croissante de l’économie et de la technoscience sur les sociétés humaines a parfois été analysée comme un phénomène imposé : des théories nouvelles auraient décrit l’homme comme maître et possesseur de la nature (Bacon, Descartes, les technocrates ultérieurs) ou comme un être égoïste et calculateur (Mandeville, Smith, les libéraux à venir), des pouvoirs bourgeois acquis à ces idées auraient imposé le règne des ingénieurs et des marchands, les hommes auraient subi tout cela à leur corps défendant. Il est bien sûr exact que la transition moderne provoqua des résistances au changement brisées par la force, mais il faut cependant une certaine dose d’idéalisme pour penser que ce genre d’analyse résume toute l’affaire. Dans sa forme extrême, régulièrement adoptée par des franges radicales, il reproduit de manière plus ou moins sophistiquée le mythe d’un « bon sauvage » (égalitaire, respectueux de la nature) dont la nature généreuse aurait été trahie et transformée par l’évolution de la société. Mais on sait aujourd’hui que les hommes du passé exploitaient eux aussi leur environnement au point de mettre en péril leur civilisation, qu’ils se faisaient la guerre fort souvent, que leurs systèmes économiques en apparence généreux (donc et contre-don, redistribution par le pouvoir central) possédaient une forte charge conflictuelle et hiérarchisante. Si « l’homme traditionnel » n’a finalement pas eu tant de mal que cela à devenir « l’homme moderne », c’est aussi que la transition n’était pas si étrangère à ses attentes psychologiques.
Croître et se reproduire est inscrit dans la programmation génétique de toutes les espèces. Chez une espèce habile et consciente comme l’homme, l’optimisation des conditions de croissance et de reproduction passe par la modification de son propre milieu : l’évolution biologique de l’espèce se confond dès l’origine avec son évolution technologique. Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail, mais notons à ce stade que c’est le libre-échange des idées, accéléré matériellement par l’imprimerie et facilité intellectuellement par le reflux de la religion, qui a permis d’amplifier le décollage technique de l’Occident post-féodal. Aucune des évolutions économiques mentionnées auparavant n’aurait été possible sans des grappes d’innovations technoscientifiques (de l’horloge à l’ordinateur, du sextant au moteur à explosion, de la machine à vapeur à l’électricité nucléaire, etc.) ayant permis d’exploiter l’information, la matière et l’énergie. C’est une évidence peu rappelée : le marché comme principe intellectuel d’échange n’aurait aucune portée sans la construction technique d’un lieu réel ou virtuel d’échange (le marché physique). Et inversement, il est douteux que la mobilité généralisée des hommes, des biens et des informations permise par la technoscience n’engendre pas une diversification des choix individuels, donc une logique d’offre et de demande se rapprochant du marché. L’évolution industrielle répondit à la satisfaction des ambitions territoriales des Etats-nations (se maintenir au niveau du compétiteur dans le « Grand Jeu » géopolitique consistant à dominer l’Europe et à coloniser le monde). À l’âge où le politique était autonomisé de la religion mais où la société ne l’était pas du politique, c’est l’État qui organisa l’essentiel du progrès technique et scientifique, souvent de manière autoritaire. Celui-ci prit notamment la forme d’une gestion du stock humain (biopolitique de Michel Foucault) en vue de s’assurer de la productivité économique ou de la mobilisation militaire des masses. Si les masses en question acceptèrent ce sort, c’est qu’elles trouvaient en contrepartie la satisfaction de leurs besoins primaires (ne plus être soumis aux aléas de la nature - famines, maladies), puis secondaires (s’alphabétiser et se cultiver, se divertir et se déplacer, etc.). Le grand nombre accède ainsi à l’âge reproductif, et vit de plus en plus longtemps au-delà de la reproduction, mais au prix d’une intrusion directe des systèmes socio-techniques de la naissance à la mort. On a présenté cela comme une victoire contre la sélection naturelle (permettre la survie des plus faibles). Du point de vue de la Mutation, cela représente surtout un nouvel âge de la sélection artificielle.
Chez une espèce sociale, sexuelle et symbolique comme l’homme, la croissance et la reproduction passent aussi, phénomène habituellement négligé, par l’appropriation individuelle de caractères jugés désirables par le groupe et par les partenaires du sexe opposé. Le « phénotype étendu » (Richard Dawkins) embrasse ainsi au-delà du corps tous les objets et symboles dont ce corps est propriétaire, et qui renforcent (ou diminuent) son attractivité sur la scène social et sexuelle. Nous sommes aux yeux d’autrui tout ce qui manifeste nos qualités et nos défauts, notre pouvoir, notre richesse et notre santé. Dans les sociétés traditionnelles minimisant la circulation des élites (comme celle des biens), les dominants confisquent à leur seul profit cet apparat de luxe, d’artifices et de dépenses qui manifeste en même temps qu’il renforce leur pouvoir. Mais dans les sociétés modernes où les hiérarchies de naissance s’effacent et où l’on reconnaît l’égale disposition des individus à forger leur existence, chacun devient en quelque sorte l’agent de la propre expansion de son phénotype, chacun désire se rendre désirable et accéder à ce qui est matériellement ou symboliquement reconnu comme tel par ses pairs. Werner Sombart, Thorstein Veblen, Georges Bataille ou Georges-Hubert de Radkowski ont analysé cette dimension ostentatoire à l’œuvre dans la nouvelle économie générale de la modernité (de manière différente les uns des autres, et non darwinienne chez ses auteurs). C’est aussi ce que Marx qualifiait de « fétichisme de la marchandise », mais sans en interroger les raisons véritables. Cette course en avant s’auto-entretient par un jeu de rétroactions positives, puisque chaque nouveauté donnant un avantage compétitif à autrui est rapidement copiée, en attendant la prochaine nouveauté. De ce point de vue, la rivalité mimétique propre à toute existence sociale forme un moteur puissant du capitalisme, qui canalise sa conflictualité potentielle dans l’activité de production et de consommation. On aurait donc tort de voir dans celui-ci un phénomène purement « antisocial » (il joue au contraire des comportements dérivés de la socialité) et « rationnel » (il répond au contraire à des pulsions sexuelles et conflictuelles). L’Homo oeconomicus comme être égoïste, rationnel et calculateur était une caricature épistémologique ; mais ce constat n’implique pas que le capitalisme soit inadapté à l’homme « réel », ce que démontrent d’ailleurs les trois derniers siècles.
Cette première série de textes a donc introduit aux conditions initiales de la Mutation : un monde déserté de dieu, où la science émerge comme grand récit commun d’explication du réel dévoilé, où les hommes bâtissent de manière autonome une histoire orientée par le futur plutôt que le passé, où la pluralité et l’irréductibilité des visions du monde s’imposent par-delà le monopole déchu des grands récits universels, où le bon régime commence à être perçu comme celui qui permet la libre réalisation des fins individuelles, où l’économie et la technoscience donnent des moyens inédits d’accomplir de telles fins, où l’homme vit dans un milieu de croissance artificiel de plus en plus isolé du cadre naturel. Avant de revenir plus en détail sur la technoscience, qui sera au cours de ce siècle un facteur décisif d’accélération vers la Mutation, je discuterai par la suite de la nouvelle définition de l’homme qui s’est dessinée depuis quelques décennies et qui a bouleversé de fond en comble la représentation de nous-mêmes et notre évolution.
Illustrations : Solange (2003), Bérénice (2003), Motohiko Odani.
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1 commentaire:
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Petit extrait d'une lecture récente qui semble faire écho :
" ...sous les coups de boutoir de la science qui, avec le séquençage du génome humain, surclasse définitivement le sacré théologico-politique au profit d'une nouvelle donne, le sacré anatomique, il faudra repenser l'ensemble du réel. La vie et la mort, la naissance et le trépas, la filiation et la mémoire, la souffrance et le cadavre, l'identité et l'humain, tout va bientôt voler en éclat et exiger une pensée nouvelle, une ontologie et une métaphysique nouvelle. Donc un nouveau rapport au temps, et plus particulièrement, au présent et au futur. D'où, également, une autre façon de conjuguer la mort, plus efficacement, plus sérieusement. Pour vivre avec elle, les hommes disposent maintenant de possibilités magnifiques, réelles et non plus magiques. Un combat peut enfin s'engager. Désormais, seule la généalogie d'un corps faustien peut abolir l'ordre ancien et dépasser le nihilisme dans lequel nous croupissons depuis trop longtemps."
Michel Onfray, La lueur des orages désirés...
La philosophie matérialiste radicale d'aujourd'hui débouche donc inévitablement sur l'idée de mutation.
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