La philosophie morale est-elle nécessairement un repaire de curés défroqués ? J’avais fortement tendance à le penser avant de découvrir un des hérétiques de cette discipline, Ruwen Ogien. Ce directeur de recherches au CNRS déploie l’une de pensées les plus rafraîchissantes en réflexion éthique contemporaine. Et aussi l’une des plus amusantes, ce qui ne gâte rien dans un domaine où l’absence d’humour semble parfois congénitalement associée à l'inflation verbale. Dans ses essais, Ogien alterne à merveille l’ironie sceptique, la sobriété stylistique et la rigueur logique pour dénoncer les travers de ses collègues, tout en développant une position éthique originale.
La panique morale ou les clercs débordés
L’un de ces travers est la « panique morale ». Vous en avez tous fait l’expérience en lisant un journal, en écoutant une radio ou en regardant une télévision : sur n’importe quel phénomène (au hasard le clonage, la sélection des embryons, la prostitution, la pornographie, l’accès des enfants à Internet, l’homoparentalité, etc.), un individu explique que la situation est grave, que la moralité privée et publique est en péril, que la dignité humaine est menacée en son essence ou la nature humaine en son fondement ou la société humaine en son existence, qu’il est temps d’en finir avec les dérives libertaires / individualistes de l’esprit soixante-huitard qui ont fait tant de mal aux vieux, aux jeunes et même aux embryons, qu’une législation ferme s’impose ou à tout le moins une rigoureuse politique de prévention, qu’il serait bon à cette fin de réunir une commission d’experts visant à nommer un comité de sages ayant pour mission de rassembler des individus de tous horizons (curés, imams, rabbins, bouddhistes, philosophes, scientifiques, sociologues, psychologues, astrologues, etc.) réunis par la seule volonté commune de faire le bien d’autrui. En général, cet individu que vous lisez, écoutez ou regardez a également un livre à vendre, mais cela n’a rien à voir, bien sûr. Altruiste de nature, il fait profession de tirer la sonnette d’alarme, et il la tire si fort que l’on se demande combien de temps elle résistera à sa traction compulsive.
Il faut voir dans cette panique le sentiment de malaise éprouvé par certains (philosophes ou simples « sages » médiatiquement baptisés tels) lorsqu’ils constatent ou pressentent que la morale contemporaine est nécessairement détachée de la religion et de la métaphysique, c’est-à-dire qu’elle est en dernier ressort sans fondement ultime, sans autre pertinence que la cohérence interne de ses normes, leur plus ou moins bonne résistance aux objections et leur plus ou moins grande efficacité pour orienter nos jugements moraux particuliers. Les siècles précédents nous avaient habitués à l’imposition de normes comportementales au nom d’une autorité indiscutable (généralement dieu ou la nature). Mais les sociétés démocratiques se montrent de plus en plus sourdes à cet exercice autoritaire, et ceux qui nourrissent encore l’espoir de diriger la conscience de leurs contemporains se trouvent fort démunis. Le roi moral est nu (la reine éthique est nue, si vous avez une préférence), et en compensation rhétorique de cette gênante nudité, nos philosophes et soi-disant sages manient donc au superlatif la condamnation morale de toutes sortes de phénomènes sociaux comme le clonage, l’adoption d’enfants par des homosexuels, la libre diffusion des matériaux pornographiques, la reconnaissance de la prostitution comme service corporel, etc. Or, comme le souligne Ogien à travers une réflexion détaillée sur chacun de ces problèmes d’éthique appliquée, les principales philosophies morales disponibles en démocratie – conséquentialiste (agir pour maximiser le bien être général) et déontonlogiste (agir selon le respect personnel de règles universalisables) – se révèlent très tolérantes lorsqu’on les applique avec rigueur à ces phénomènes : soit ils sont moralement acceptables, soit ils sont moralement indifférents (ils ne posent aucun problème de nature morale).
La panique morale se cristallise dans un certain nombre d’attitudes caractéristiques, que Ruwen Ogien synthétise comme suit :
« • Le refus d’aller jusqu’au bout de nos raisonnements moraux, lorsqu’ils nous obligent à endosser des conclusions incompatibles avec nos préjugés les plus enracinés.
• La tendance à toujours envisager le pire de la part des personnes dont on dit qu’elles sont par ailleurs ‘sacrées’, qu’elle mérite ‘le plus grand respect’, qu’elles sont ‘autonomes’, pourvues d’une ‘éminente dignité’, qu’il ne faut jamais les ‘instrumentaliser’, etc.
• Le refus de payer le coût intellectuel de notre engagement envers certains droits (à la protection de la vie privée, à la liberté d’expression, aux procès équitables, à l’égale protection des lois, etc.).
• La tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le bien-être ».
Dans le portrait des “ paniqués ”, on reconnaît plus aisément des personnalités inspirées du kantisme (ou de sa caricature), dont le prototype français serait Axel Kahn par exemple. Ce sont eux en effet qui, à défaut d’arguments rationnels pour contrarier les désirs « immoraux » exprimés par certains, brandissent en dernier ressort le mantra du « respect-de-la-dignité-humaine » afin de clore la discussion et d’emporter l’adhésion de l’auditoire. Les utilitaristes-conséquentialistes, moins représentés en France et dont Ogien défend au passage la doctrine contre ses critiques les plus superficielles, adoptent en général une démarche plus pragmatique et plus modérée lorsqu’il s’agit d’évaluer les mœurs de leurs contemporains ou les nouvelles possibilités offertes par la technoscience.
Maximalistes vs minimalistes
Ce que révèle la panique morale, c’est aussi une scission de la réflexion éthique en deux camps que Ruwen Ogien analyse dans un autre essai : les maximalistes et les minimalistes. « Imaginez, nous dit-il, un monde dans lequel on pourrait vous juger ‘immoral’ non seulement pour vos actions, mais aussi pour vos pensées, vos désirs, vos fantasmes ou vos traits de caractère. Non seulement pour ce que vous faites aux autres, mais aussi pour ce que vous vous faites à vous-même. Non seulement pour ce que vous faites délibérément, en toute connaissance de cause, mais aussi pour ce qui vous arrive un peu par hasard ». Terrifiant ? Certes. Mais « ce monde existe, en pensée du moins. C’est celui que des philosophes, apparemment très bien intentionnés, soucieux de notre ‘bien’ et de notre ‘épanouissement personnel', inquiets de nous voir réagir assez systématiquement contre notre ‘nature’ ou notre ‘dignité’ ont élaboré pendant des siècles ».
Ces philosophes maximalistes sont aussi bien les héritiers d’Aristote (éthique des vertus dérivant d’une nature humaine encadrée par la cité) que de Kant (morale déontologique fondée sur la dignité humaine et l’intériorisation de normes universalisables). Leur point commun : ils considèrent que la morale ne concerne pas seulement le rapport à autrui, mais aussi le rapport à soi-même. Ce qui les conduit à condamner toutes sortes d’actions, même en l’absence de victimes, même lorsque ces actions concernent un individu seul ou des individus adultes, raisonnables et consentant tous à l’action « immorale ». Le lecteur découvrira ainsi au gré d’une longue analyse de la masturbation chez Kant que la vieille araignée de Königsberg ne considérait pas le masturbateur comme une personne et voyait son acte comme une faute morale plus grave que le suicide, à égalité avec la sodomie et la zoophilie. C’est sans doute un détail, mais on sait que le diable se niche dans les détails et en se masturbant avec Kant, on en vient à se demander comme un système de pensée réputé rationnel a pu accoucher de telles inepties. Le mérite d’Ogien est de montrer que le maximalisme moral, en se fondant en dernier ressort sur des universaux normatifs dont la cohérence ou même l’existence n’est pas problématisée (nature humaine, espèce humaine, dignité humaine), aboutit à ce genre de prise de position. (Et je rassure le lecteur : loin de se contenter de travaux manuels en zone idéaliste allemande, Ruwen Ogien passe en revue l’ensemble des arguments logiques et empiriques permettant de douter que la notion de « devoir envers soi-même » ait la moindre pertinence morale ; de même qu’il démonte les nombreuses exceptions à la règle du consentement que les maximalistes tentent de nous faire avaler, étant donné que le consentement à une action supposée mauvaise pour soi-même leur est totalement incompréhensible).
Au maximalisme de la philosophie morale dominante, Ruwen Ogien oppose une éthique minimale qu’il articule autour de trois principes : indifférence morale du rapport à soi-même ; non-nuisance à autrui ; égale considération de chacun. Pour cette éthique minimale, « la vocation de la morale n’est pas de régenter absolument tous les aspects de notre existence, mais d’affirmer des principes élémentaires de co-existence des libertés individuelles et de coopération sociale équitable ». Étant minimaliste parmi les minimalistes (et doutant même que l’exercice moral soit finalement autre chose qu’un biais cognitif de notre cerveau mal dégrossi de primate social), j’avoue que le principe de non-nuisance à autrui me semblerait bien suffisant pour clore la question et s’adonner en toute tranquillité aux nombreuses occupations amorales qui font le plaisir de notre existence.
L’aspect finalement le plus inquiétant de cette question, et Ruwen Ogien le constate lui-même, c’est la porosité de notre esprit aux positions maximalistes. Les philosophes y succombent avec constance, mais on pourrait dire qu’ils en font profession, qu’il faut bien vivre et qu’il n’y a pas de sot métier. Les politiques s’y adonnent avec plaisir, mais on pourrait penser que ce supplément d’âme leur sert simplement à remonter dans les sondages, à combler une certaine vacuité intellectuelle ou à dissimuler leur absence de prise réelle sur les événements. Mais il faut bien admettre qu’un grand nombre d’Homo sapiens vivent dans un maximalisme spontané et trouvent finalement bien normal de faire boire à la ciguë à celui ou celle qui s’écarte trop des normes de leur groupe. J’avais déjà écrit à ce sujet, j’y reviendrai dans ce site. Car après le reflux de la religion, le repli de la morale me semble une condition nécessaire au libre déploiement de l’esprit humain.
Références :
Ogien R. (2004), La panique morale, Paris, Grasset & Fasquelle.
Ogien R. (2007), L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard.
Ogien R. (2007), La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine.
Illustration : C. Muller (DR pour les images d'origine).
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