31.7.08

La philosophie pense-t-elle ?

Dans une conférence d’abord, puis dans Qu’appelle-t-on penser ?, Heidegger disait que la science ne pense pas. Et s’en expliquait ainsi. « Cette phrase : " la science ne pense pas ", qui a fait tant de bruit lorsque je l'ai prononcée signifie : la science ne se meut pas dans la dimension de la philosophie. Mais, sans le savoir elle se rattache à cette dimension. Par exemple : la physique se meut dans l'espace et le temps et le mouvement. La science en tant que science ne peut pas décider de ce qu'est le mouvement, l'espace, le temps. La science ne pense donc pas, elle ne peut même pas penser dans ce sens avec ses méthodes. Je ne peux pas dire par exemple avec les méthodes de la physique, ce qu'est la physique. Ce qu'est la physique, je ne peux que le penser à la manière d'une interrogation philosophique. La phrase: "la science ne pense pas" n'est pas un reproche, mais c'est une simple constatation de la structure interne de la science : c'est le propre de son essence que, d'une part, elle dépend de ce que la philosophie pense, mais que d'autre part, elle oublie elle-même et néglige ce qui exige là d'être pensé ».

Il y a dans ce propos une bien étrange posture. La science ne penserait pas l’espace ou le temps, par exemple, la philosophie seule y parviendrait. Mais que pense au juste cette philosophie quand elle forme des propositions avec les concepts « espace » ou « temps » ? Quelle est la garantie que les concepts en question aient le moindre sens au-delà de l’énoncé du philosophe qui les emploie ? Et en quoi la croyance dans la valeur de vérité des propositions de ce philosophe diffère-t-elle d’une croyance dans un éventuel non-sens, ou bien encore dans un monde imaginaire sans la moindre correspondance à la réalité ?

A ces questions épistémologiques bien connues s’ajoutent des constats plus basiques. Avant le XVIIIe siècle, science et philosophie ne formaient le plus souvent qu’une seule et même discipline (voir ici ce qu’en dit Dennett). Et quand on lit des textes de scientifiques modernes comme Heidegger aurait déjà pu en lire – Darwin, Poincaré, Boltzmann, Russell, Broglie, Dirac, Planck, Einstein, Heisenberg, etc. –, on s’aperçoit qu’il existe bel et bien une pensée chez eux, une pensée qui précède, accompagne ou suit l’analyse purement scientifique du réel. Et c’est aussi vrai chez nos contemporains, de Changeux à Hawking, de Damasio à Connes, d’Edelman à Omnès.

De mon point de vue, il faudrait plutôt inverser les termes de la problématique heideggerienne, et poser : la philosophie ne pense pas, elle spécule. Dans tous les sens de ce mot : elle tire avantage de ce qui n’existe pas (dans le sillage d’une critique russellienne du mysticisme, et au-delà dans celui de la « création de concept » au sens de Deleuze, soit le fait de nommer et normer ce qui ne l’est pas encore), mais elle reflète également la réalité dans une certaine représentation d’elle-même à travers un ordonnancement des jeux de langage (dans la logique « spéculaire » que Rorty entendait dépasser). Il en va de la philosophie comme de toute spéculation : la découverte d’un « bon filon » assure la prééminence du spéculateur qui en eût l’intuition ; les effets de mode créent des courses en avant spéculatives dont on s’aperçoit, un peu tard, qu’elles reposaient sur un quasi-vide.

2 commentaires:

Faré a dit…

Il y a de la bonne philosophie et de la mauvaise philosophie, de la bonne science et de la mauvaise science.

La boucle de retroaction par contact avec la realite etant longue et tenue pour la philosophie, courte et forte pour la science, la convergence memetique vers l'acceptation d'une bonne philosophie est moindre.

Mais les memes phenomenes existent pour la science aussi. Geographie (terre plate), biologie (creationisme,lyssenkoisme), climatologie (millenarisme climatique), economie (marxisme, keynesianisme), voire meme mathematiques (euclidianisme), physique (mouvement perpetuel, energie du vide) et chimie (pierre philosophale, memoire de l'eau), etc., ont eu et continuent d'avoir leur lot d'escrocs.

C. a dit…

Je sais comment on identifie de la mauvaise science. Mais de la mauvaise philosophie, quel est le critère? Est-ce selon vous la durée (=la convergence mémétique), faisant qu'une philosophie est reconnue comme valable par plusieurs générations ? Mais je ne sais si le fait qu'ils durent m'aide à dire que Démocrite, Héraclite, Platon ou Aristote proposent une bonne philosophie.