13.5.08

Sur les enfants génétiquement modifiés

Nos voisins anglais sont en train de discuter au Parlement la révision de l’acte Embryologie et fertilisation humaine, équivalent de nos lois bio-éthiques dans le domaine de la reproduction. A cette occasion, le groupe de pression Human Genetics Alert a publié un communiqué selon lequel le premier embryon humain génétiquement modifié aurait été créé l’an dernier dans la plus grande discrétion. Ce « scandale » dévoilé alors que les parlementaires sont en plein débat a bien sûr pour vocation de conduire ceux-ci à durcir les lois anglaises, jugées trop libérales.

Qu’en est-il des faits ? En septembre dernier, Nikica Zaninovic a rapporté au congrès de la Société américaine de médecine reproductive la modification de cellules souches embryonnaires et d’embryons d’humains et de souris, auxquels ont été ajoutés des gènes de fluorescence. Les embryons humains ont été détruits après 5 jours, au stade blastocyste (environ une centaine de cellules). La fluorescence induite est une procédure de routine en biologie moléculaire : elle permet d’observer facilement l’évolution d’un gène ou d’une région d’intérêt, dans un noyau, une cellule ou un tissu. Ce n’est évidemment pas la seule modification génétique envisageable : on peut ajouter, supprimer, dupliquer ou surexprimer des gènes dans une cellule afin d’observer les effets de cette transformation. Cela permet de comprendre les mécanismes du développement normal ou pathologique, et bien sûr l’étiologie des maladies ayant une dimension héréditaire (déterminisme strict ou simple prédisposition).

Zaninovic et son équipe n’ont donc jamais eu en tête de créer des bébés génétiquement modifiés (vert ou rouge fluo en l’occurrence), ils ont simplement appliqué à des cellules embryonnaires humaines une procédure de routine à visée médicale. Pour Human Genetics Alert, « si c’est autorisé, cela sera très vite utilisé pour créer des ‘bébés programmés et améliorés’. Cela transformerait les enfants en objets, conçus de la même façon qu’un bien de consommation, et mènerait à un nouvel eugénisme dans lequel les riches sont capables de donner à leurs enfants des avantages génétiques sur les autres ». Ces arguments sont classiques, on les entendra probablement en France en 2009 lors de la révision des lois de bio-éthique.

Si l’on craint une naissance d’enfant génétiquement modifié, il suffit d’interdire cette naissance, sans qu’il soit nécessaire d’interdire les recherches sur l’embryon incluant leur modification génétique. Le problème tient surtout au statut que l’on accorde à cet embryon : personne ou chose (selon la division du droit civil héritée de la tradition romaine et en vigueur dans nos systèmes juridiques). De fait, cet embryon est déjà assimilé à une chose dans la plupart des cas (malgré les formulations alambiquées ou hypocrites des dispositions du droit positif) : on peut supprimer cet embryon (avortement), le congeler (embryons surnuméraires en fécondation in vitro), le sélectionner (diagnostic pré-implantatoire), le dériver en cultures cellulaires (cellules souches embryonnaires humaines). Dans ces conditions, il est évidemment intenable de considérer que l’embryon est une personne car aucun système juridique ou moral n’autorise la suppression, la congélation, la sélection ou la culture des personnes. Qu’on l’accepte ou non, l’évolution des pratiques biomédicales et celle des mentalités ont donc placé l’embryon (le corps et les produits du corps en général) dans le régime des choses plutôt que des personnes. Soit l’on interdit toute manipulation sur cet embryon en le considérant comme une personne (position cohérente de l’Église catholique) ; soit l’on autorise toutes les manipulations sur cet embryon conçu comme une chose (la condition étant alors que l’on ne sorte pas du statut d’embryon, c’est-à-dire qu’il ne soit pas implanté en vue d’une naissance, qui produit une personne et non plus une chose).

A ces considérations s’ajoute, dans le cas précis de Zaninovic et al., le fait que les manipulations ont une visée thérapeutique : non seulement elles n’ont pas pour fin de créer un être humain modifié (inutilité de faire un « scandale » sans fondement), mais elles visent à améliorer les connaissances pour soulager les souffrances et guérir les maladies des êtres humains non modifiés (donc, cela relève du principe de bienfaisance, difficile à condamner moralement).

Ma position, inspirée notamment du bio-éthicien John Harris venant de consacrer un essai à ces questions (Harris 2008), va cependant au-delà. La création d’enfants génétiquement modifiés n’a rien de condamnable en soi, seules le seraient des modifications ayant pour finalité de faire souffrir l’enfant ou de le priver d’une capacité à construire sa future conception du bien de manière autonome. Inversement, il me semble difficile de justifier moralement son refus de la modification génétique d’un embryon si celle-ci est possible d’une part, de nature à améliorer la condition physique ou psychologique de l’enfant à naître d’autre part. En fait, le seul moyen de le justifier est précisément de considérer l’embryon comme une chose dont la mère est libre de disposer : dans ce cas, nul ne peut imposer à la mère son choix, quand bien même les conséquences de ce choix sont dommageables pour le futur enfant. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui : une mère catholique peut décider de conserver son embryon alors même qu’elle le sait atteint d’une infirmité ou d’une maladie grave, dont la traduction concrète sera une vie brève et douloureuse, ou alors une vie sans faculté mentale suffisante pour produire une conception autonome de la vie. Si cela est autorisé, je ne vois vraiment pas au nom de quoi les parents souhaitant éviter une maladie ou améliorer des capacités mentales seraient condamnables (ni en quoi l’enfant serait désavantagé, bien sûr).

PS : L’argument des riches contre les pauvres proposé par Human Genetics Alert est d’une pauvreté insigne. Purement contingent, il pourrait être utilisé pour interdire à peu près toutes les innovations technologiques, sociales ou culturelles, dont on sait qu’elles avantagent en premier lieu les plus riches. Il est clair en revanche que la possibilité d’améliorer génétiquement ses enfants crée une inégalité supplémentaire, à laquelle on répondra donc selon sa théorie de la justice. L’amélioration génétique peut être vue comme un bien dont on améliore ou non la distribution dans la population. Ceux qui considèrent que le bagage génétique est un bien important, voire fondamental, seront amenés à souhaiter son universalisation (égalisation rapide de l’accès à l’amélioration génétique). Ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un bien secondaire, voire inexistant, n’ont pas de raison de tenir des positions très égalitaires : si les gènes comptent pour rien ou pas grand chose, peu importe que les riches en disposent. Un des paradoxes de la situation actuelle tient à ce que les positions les plus égalitaires sont souvent celles qui tendent à minorer l’importance des gènes, de sorte que leur indignation dans le domaine des inégalités génétiques réelles ou potentielles est contradictoire.

Références :
Harris J. (2007), Enhancing Evolution : The Ethical Case for Making Better People, Princeton University Press, Princeton, Oxford, 242 p.
Zaninovic N. et al. (2007), Genetic modification of preimplantation embryos and embryonic stem cells (ESC) by recombinant lentiviral vectors: efficient and stable method for creating transgenic embryos and ESC, Fertility and Sterility, 88, Supp. 1, S310

Illustration : embryon (cours en ligne de l'Université de Washington). On notera qu'il s'agit d'un embryon de chat, animal sur lequel les modifications génétiques posent également des problèmes moraux selon les défenseurs des droits des animaux.

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