31.7.08

Hyperhumanisme

Dans Libération, Eric Fassin doute comme nous le fîmes ici de la pertinence des distinctions joffrinesques sur la discrimination par la religion, la "race", la communauté ou l'origine :

« Remplacer le mot suffit-il à éviter le problème ? Rien n’est moins sûr. D’un côté, cela ne change rien au fait que le judaïsme est aussi une religion, qu’on peut aussi choisir : après tout, dans le texte de Siné, la phrase incriminée concerne une conversion supposée. Trouverions-nous légitime de rire de cette religion aujourd’hui ? La distinction que propose Laurent Joffrin l’amènerait-elle à défendre, au nom de la liberté d’expression, un retour de l’antijudaïsme chrétien, simple attaque politique contre une autre idéologie ? Ne faudrait-il pas plutôt supposer que l’antisémitisme, dans ce cas, ne ferait qu’avancer masqué ? Et pourquoi raisonner autrement lorsqu’il s’agit de l’islam ? D’un autre côté, si les musulmans ne sont, pas plus que les juifs, une « race », ne sont-ils pas tout autant définis par une origine ou une communauté ? En France, et ailleurs, l’islam n’est pas seulement une croyance ; c’est aussi une appartenance. C’est de la même manière qu’on parle en Irlande de protestants et de catholiques. »

Mais notre homme étant sociologue, c’est-à-dire fonctionnaire du lien social et préposé à la fraternité d’État, il semble en tenir pour une position encore plus indéfendable : non seulement il ne faudrait pas attaquer les « races » (lapsus calami du texte originel de Joffrin), les communautés ou les origines, mais on devrait encore respecter les religions à peine de tomber dans un « racisme sans race » ( ?).

Prenons un peu de champ : de quoi ces jérémiades autour de l’affaire Siné-Val sont-elles le symptôme ? En petit angle, c’est le réveil des identités communautaires, notamment le conflit triangulaire Occident-Israël-Islam, la crispation d'une partie de la communauté juive autour de son identité politiqu et/ou ethno-historique, et la résurgence d'un antisémitisme populaire à base religieuse, politique voire sociale. En grand angle, c’est la difficulté de vivre ensemble quand, pour des tas de raisons, on ne s’apprécie pas mutuellement. La position de Fassin reflète une solution encore dominante à ce problème, au moins dans les démocraties occidentales, à savoir une logique antidiscriminatoire généralisée : que ce soit dans l’opinion ou l’action, on devrait tout respecter, ne jamais offenser, blesser, inférioriser, choquer, discriminer, choisir, etc.

On pourrait appeler cette position l’humanisme hypermoderne ou mieux encore l’hyperhumanisme. Le premier humanisme (moderne) indexait sa valorisation de l’humain sur un certain nombre de propriétés, notamment la raison. Les hommes n’étaient pas libres et égaux dans l’abstrait, ils l’étaient dans la mesure où l’usage de leur raison permettait d’asseoir leur autonomie. Il y avait donc dans cet humanisme une exigence, une tension vers l’émancipation expliquant notamment le conflit avec les religions ou les régimes entendant maintenir l’homme en état de minorité.

L’hyperhumanisme de notre modernité tardive, c’est le respect absolu de l’humain sans la moindre exigence, la moindre condition, la moindre qualité. Le seul fait d’être humain confère cette fameuse « dignité » imposant la considération de tous, interdisant d’affirmer que certaines attitudes, certaines croyances, certaines conditions nous semblent indignes de notre respect, valant au mieux notre indifférence, et pourquoi pas ces postures diverses que sont le mépris, le dégoût, le dédain, la distance ou la dérision. Le paradoxe de cet hyperhumanisme, c’est que sa raison d’être provient des défauts de cet humain qu’il entend sacraliser et ériger en tabou. Car de quoi ont peur les hyperhumanistes ? Que la liberté d’expression conduise les humains à dévoiler leur haine, et que cette haine conduise à la violence. Mais s’il en est ainsi, c’est que nombre d’humains redeviennent des primates haineux et violents dès que les circonstances s’y prêtent, que nombre d’humains trouvent sens à leur existence dans un groupe distinct des autres groupes, que nombre d’humains n’arrivent pas à vivre sereinement tant que d’autres humains pensent et vivent différemment d’eux, que nombre d’humains se complaisent dans le préjugé, la partialité et la paresse d’esprit, que nombre d’humains n’ont pas la rationalité suffisante pour mettre à distance, canaliser, sublimer leurs passions et leurs désirs, que nombre d’humains sont humains, trop humains et qu’il n’y a là aucune matière à respect.

L’hyperhumanisme de notre modernité tardive, c’est en un même mouvement le triomphe et la faillite de l’humain.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce serait dommage de leur laisser le joli terme d'humanisme...

Sinon sur le fond, c'est toujours le problème des compromis et des interprétations incohérentes qui sont nécessairement des équilibres instables. Une fois accepté le principe absurde des lois anti-discrimination, lois "anti-racistes" etc, alors il n'y a plus de limite jusqu'où ça ira, progressivement...

C. a dit…

Il y aurait beaucoup à dire sur cet humanisme là (le lien). Je dirai qu'il est plutôt un rationalisme : l'être humain n'est pas libre de faire ce qu'il veut sans condition, mais ce qu'il veut dans les limites des autres volontés. Or la perception et la compréhension de ces limites proviennent de la raison, par exemple l'enfant et le fou ne les connaissent pas (leurs droits comme leur reponsabilité sont en conséquence limités). C'est assez différent à mon sens de faire dériver un système (politique, éthique) de l'être humain en toute généralité ou de certaines propriétés spécifiques de cet être humain. (Je parlerai d'ailleurs très prochainement de cette problématique dans une critique d'Ayn Rand, car le rationalisme libéral lui-même n'échappe pas à mons sens à quelques apories ou erreurs anthropologiques.