30.7.08

La vie est conflit

« Ce qui s'oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie, et la lutte engendre toutes choses. »
Héraclite, Fragments (trad. Simone Weil).

Parmi les enseignements philosophiques de la théorie de l’évolution, celui-ci me paraît fondamental : la vie est conflit. Par conflit, il faut entendre au sens le plus simple l’antagonisme, l’existence de forces contraires dans un même champ.

La vie n’est pas concevable sans conflit car la survie et la reproduction de tout être entrent en compétition avec la survie et la reproduction des autres, dans un milieu où les ressources disponibles (l’énergie utile) atteignent une limite. Quand des organismes captent toute l’énergie qu’ils peuvent de leur milieu, la compétition commence entre ceux qui captent plus ou moins bien, entre les stratégies de captation dont ces organismes sont porteurs. Et ces formes vivantes, en tant qu’elles ont métabolisé de l’énergie, vont devenir elles-mêmes des sources d’énergie pour leurs prédateurs ou leurs parasites, qui seront eux-mêmes en compétition pour cela. Et ainsi de suite. Toute chaîne alimentaire est ainsi l’équilibre instable et provisoire des conflits enchevêtrés du vivant. Le conflit est la dynamique de la vie, son mouvement perpétuel.

La vie est vide de toute finalité pré-existante. Quiconque adhère à la théorie de l’évolution adhère à une conception afinaliste ou antitéléologique de la vie : elle n’est pas orientée vers un but, un objectif, elle ne correspond pas à un dessein, elle est une somme d’éléments et d’ensembles obéissant à leur condition locale d’existence. Le conflit est la résultante « aveugle » de ces conditions, des propriétés physico-chimiques dont la vie manifeste une certaine organisation. Si l’on veut, le conflit est déjà en germe dans les lois régissant la nature non vivante. La conservation de l’énergie implique par exemple qu’à toute variation d’intensité d’un phénomène répondra une autre variation : cette somme nulle peut aussi bien être appelée conflit dès lors que l’organisme perçoit l’effet de la variation sur son équilibre (homéostasie) et agit dans telle ou telle direction pour rétablir celui-ci.

Du point de vue de l’organisme, le conflit est potentiellement coûteux (en temps, en énergie), et il fait comme tel l’objet d’une pression sélective dans l’évolution. Toutes les « inventions » de la vie – c’est-à-dire ses organisations auto-émergentes – pour limiter certaines formes de conflit ne font cependant que porter celui-ci sur d’autres territoires, d’autres objets. Ces inventions se nomment génome, individu, société, sexualité, par exemple. Tout individu contient dans son propre génotype des gènes en conflit (Burt, Trivers 2008), dont les effets se concurrencent (pléiotropie antagoniste) ; et cet individu ne peut envisager son existence sans la possibilité ouverte de lutter, soit contre d’autres individus de la même espèce, soit contre des phénomènes adverses de son milieu. La société agrège les individus en minimisant leurs luttes internes à cette société, mais outre que ces luttes ne disparaissent jamais vraiment (elles prennent pour objet des rangs, des statuts, aussi des ressources et des partenaires au sein de la société), chaque société est en conflit potentiel avec d’autres sociétés, et toutes les sociétés se maintiennent dans la lutte contre les éléments adverses de leur environnement.

Dans les interprétations philosophiques de la théorie de l’évolution, on entend parfois dire : la vie est un mixte de compétition et de coopération, d’égoïsme et d’altruisme, etc. Mais ce constat trivial manque l’essentiel, à savoir que la compétition comme la coopération, l’égoïsme comme l’altruisme existent dans la disposition générale et commune du vivant au conflit. Nous l’avons souvent écrit et décrit sur ce site, dans le cas de l’altruisme (voir par exemple ici ou ici) : celui-ci apparaît comme solution favorable (c’est-à-dire sélectionnée par l’évolution car victorieuse) dans les divers niveaux conflits entre les gènes, les individus ou les groupes. Et l’altruisme porte simplement le conflit au-delà des autres, il intègre et rassemble les autres depuis la perspective d’un nouveau champ de bataille – cette lutte est en dernier ressort la condition d’existence et de maintien de l’altruisme.

De ce point de vue, l’homme pourrait être décrit comme l’animal le plus conflictuel jamais produit par l’évolution, le couplage du langage, de la raison et du désir étant au cœur de notre dynamique d’espèce. Ceux qui en doutent n’ont qu’à observer le discours humain, et y évaluer l’importance acquise par les propositions existant à l’ombre ou dans la menace d’un rival, d’un adversaire, d’un ennemi — que celui-ci soit matériel ou symbolique, physique ou psychologique, interne ou externe, réel ou fantasmé. Microbes, maladies, pauvreté, réchauffement, pollution, drogue, insécurité, vieillissement, capitalisme, communisme, croyants, infidèles, étrangers, inégalités, vices, penchants... je consulte un média et je ne vois pas un seul domaine local ou général, grave ou futile, personnel ou impersonnel, où les hommes ne se définissent pas à un degré ou à un autre comme « en guerre contre », quitte à se diviser sur les objets ou les méthodes de cette guerre, pour en nourrir ainsi de nouvelles. Hobbes parlait de la « guerre de tous contre tous », mais c’est une image limitée et erronée. Chez l’humain et là où Hobbes portait sa réflexion, il y a d’abord la guerre des groupes contre les groupes, et des individus contre les groupes comme des groupes contre les individus. Mais aussi bien la guerre de chacun pour le maintien de son équilibre, la guerre de tous contre l’aléa ou la mort, la guerre des idées ou des désirs au sein de chaque cerveau et entre les cerveaux… énormément de territoires que l’on n’a pas l’habitude de penser pour ce qu’ils sont, des zones de combat.

Référence :
Burt Austin, Robert Trivers (2008), Genes in Conflict. The Biology of Selfish Genetic Elements, Belknap / Harvard University Press, Cambridge, London, 602 p.

3 commentaires:

Faré a dit…

Le conflit (jeu a somme negative) fait partie de la vie, mais reduire la vie au conflit, c'est le socialisme.

Il y a aussi beaucoup de cooperation (dont une cooperation essentielle au centre de la vie sexuee, qui ne vous a sans doute pas echappe), et ce tout particulierement parmi les animaux sociaux (il ne vous a pas echappe non plus que les humains en soient).

C. a dit…

Elle ne se réduit pas à cela, en effet. Mais l'ignorance du conflit est source à mon avis de nombreux contresens.

Il ne vous a pas échappé que l'animal social mène des guerres, accomplit des génocides, etc. Ni que l'animal sexuel bataille pour l'acquisition et la conservation de partenaire.

Je ne vois pas trop le rapport avec le socialisme. Vous pensez à la lutte des classes ? Mais c'est typiquement une erreur d'imaginer que la fin de la division en classe économique mènerait l'humain à une paix perpétuelle.

Anonyme a dit…

À propos de la lutte des classes, voir :

http://www.hanshoppe.com/publications/Classe.pdf ou http://fr.liberpedia.org/L%27analyse_de_classe_marxiste_et_celle_des_Autrichiens#Pr.C3.A9sentation
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http://www.liberalia.com/htm/cm_lutte_classe.htm
+
http://lumiere101.com/2007/12/08/la-falsification-marxiste-du-liberalisme/