Dans un entretien à Libération, je lisais hier des analyses (comme toujours) intéressantes et iconoclastes de la juriste Marcela Iacub sur la « libération sexuelle » de 1968. Quelques morceaux choisis pour ceux et celles qui ignorent son point de vue (voir aussi Iacub et Maniglier 2005).
La libération a-t-elle eu lieu ? « On s’est contenté de changer le contenu des contraintes. Il est faux de croire qu’on n’est passé d’un monde dans lequel on était accablé par des contraintes injustes, vers un régime de liberté sexuelle et procréative. Ce vieux maître rigide qu’était le mariage a été remplacé par un autre, tout aussi arbitraire, et, sans doute, plus redoutable encore qui est le sexe. »
Les bienfaits de la contraception et de l’avortement ? « La famille n’est plus organisée autour du mariage mais du ventre fertile des femmes. On met souvent en avant le fait que ces nouvelles lois ont permis aux femmes ne pas être enceintes lorsqu’elles ne le souhaitent pas. Ce faisant, on oublie le principal, c’est-à-dire que ce sont elles seules qui ont le pouvoir de faire naître. Ainsi, l’homme n’a pas le droit de demander à une femme d’avorter. C’est quand même un peu gonflé que l’on puisse encore imposer à un homme une paternité non désirée. Cela signifie que la liberté procréative n’est pas complète, car elle ne concerne que la moitié de la population. »
Les normes ont-elles disparu ? « Le sexe a été un formidable alibi pour que l’Etat casse les instances intermédiaires qui s’occupaient de gouverner la vie privée : la famille, l’école, les églises. C’est dorénavant le droit, et surtout le droit pénal, qui est devenu l’arbitre des conflits interpersonnels, au détriment d’autres normes morales, disciplinaires ou de politesse. »
L’idée qui surnage chez Marcela Iacub, et quelques autres représentantes du féminisme « prosexe », est que la sexualité n’est toujours pas vue comme une activité banale de l’être humain (au même titre que boire, manger ou se promener) et qu’elle fait toujours l’objet d’un discours normatif implicite ou explicite, malgré la neutralité officiellement affichée par l’Etat à son sujet. Le discours normatif est désormais secondé d’un discours explicatif, de nature psychologisante, certifiant de la place centrale de la sexualité dans l’équilibre du psychisme (d’où les obsessions de certains sur la pédophilie ou le viol, perçus et punis comme les plus graves de crimes alors même que la victime est en vie, contrairement à l’homicide). La psychanalyse n’est pas la dernière à s’associer à ce genre de propos, toute ravie de revigorer certaines de ses assises douteuses, fût-ce en étant à l’occasion instrumentalisée par les logiques autoritaires du biopouvoir.
Tout cela est très juste. En même temps, je suis toujours gêné par le culturalisme de Marcela Iacub, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il suffirait d’une réforme culturelle (au sens large, incluant le juridique, une réforme des représentations) pour que la sexualité se trouve enfin banalisée. Si les discours les plus délirants sont tenus sur la sexualité, si les mises en garde les plus bigotes trouvent parfois un écho favorable au-delà de leur chapelle, si les sociétés ont imposé des contraintes plus ou moins fortes sur l’union et la procréation des sociétaires, ce n’est pas seulement par un étrange aveuglement répété de siècles en siècles et de lieux en lieux : c’est aussi, plus simplement, parce que la nature humaine commande ce genre de comportement. Pour toute espèce sexuée, l’accès au partenaire reproductif est une étape cruciale au grand jeu de la sélection — et pour les espèces sociales à union durable, il faut encore protéger ce partenaire de la concurrence, s’assurer de sa filiation biologique, accomplir ainsi les vœux des tyrans nichés dans nos gamètes et appelés gènes. Chez une espèce cérébrée comme la nôtre, la sexualité s’est donc naturellement enrichie de symboles, de règles et de sentiments. Dont beaucoup s’expliquent par la volonté de conjurer la violence résultant des conflits sexuels (en raison notamment de la jalousie, un des puissants moteurs de l’action et accessoirement l’une des premières causes d’homicide). On peut toujours se dire « mais nous ne sommes pas une bande de primates en promiscuité, nous sommes bien plus rationnels et évolués, nous savons distinguer différents types d’union, d’amour ou de plaisir », cela n’annulera pas cette évidence : nos gènes et nos neurones n’évoluent que très lentement par rapport à nos représentations, et lorsqu’une représentation heurte les tendances innées de notre constitution biologique, elle aura le plus grand mal à devenir le comportement banal des individus et des sociétés.
Voilà pourquoi, en ce domaine comme en d’autres, il me semble vain de tenir un discours universaliste selon lequel le « bon » régime de la sexualité serait celui-ci ou celui-là. C’est à chacun de définir son régime sexuel et de s’associer avec ceux qui le partagent. Ce qui inclut à mes yeux l’existence légitime de communautés très autoritaires en ce domaine, car certains individus ont probablement besoin d’un tel autoritarisme pour leur équilibre personnel ; mais ce qui exclut bien sûr que cet autoritarisme devienne la norme imposée à tous (hélas, c’est le problème de l’idéocentrisme déjà évoqué ici, phénomène probablement plus répandu chez les personnalités autoritaires). Une telle perspective pouvait sembler utopique à l’époque des sociétés closes à évolution lente : mais le processus de fragmentation en cours et la circulation de plus en plus rapide de l’information permettent l’éclosion de ces régimes sexuels diversifiés. Où je rejoins certainement Marcela Iacub, mais par d’autres chemins de réflexion.
Références :
Iacub M. (2008), « On s’est contenté de changer le contenu des contraintes », Entretien, Libération, 28 février.
Iacub M., B. Maniglier (2005), Antimanuel d’éducation sexuelle, Paris, Bréal.
Illustration : Roy Stuart
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
2 commentaires:
Juriste chercheur au CNRS, ça impose le respect c'est sur.
Ma question ne s'adresse pas réellement à elle, dont les propos sont à peu près aussi interessants que ceux de n'importe quelle ligue morale, mais à toi : d'où te vient cette obsession pour le sexe qui te fait penser qu'à la fois, la pratique devrait etre banalisée, mais de l'autre que tu devrais néanmoins y consacrer les 3/4 de tes reflexions ?
Ton inconscient et ton surmoi ne se joueraient ils pas de toi, faisant de toi le parfait sujet témoin venant au soutien de la psychanalyse ?
a) J'aime bien la précision sur les faits, avant de passer aux interprétations. Avec "3/4 de mes réflexions" consacrés ici à la sexualité, cela commence mal : je suggère un nouveau comptage.
b) Pas la peine d'être freudien / lacanien pour considérer que la sexualité occupe une place importante dans l'existence et l'évolution humaines.
Enregistrer un commentaire