Mes lecteurs me soupçonnent peut-être de francophobie, puisque je me fais régulièrement ici l'écho des errements de la POF (pensée officielle française) ou des dernières lubies de Big Mother (l'employeur de la POF, productrice des lois et règlements encadrant chaque aspect de nos vies). Mais non, la maladie que je décris en observant les symptômes hexagonaux infeste la plupart des nations, comme en témoigne cette fois notre voisin anglais, pourtant réputé libéral parmi les libéraux depuis la Magna Carta. Selon la BBC, le Parlement britannique s'apprête à discuter d'une loi interdisant la possession de matériel pornographique extrême.
Voici 5 ans, l'institutrice Jane Longhurst est tuée par Graham Coutts, lequel fréquentait compulsivement des sites de simili-snuff movies (Club Dead, Rape Action). Le meurtrier est condamné à perpétuité, mais la mère de la victime commence une croisade visant à interdire la possession ou la consultation de telles images. Son député y voit une cause intéressante, le gouvernement le suit, et voici donc un projet loi contre la « pornographie violente et extrême ». Cette nouvelle loi déplace la responsabilité du producteur (régie par le règlement sur les publications obscènes de 1959) vers le consommateur. De plus, le texte de loi prévoit de condamner la mise en scène d'« un acte qui menace ou paraît menacer la vie d'une personne ».
Quelques remarques sur cette initiative.
D’abord, cela commence par un procédé classique, la victimolâtrie hyperbolique. Une personne est victime d’un accident, d’un délit ou d’un crime, c’est bien sûr terrible pour elle et ses proches, mais la justice existe précisément pour déterminer la responsabilité ou la culpabilité, et prononcer les peines. Cela ne suffit plus : la dignité morale de victime (ou de parent de victime), gonflée par l’amplificateur politique toujours en quête de popularité lacrymale et par l’amplificateur médiatique jamais en reste d’audimat pulsionnel, permet désormais d’exiger les réformes les plus diverses, prenant évidemment la forme d’une intervention supplémentaire de l’État dans les affaires privées des individus.
Vient ensuite la causalité simpliste. Graham Coutts serait devenu un obsédé sexuel violent en regardant des films X, alors que l’inverse est évidemment le plus probable. On tient le même discours pour à peu près tout, et récemment encore en France, on a vu refleurir les mêmes rengaines usées sur le mannequinat-responsable-de-l’anorexie. Gilles de Rais n’avait pas la télévision ni Internet, les annales judiciaires de toutes les époques sont remplies de faits divers sanglants : peu importe pour les maîtres-censeurs, il ne faut pas s’arrêter à l’individu, mais rechercher, condamner ou réglementer tout ce qui a pu influencer cet individu (si possible un thème consensuel, par exemple éviter de dire que ses gènes ont pu co-déterminer le criminel, c’est très mal vu, plutôt suggérer qu’il avait un père buveur et une mère handicapée, regardait une chaîne de télé privée, peut-être même qu’il fumait et ne mangeait pas cinq fruits et légumes par jour, qui sait).
S’ajoute au processus déjà bien emballé l’obsession-compulsion sécuritaire. La finalité secrète de tout cela, l’horizon idéal, la société parfaite, c’est le zéro-mort, zéro-blessé, zéro-accrochage, zéro-accident, zéro-remou, zéro-insulte, zéro-risque — le troupeau gentil et docile. Dès lors, peu importe la proportion des actes incriminés : si vous avez le malheur de souligner que tel drame, tout dramatique qu’il soit, représente une rareté statistique, ne demande peut-être pas de dépenser un temps, une énergie et un argent tels, n’exige pas que tous paient le prix des errements de quelques-uns, on vous accuse au mieux d’une horrible mentalité comptable, au pire d’être un monstre froid digne des gardiens des camps de la mort. Si vous avez la mauvaise idée de rappeler que la vie est risquée, que la liberté exige de l’accepter, que la liberté même est un risque supplémentaire et qu’elle est en cela plus vivante que la servitude, on vous soupçonne d’indifférence manifeste au malheur d’autrui et de manque complet d’empathie, en attendant peut-être de rendre obligatoire la visite au psychiatre pour diagnostiquer une éventuelle personnalté antisociale.
Vient enfin le flou artistico-législatif. Il est bien sûr indispensable pour que l’arbitraire de l’État conserve son pouvoir de menace et d’intervention le plus large possible. Dans le cas anglais, on frise l’absurde (mais ce doit être un effet secondaire de leur humour). La communauté SM produit régulièrement du matériel pornographique fondé sur la mise en scène des rapports de soumission, incluant des violences volontairement données et reçues par ceux qui y participent. Là voilà condamnée à l’iconoclasme le plus strict. Et au-delà, environ 50% des films du grand ou du petit écran comportent des actes « paraissant menacer la vie d’une personne », le roman n’est pas en reste, la musique pop elle-même est loin d’être un long fleuve tranquille : il faudra sans doute censurer tout cela avec la plus grande vigilance, l'embauche de fonctionnaires dédiés à cette tâche ayant pour vertu de faire reculer le chômage, jusqu'au moment peut-être où toute la société sera employée à se surveiller elle-même.
Tout en m’habituant peu à peu à l’idée d’un monde où le flic viendra à 6 heures du matin pour me faire payer le prix de mes nombreux péchés d’amoralité et d’asocialité, je relis Tocqueville et me dis que si l’intelligence est parfois visionnaire, il est vraiment dommage qu’elle soit à ce point minoritaire :
« Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
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1 commentaire:
Je vous interromps un instant pour signaler la sortie de Gran Thief Auto 4, un jeu vidéo extrêmement violent qui risque fort, je le crains, de transformer tous les enfants innocents en de dangereux criminels.
L'heure est grave, citoyens.
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