30.7.08

Sur l'inflation des conneries

Pourquoi assiste-t-on à une telle inflation des conneries (bullshits), s'interrogeait le très sérieux philosophe Harry G. Frankfurt au début des années 1980. Son texte a été traduit bien plus récemment en français, et je viens seulement de le découvrir, un peu par hasard.

Frankfurt voit notamment la prolifération des conneries – bullshits entendues comme idiotie, mais aussi baratin, bêtise, blabla, charlatanerie, fumisterie, etc. – comme une conséquence du progrès de la communication, poussant chacun à s'exprimer sur des sujets qu'il connaît peu ou pas, mais sur lesquels il entend avoir un avis, et si possible définitif. Bien que les occasions de s'exprimer sur un domaine l'emportent nettement sur la connaissance de ce domaine, l'ignorance ne conduit pas au silence.

Mais les conneries prolifèrent aussi selon lui sur un mode de pensée « antiréaliste », où l'ancien « idéal d'exactitude » a été remplacé par un « idéal de sincérité », où l'effort d'une recherche de la réalité objective ne fait plus recette face aux ressources infinies des subjectivités bavardes et authentiques. (Il n'est sans doute pas indifférent que Frankfurt ait initialement rédigé ce texte pour ses fellows de l'Université de Yale à une époque où Jacques Derrida et ses amis commençaient à y importer le postmodernisme.)

Le problème de la sincérité ? « En tant qu’être conscients, nous n’existons que par raport à d’autres choses, et nous ne pouvons nous connaître sans les connaître aussi. En outre, aucune théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vérité la plus facile à connaître pour un individu serait la sienne. Les faits qui nous concernent personnellement ne frappent ni par leur solidité ni par leur résistance aux assauts du scepticisme. Chacun sait que notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins stable que celle des autres choses. La sincérité, par conséquent, c’est du baratin. »

Je ne suis pas tout à fait sûr qu'en parlant ainsi d'une « nature insubstantielle » (« Our natures are, indeed, elusively insubstantial » dans la version anglaise) Harry G. Frankfurt n’énonce pas lui-même une grosse connerie. Mais je vais y réfléchir, pour éviter d’en ajouter une au flot continu se déversant sur les cerveaux humains – flot où j'ai bien sûr ma part, comme nous tous.

Référence :
Frankfurt Harry G. (2008), De l’art de dire des conneries (On Bullshits), 10/18, Paris, 78 p.

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