13.3.08

Sur la Mutation (2) : autonomie de l'histoire, de la société et de l'individu

La religion ne fut pas seulement un voilement du réel, une entrave à la connaissance, une impasse de l’esprit : elle fondait également un certain ordre sociopolitique et historique. Sa caractéristique principale est l’hétéronomie. Les hommes ne décidaient pas de leur destin individuel dans la société, les sociétés ne décidaient pas de leur destin collectif dans le monde, l’histoire se confondait avec la providence, les desseins de dieu étaient ceux de la nature même et imposaient obéissance à tous.

En émancipant les individus et les sociétés de la tutelle divine, la Modernité a réalisé la transition de l’hétéronomie vers l’autonomie. Cette dimension est la mieux connue : elle s’illustre abondamment dans nos livres d’histoire par les révolutions anglaise, américaine et française, ses penseurs sont célèbres (de Machiavel à Locke, de Hobbes à Rousseau) et ses analystes nombreux (de Weber à Gauchet).

L’autonomie est d’abord liée à la question du pouvoir politique et de sa légitimité : celle-ci vient d’en haut ou d’en bas, de l’au-delà ou de l’ici-même. La Modernité a répondu d’ici-même et d’en bas. La première phase a été marquée par l’émergence de l’État moderne et l’émancipation de son pouvoir temporel par rapport à l’autorité spirituelle, alors incarnée par la Papauté. Encore autoritaire et religieux, ce pouvoir étatique était déjà séparé du plan divin et œuvrait pour le bien terrestre (supposé) de ses sujets, mettant en œuvre ses décisions désormais souveraines, assurant la sécularisation progressive des affaires humaines. La deuxième phase a vu la remise en cause des vestiges d’autorité traditionnelle et religieuse de cet État : si le bien commun terrestre est désormais l’enjeu du pouvoir, alors c’est à la communauté elle-même d’incarner ce bien, et à sa volonté générale d’en décider. La troisième phase a vu la reconnaissance de la priorité et de la pluralité de la société par rapport au politique : ce dernier enregistre et accompagne la dynamique autonome des évolutions sociales au lieu de les commander et de les planifier ; et ces évolutions sont marquées par la pluralité fondamentale des opinions et des attentes, au lieu de l’ancienne unité supposée du corps social (la société fantasmée comme un « tout » homogène).

Une grande nouveauté de l’autonomie est que les hommes font désormais leur histoire, individuelle et collective. Celle-ci est un processus ouvert, orienté vers le futur et modifié par l’innovation, et non plus une répétition morne, guidée par le passé et régie par la tradition. La chute de l’au-delà a entraîné celle de l’antérieur. Non pas que l’on ignore le passé, on ne l’a au contraire jamais aussi bien connu qu’à l’époque moderne avec le développement de l’histoire et de l’archéologie : mais ce passé n’a aucune autorité en soi. Loin des légendes autojustificatrices de la tradition et de la religion, l’étude du passé révèle d’ailleurs que les hommes ont eu toutes sortes de mœurs, toutes sortes de lois, toutes sortes de régimes, dont bon nombre répugnent à la sensibilité et à la rationalité modernes. Le passé est une collection des expériences locales, un rassemblement d’essais et d’erreurs en divers lieux et divers temps. Certaines expériences réussies peuvent donner des idées d’avenir ; mais aucune n’est dotée d’une propriété telle qu’elle s’imposerait à tous. À l’âge de l’autonomie, l’enjeu principal est ce que nous faisons aujourd’hui et ferons demain : ce qui a été fait hier n’est qu’une information parmi d’autres pour aider à la décision. Le futur commande désormais le présent.

Une autre nouveauté de l’autonomie est la pluralité, la conflictualité et l’irréductibilité des visions du monde. En d’autres termes, la relativité générale des produits de l’esprit. Ce que nous valorisons du point de vue des idées ou du goût n’est pas ce que valorise notre voisin et ni notre voisin ni nous-même n’avons la possibilité d’imposer notre valorisation comme supérieure dans l’absolu. Si la description de soi et du monde s’est trouvée de mieux en mieux ordonnée par la science, la valorisation de soi et du monde implosait ainsi en une multitude de possibles. La contrainte nouvelle sur la rigueur des jugements de fait (expliquer ce qui est) se double d’une liberté nouvelle sur la diversité des jugements de valeur (proposer ce qui devrait ou pourrait être). Les Grecs anciens parlaient de la « vie belle et bonne » comme idéal d’accomplissement, mais leurs philosophes l’entendaient souvent au singulier, avec une stricte hiérarchie de ce qui est beau et bon : il faut désormais le conjuguer au pluriel et admettre la juxtaposition des singularités innombrables dans la définition de ce qui est beau et bon pour les individus et les groupes. Et admettre du même coup l’éclatement des styles, de codes et des identités découlant du processus d’autonomie.

Bon nombre d’auteurs, comme Nietzsche ou Weber, avaient tiré dès le XIXe siècle cette conséquence de la fin de l’hétéronomie, le premier en analysant le « renversement de toutes les valeurs » et le « nihilisme », le second en annonçant la « guerre des dieux », c’est-à-dire l’affrontement des visions du monde n’ayant plus un référent absolu pour s’imposer comme évidences. Leur message a été temporairement oublié en raison de l’ascension et de la domination de la religion séculière communiste : Marx a lui aussi développé une approche matérialiste et conflictuelle du devenir, mais il l’a fait dans une économie générale de l’histoire enpruntant au christianisme bien des traits (l’universalisme, le progressisme, l’idée que les souffrances terrestres appellent une solution définitive des problèmes humains, l’idée d’une « vérité » de l’histoire déterminant les comportements individuels et collectifs, etc.). Mais aujourd’hui que ce dernier grand récit à tonalité religieuse s’est affaissé, l’absence de tout fondement ultime à nos jugements de goût et de valeur comme l’absence de direction pré-établie à nos choix historiques apparaissent de manière évidente. On a qualifié à tort de « post-modernité » (Lyotard) ce qui était en germe dans le processus d’autonomisation de la Modernité et qui a fini par éclore, une fois que les idéologies prophétiques n’ont plus masqué l’effondrement des fondements absolus de nos normes.

La quatrième phase du processus d’autonomisation, dont nous sommes aujourd’hui à l’aube et qui formera le socle de la Mutation, voit l’émancipation de l’individu au sein de la société. Comme toutes les avancées de l’autonomisation, on considère celle-ci comme hautement problématique et l’on fustige donc, avec un air de déjà-vu, toutes les catastrophes imaginables appelées à découler de cet individualisme en voie de rapide expansion. Mais cette phase est pourtant inscrite dans la logique même du processus : l’individu reconnu par le droit (les constitutions et lois fondamentales des États démocratiques) est posé comme libre de ses choix et créateur de son destin. C’est donc cet individu qui possède en dernier ressort le pouvoir sur sa propre existence, quand bien même divers biopouvoirs ou psychopouvoirs tentent encore de masquer cette évidence ou de minimiser toute sa portée. À côté de l’individualisme juridique et politique, toute la culture moderne, depuis les classiques des deux derniers siècles jusqu’à la pop-culture contemporaine, est déjà centrée sur la construction du sujet, sur ses expériences et sur son appropriation d’un fragment de monde vécu : ce qui était du domaine de l’art se transfère dans la vie, à mesure que chacun trouve les moyens de transformer ses idéaux en réalité.

L’émergence de l’autonomie individuelle ne signifie pas que les pouvoirs disparaissent, simplement que leur horizon de sens a changé : permettre à l’individu de réaliser ses fins, et non plus lui imposer une fin au nom d’un choix arbitraire, fut-ce celui d’une majorité contre une minorité. De même, l’autonomie individuelle n’implique pas l’absence de buts collectifs ni de projets communs : mais ces buts et ces projets doivent désormais recevoir l’assentiment de ceux qu’ils mobilisent, et non plus s’imposer d’eux-mêmes sans besoin de justifier les sacrifices exigés. Enfin, l’autonomie individuelle n’indique pas que les appartenances collectives disparaissent, simplement qu’elles prennent des formes variées, en deçà comme au-delà de la seule appartenance nationale ou religieuse issue du passé, et que les collectifs anciens ou émergents n’ont pas de légitimité en soi à imposer à l’individu des règles que celui-ci refuse. Ce pouvoir de l’individu sur lui-même, ce désir de contrôler son existence a commandé un mouvement d’individualisation des techniques de production et d’expression de soi. Le dernier moment en date – technologies numérisées de l’information et de la communication – est certainement le plus important, puisqu’il voit émerger un pouvoir informationnel et relationnel par lequel les individus isolés se rassemblent en collectifs choisis et se dotent d’une capacité de critique systématique des autres pouvoirs traversant les sociétés (et menaçant les individus). Mais nous l’examinerons plus en détail dans un autre texte.

Un dernier point pour lever une équivoque fréquente : tout comme il serait erronné de penser que la croyance va disparaître au profit d’une rationalité critique généralisée, il serait aberrant de s’imaginer que tous les êtres humains vont montrer la même disposition à s’individualiser ou la même originalité dans la création de leurs modes propres d’existence. On constate d’ailleurs le contraire, avec des phénomènes de grégarité, de servitude volontaire, de conformisme de masse malgré la liberté laissée à l’individu de se distinguer des autres. La Modernité a commis là aussi une erreur anthropologique de base en pensant que l’humanité est constituée d’atomes identiques aux propriétés interchangeables. Ce que l’individualisation va permettre d’observer, c’est précisément la diversité constitutive des individus formant l’espèce humaine. Et, mot encore affreux aux oreilles modernes trop délicates, leur inégalité dans la plupart des traits et talents permettant de hisser son existence au niveau de son idéal. Plus simplement encore, leur inégalité dans la capacité à avoir un idéal de vie autre que végétatif. Mais cela ne change pas grand chose à la dynamique de l’autonomie et de l’individualisation, car même dans sa version la plus plate, la moins imaginative et finalement la plus illusoire, chacun réclame néanmoins le droit de se singulariser et vit dans le plaisir de cette singularité.

Après le dévoilement du réel par la science au détriment de la religion, l’émancipation de l’individu dans une existence orientée vers le futur et une conscience libérée de l’obligation de fonder ses choix de vie dans l’absolu forme ainsi une seconde condition de la Mutation.

Illustration : Self and others, Tomoko Sawada, 2008.

2 commentaires:

Vince a dit…

intéressant.
je ne constesterai pas le processus d'individualisation en cours... c'est aussi l'avis de Sloterdjik il me semble. as-tu lu "la mobilisation infinie" ?

C. a dit…

Oui je l'ai lu, voici un petit moment déjà, ainsi que d'autres essais du même auteur. Dont l'analyse de l'hominisation comme automestication est bien sûr intéressante.