27.3.08

Génération Otaku

En japonais, le mot Otaku signifie « vous », en langage poli, ou « maison », « domicile ». On le traduit habituellement par « chez vous ». La culture Otaku rassemble les individus qui se passionnent pour les bandes dessinées (manga), les dessins animés (anime), ainsi que pour leurs produits dérivés (figurines, films TV ou cinéma, jeux sur Internet, etc.). Les Otakus sont parvenus à la célébrité de manière assez négative avec l’affaire Tsutomu Myazaki, un jeune déséquilibré de 27 ans ayant enlevé et tué quatre fillettes en 1988 et 1989. Depuis lors, le terme a souvent été pris comme synonyme d’un jeune homme enfermé sur lui-même, inapte à une communication humaine normale, potentiellement dangereux pour la société.

L’intérêt du livre de Hiroki Azuma (philosophe à l’Université de Technologie de Tokyo), best-seller dans son pays, est d’aller au-delà de cette caricature pour appréhender l’ensemble de la culture Otaku, son évolution et sa signification. Les Otakus sont en fait apparus dans les années 1960 et 1970, et leur culture a connu de subtiles métamorphoses que l’auteur détaille. Pour Azuma, les Otakus sont le paradigme de la transition de la modernité vers la post-modernité et de l’émergence d’un « animal en réseau » appelé à se généraliser dans les sociétés industrielles, bien au-delà du Japon. Leur émergence coïncide avec la fin des grands récits par lesquels la jeunesse s’engageait dans une certaine interprétation du monde, et une action conséquente. Le grand récit était conçu selon le modèle de l’arbre (dans la terminologie d’Azuma), c’est-à-dire : une couche profonde expliquant la variété du réel et déterminant ce réel (ainsi que les individus) ; des couches superficielles que l’on pouvait observer et interpréter comme autant de manifestations de la couche profonde. Le modèle Otaku se développe très différemment : il existe en retrait (couche profonde) une « base de données » définissant un certain style ou une certaine vision et en surface (couche superficielle) des petits récits émanant de la base de données. L’individu consomme les petits récits et puise à son gré dans la base de données ; par la généralisation du simulacre (c’est-à-dire l’indifférenciation croissante entre les originaux de la base de données et ses copies), cet individu peut participer à la transformation de l’ensemble, par exemple en créant des autocollants, des figurines, des avatars internet associés au monde de la base de données.

Hiroki Azuma illustre ce processus à travers les changements de la culture Otaku entre les années 1960 et les années 1990, en montrant comment nombre de personnages de manga ou d’anime ont peu à peu atteint le statut de prototypes connaissant d’innombrables variations de détails (la gamme infinie des « éléments d’attraction »), au lieu d’être fixés dès le départ par le créateur et la chaîne de diffusion. Si la culture Otaku est perçue comme un « retrait de la société », c’est qu’elle ne vise pas à transformer cette dernière (selon le modèle d’engagement du grand récit moderne), simplement à vivre en parallèle dans un univers mental propre où chacun peut participer directement, quoique virtuellement la plupart du temps. C’est aussi tout bêtement que les modes de socialisation ont changé et, comme le fait remarquer Azuma, qu’un jeune se fait plus d’amis en se connectant à un réseau Otaku qu’en allant déposer un bulletin de vote dans l’urne. Il en résulte également le développement de « personnalités multiples » propre à l’individuation post-moderne : les vies familiales-professionnelles et personnelles-ludiques sont disjointes, les individus consacrent une bonne partie de leur temps à créer des mondes imaginaires dont ils contribuent à l’évolution. (Il apparaît sur ce point au lecteur occidental que la culture japonaise, très axée sur le formalisme et les « masques » de la vie publique que l’on peut retirer dans sa vie privée, favorise sans doute plus que d’autres cette schizophrénie spontanée ; comme sans doute bon nombre de cultures non-monothéistes où la parfaite transparence de soi à soi et de soi àl'autre n’est pas un idéal).

Dans un texte très commenté (Notes à l’Introduction à la lecture de Hegel), Alexandre Kojève suggérait que la fin de l’histoire était la fin de l’homme historique dans un pur accord avec la nature ou « l’être-donné », et donc selon lui dans une animalité heureuse dont l’American Way of Life offrait les rudiments après la seconde guerre mondiale. Mais on sait que le philosophe s’était ravisé ensuite et envisageait le « snobisme japonais » comme une autre continuation possible (la capacité à « vivre en fonction de valeurs totalement formalisées, c'est-à-dire complètement vidées de tout contenu ‘humain’ au sens d’‘historique’ »). La culture Otaku se rapproche de cette voie singulière.

On peut bien sûr balayer d’un revers de la main les analyses d’Azuma, sur le thème (connu) : cela décrit simplement une réussite des stratégies capitalistes de consommation de niche, ayant pour principal effet de transformer les êtres en zombies rêveurs et obéissants, de les refouler dans un imaginaire inoffensif pour mieux quadriller ce qui reste du réel par la logique du profit. Le problème est que cette analyse elle-même, typiquement issue du modèle du grand récit moderne, est de plus en plus inaudible aux jeunes générations qui entrent de fait dans l’appréhension du réel par le modèle de la base de données et du réseau (et donc, cette interprétation classique est elle aussi de plus en plus inoffensive pour le capitalisme qu’elle entend critiquer). Elle est de surcroît partielle, car elle passe à côté d’une transformation en profondeur des voies de socialisation aussi bien que des modèles cognitifs appelés à se répandre dans les sociétés industrialisées au cours de ce siècle. La montée en puissance de la rationalité dans tout ce qui est du domaine de la connaissance et de l’instrumental se double d’une montée en puissance de l’imaginaire, où les représentations univoques de l’homme et du monde implosent en une multitude « païenne » de singularités en devenir permanent. On comprend la détresse de ceux qui ont été nourris au lait d’un sens de l’histoire parfaitement balisé et prévisible.

Référence :
Azuma H. (2008), Génération Otaku. Les enfants de la postmodernité, Paris, Hachette (éd. orig. 2001).

Illustration : Di Gi Charat illustre l’évolution récente de la culture Otaku (DR). Créé en 1998 comme la simple mascotte d’une compagnie de jeux électroniques (un « simulacre » donc), elle a connu un succès très rapide et est devenue un personnage à part entière diffusant ses avatars dans la base de données Otaku.

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