26.5.08

L'origine de l'altruisme et les niveaux de sélection

Lorsque Charles Darwin a jeté les fondements de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, il a également pris conscience d’un problème de taille : comment expliquer l’existence de l’altruisme dans les sociétés animales (et humaines, bien sûr) ? Un individu manifestant un comportement altruiste n’en retire par définition aucun bénéfice.

Prenons un exemple connu de la littérature naturaliste : les singes verts ou vervets. Ceux-ci disposent d’un mode sophistiqué de communication d’alerte, incluant trois types de cris bien distincts en fonction des prédateurs concernés : un premier pour l’aigle, un deuxième pour le léopard et un troisième pour le serpent. Chacune de ces vocalisations, émises lorsque le prédateur est repéré, conduit les singes à un comportement approprié. Lorsqu’un vervet signale la présence d’un reptile, les regards des uns se tournent vers le sol tandis que les autres, plus craintifs, s’enfuient immédiatement dans les arbres. Le singe vert qui émet le cri a plus de risque que les autres d’attirer le prédateur vers lui. Il a donc une moindre probabilité de survie par rapport à un singe égoïste qui s’enfuit à la vue du danger sans avertir ses proches.

Cela signifie qu’en bonne logique, l’évolution aurait dû favoriser l’égoïsme et éliminer progressivement l’altruisme. Or, ce dernier est fort répandu chez les espèces sociales. Il y a là un mystère que la science mettra plus d’un siècle à résoudre de façon satisfaisante.


La sélection de groupe

La première hypothèse est connue sous le nom de sélection de groupe : l’évolution n’agirait pas seulement au niveau de l’individu, en compétition pour les partenaires sexuels et les ressources, mais aussi au niveau des groupes. Dans cette perspective, ce qui est bénéfique au groupe quoique dommageable à l’individu pourrait être sélectionné comme un avantage adaptatif.

Darwin lui-même était favorable à cette idée. Dans un passage souvent cité de La descendance de l’homme (1871), le naturaliste anglais remarque ainsi : Une tribu incluant de nombreux membres qui, possédant un haut degré de patriotisme, de fidélité, d’obéissance, de courage et de sympathie, seraient toujours prêts à aider les autres et à se sacrifier pour le bien commun, devrait l’emporter sur la plupart des autres tribus […] et cela serait de la sélection naturelle. (...) Les instincts sociaux, qui ont été sans aucun doute acquis par l’homme comme par les animaux inférieurs pour le bien de la communauté, lui a d’abord donné l’envie d’aider ses semblables, de ressentir de la sympathie, et l’a incité à guetter leur approbation ou leur désapprobation”.

Cette hypothèse de la sélection de groupe fut fréquente jusque dans les années 1960. A cette époque, son champion était le naturaliste anglais Vero C. Wynne Edwards. En 1962, il publia une synthèse de ses travaux sur la répartition des animaux en fonction des ressources disponibles sur leur territoire, où la sélection de groupe était défendue comme un mécanisme majeur de l’évolution, notamment des espèces sociales. Ce faisant, le chercheur reprenait un type de raisonnement alors très fréquent dans la littérature évolutionniste, formulé sous forme de propositions comme “ certains animaux tuent leurs petits pour éviter la surpopulation ”, “ certains animaux évitent de se battre à mort pour ne pas mettre en péril la reproduction de l’espèce ”, etc.

Plusieurs objections se sont toutefois élevées contre la théorie de la sélection de groupe à partir des années 1960, ayant pour origine des chercheurs comme William Hamilton, George Williams, John Maynard-Smith ou encore Robert Trivers. Ces objections furent d’abord de nature théorique. La conscience d’appartenir à une espèce (au-delà du groupe d’appartenance immédiat) est le propre de l’homme : il y a quelque anthropocentrisme à projeter sur des animaux sociaux, dont certains ont un système nerveux rudimentaire, notre propre organisation complexe de régulation des ressources et des populations.

Autre objection : l’avantage aux égoïstes. Imaginons une population d’individus altruistes qui, par mutation génétique ou immigration, se peuple de quelques individus égoïstes. Ceux-ci vont profiter d’un avantage immédiat, puisqu’ils recevront tous les bénéfices de l’altruisme sans en supporter aucun coût. Les égoïstes vont donc se répandre dans la population au détriment des altruistes. A terme, la population ne sera plus altruiste, car ce comportement ne s’est pas révélé évolutivement stable. Un autre argument concerne la durée : la vie d’un groupe, a fortiori d’une espèce, est toujours plus longue que celle d’un individu. La modification progressive du groupe est donc plus longue aussi. Cela signifie qu’un avantage adaptatif a toujours plus de probabilité d’être sélectionné à l’échelle de la vie individuelle qu’à celle du groupe.

Des études de terrain ont également contribué au reflux de l’hypothèse de sélection de groupe. Dès 1964, C. Perrins a étudié le comportement reproductif du martinet (Apus apus). Les femelles ont en général une couvaison limitée à trois œufs. Selon la sélection de groupe, ce malthusianisme aurait pour finalité de préserver l’équilibre des ressources environnantes. Pour tester cela, Perrins a ajouté pendant quatre ans un quatrième œuf dans certains nids. Or, il a constaté que ces générations plus nombreuses avaient une moindre probabilité de survivre jusqu’à l’âge adulte que les couvaisons de trois œufs. La raison en est simple : quatre oisillons sont moins bien nourris que trois et ont un risque supérieur de mortalité dans la période cruciale où ils ne dépendent plus de leurs parents. La limitation à trois œufs n’est pas un mécanisme collectif de préservation des ressources, mais un avantage individuel pour les couples qui reproduisent plus de descendants que les autres.

Quelques années plus tard (1971), S.B. Hrdy a étudié l’infanticide chez les entelles (Presbytis entellus), une espèce de singe. On sait que l’infanticide est courant chez les primates et les lions. Ce comportement était interprété comme une forme de limitation des naissances pour préserver l’équilibre du groupe dans son milieu. En réalité, il s’agit d’une forme extrême de sélection individuelle. Les mâles tuent les enfants d’une femelle pour que celle-ci retrouve son ovulation (bloquée par l’allaitement). Le meurtre est suivi d’une copulation qui permet au mâle de répandre ses gènes dans la future descendance au détriment d’un compétiteur. Les femelles entelles disposent d’ailleurs de plusieurs stratégies (elles aussi individuelles) pour parer ce comportement agressif.


Hamilton et la sélection de parentèle

Peu connu en France, William Hamilton (1936-2000) est pourtant l’un des auteurs les plus cités dans la littérature évolutionniste du dernier quart du XXe siècle. La célébrité de William Hamilton est née d’un article publié en 1964 dans le Journal of Theoretical Biology et intitulé “The General Evolution of Social Behavior”. Il y apporta une solution simple au vieux problème l’altruisme. L’explication réside dans l’aptitude darwinienne globale (inclusive fitness) des gènes, à la base de la notion de sélection de parentèle (kin selection) : dans chaque espèce, les individus privilégient les comportements de coopération avec leurs parents génétiques les plus proches car en se dévouant ainsi, ils favorisent la propagation de leurs propres gènes. Cette hypothèse avait déjà été suggérée en 1932 par le grand généticien J.B.S. Haldane, mais celui-ci ne l’avait ni formalisé ni démontré.

Pour appuyer ses recherches, Hamilton s’est d’abord intéressé au modèle classique de la coopération animale : les sociétés d’hyménoptères (abeilles, fourmis, guêpes). Ces insectes présentent une particularité génétique : issus d’ovocytes non fécondés, les mâles sont haploïdes (il ne porte que la moitié des chromosomes de l’espèce, soit n) alors que les femelles sont diploïdes (fécondation sexuelle classique et jeu complet de chromosomes, soit 2n). Les femelles partagent donc un lot du père et de la mère, alors que les mâles n’ont qu’un lot de la mère. Il en résulte que les sœurs sont plus apparentées entre elles que les frères. Or, on observe un comportement plus altruiste chez les femelles entre elles que chez les femelles envers les mâles.

En généralisant à partir de ce cas particulier, la règle génétique de l’altruisme, connue sous le nom de loi de Hamilton, est formalisée mathématiquement par l’équation suivante : B [r1] > C [r2], où B indique les bénéfices du comportement altruiste, C leur coût, r1 la corrélation génétique entre l’altruiste et le bénéficiaire de son comportement, r2 la corrélation génétique entre l’altruiste et sa propre descendance directe actuelle (r1 et r2 sont donc des variables statistiques mesurant la probabilité de la présence chez deux individus d’un allèle identique provenant d’une ascendance commune). Cette règle peut aussi s’écrire de la manière suivante : c < c =" coût" b =" bénéfice" r =" coefficent"> 100, l’acte altruiste aura été coûteux pour l’individu mais bénéfique pour ses gènes. Il pourra donc être sélectionné par l’évolution (c’est-à-dire : les gènes impliqués dans l’altruisme se répartiront en plus grande fréquence dans la génération suivante). A contrario de cet exemple, il faut noter que la parenté (corrélation génétique) n’est pas nécessairement très proche pour que l’altruisme soit sélectionné, contrairement à ce qu’ont pensé certains interprètes hâtifs de William Hamilton. Il suffit que les individus possèdent des gènes en commun : le caractère adaptatif dépend alors du coût de l’altruisme. Si ce coût est très faible (acte ayant peu de chance d’entraîner la mort, la blessure, une perte importante de ressources), une parenté très lointaine suffit.

A partir des travaux de Hamilton, le gène est devenu le principal niveau d’interprétation des adaptations dans l’évolution. Richard Dawkins a rendu ces hypothèses célèbres en publiant en 1976 son best-seller international, Le gène égoïste. Comme le résume bien la formule de ce titre, un comportement altruiste au niveau de l’individu peut recevoir une explication égoïste au niveau du gène. Non pas que le gène soit doté de la moindre conscience, bien sûr. Mais il constitue l’unité héréditaire variant à travers les générations : l’évolution agit avant tout sur le génotype, c’est-à-dire sur les bases génétiques des traits, aptitudes et comportements exprimés par le phénotype (l’individu).

La sélection de parentèle n’a pas été observée que les sociétés d’abeilles ou de fourmis. Elle a par exemple été retrouvée chez les gallinules de Tasmanie (Tribonyx mortierii). Cette poule présente la particularité d’être souvent bigame : la femelle s’accouple à deux mâles et le trio élève sa couvaison. Il existe en général un mâle dominant et un mâle dominé, le premier ayant une plus forte probabilité d’être le père. Quel est alors l’avantage du second, qui risque de nourrir et protéger une progéniture étrangère ? Les études de terrain ont montré que la bigamie est corrélée à la parenté génétique des deux mâles. L’élevage en commun est pour eux une garantie de reproduction de gènes en commun. Une autre étude, menée sur les écureuils à terrier (Spermophilus beldingi) aboutit aux mêmes conclusions. Chez ce rongeur américain, les mâles quittent le terrier après l’hibernation et laissent aux femelles le soin d’éduquer et de nourrir les jeunes. Non seulement les femelles apparentés n’entrent jamais en compétition pour l’occupation de territoires, mais la fréquence de leurs cris d’alarme contre les prédateurs est proportionnée à la proximité génétique de leurs voisins immédiats.

Notons enfin que la sélection de parentèle (kin selection) exige la reconnaissance de parentèle (kin recognition). Mais un animal peut-il ainsi mesurer la proximité génétique d’un voisin ? Le phénomène a été très tôt mis en évidence chez les insectes. L’abeille Lasioglossum zephyrum, mise en présence d’autres abeilles présentant un gradient de 14 coefficients de parenté (r) maximum (0,75) à minimum (0) modifie son comportement en conséquence. La reconnaissance est ici chimique et implique une hormone, l’octopamine, mise en évidence chez l’abeille commune (Apis mellifera). Un autre mécanisme, répandu chez les oiseaux, est la reconnaissance spatiale : l’oisillon dans ou près du nid après l’éclosion sera reconnu comme parent, mais pas si il s’en éloigne trop tôt. Le mécanisme le plus répandu est enfin la reconnaissance phénotypique. Celle-ci procède de trois manières : identification par association (les individus les plus rencontrés au cours du développement sont considérés comme parents, ce qui est généralement le cas), par analyse des signaux phénotypiques (odeur notamment, qui explique qu’un rat reconnaît son frère lors d’un combat même s’il a été séparé de lui à la naissance) et par reconnaissance allélique directe (gènes ou groupes de gènes dont l’expression dans le phénotype est caractéristique).


Trivers et l’altruisme réciproque

Tous les cas d’altruisme ne s’expliquent cependant pas par la sélection de parentèle découverte par Hamilton. Les naturalistes ont ainsi observé de nombreux actes altruistes concernant des individus non apparentés, dont le bénéficie semble nul en termes génétiques. On se retrouve face au dilemme classique de la théorie de l’évolution : comment expliquer le maintien d’un comportement qui ne procure aucun avantage adaptatif à son acteur et a même toute probabilité de diminuer son potentiel de survie et de reproduction ?

Une solution a été proposée en 1971 par Robert Trivers dans un papier devenu classique, “The Evolution of Reciprocical Altruism”, paru dans The Quarterly Review of Biology. Son concept central est celui d’altruisme réciproque. Le papier de Trivers commence par un exemple imaginaire, mais très évocateur. Prenons un homme qui plonge à l’eau pour sauver un autre qui se noie et qui lui est inconnu. Il s’agit d’un cas d’altruisme non fondé sur la parenté. Posons que l’individu qui se noie a une chance sur deux de mourir, alors que son sauveteur n’a qu’une chance sur vingt. Le baigneur imprudent se noie toujours quand son sauveteur se noie, et il survit toujours quand son sauveteur survit. S’il s’agit d’un acte isolé, le sauveteur n’a guère intérêt à aider le baigneur. Mais si l’acte se répète en sens inverse, et si le baigneur sauve à son tour celui qui lui a épargné la noyade, les deux individus sont gagnants : ils ont en quelque sorte échangé une probabilité de mourir de 50% (une chance sur deux pour le baigneur) contre une autre de 5% seulement (une chance sur vingt pour le sauveteur). Posons maintenant que ces deux individus ne sont pas isolés, mais appartiennent à une population également soumise au risque de noyade. Il est clair que les individus pratiquant l’altruisme réciproque, même à distance dans le temps, ont plus de chance de survivre et de se reproduire que les individus égoïstes laissant les autres se noyer et courant le même risque.

Ce cas de figure pose cependant un problème, celui des “trompeurs” ou “tricheurs” (cheaters), c’est-à-dire des individus égoïstes. Ils bénéficient de l’altruisme des autres, mais s’abstiennent de l’acte réciproque quand leur tour est venu. Au sein d’une population, de tels égoïstes vont avoir tendance à proliférer au détriment des altruistes. L’altruisme réciproque n’est donc possible qu’à certaines conditions, selon des variations de paramètres biologiques énumérées par Trivers : durée de vie (plus la durée de vie est longue, plus les situations appelant l’altruisme sont nombreuses), taux de dispersion (moins le taux de dispersion est élevé, plus les individus ont la probabilité d’interagir entre eux et d’identifier leurs comportements réciproques), degré de dépendance mutuelle (plus les individus sont confrontés à des dangers communs, plus il est probable que leur altruisme soit développé), soins parentaux (ce cas particulier de dépendance mutuelle favorise l’altruisme parents-enfants, et peut s’étendre au-delà de la parentèle au premier degré), dominance et hiérarchie (plus les relations sont asymétriques entre les individus d’un groupe, moins il est probable de voir émerger de l’altruisme réciproque).

Plusieurs exemples d’altruisme réciproque ont été analysés par les chercheurs de terrain. L’un des plus connus est celui d’une chauve-souris américaine, le vampire d’Azara (Desmodus rotundus). Les femelles vivent avec leurs petits, les mâles se dispersent. Cette chauve-souris a la particularité de ne pouvoir vivre plus de deux jours sans absorber le sang des ânes et des chevaux, qui constitue leur nourriture. Or, l’étude de plusieurs colonies a montré de nombreux cas d’altruisme réciproque entre vampires : les donneurs de sang perdent environ 5-6% d’autonomie, alors que les receveurs en gagne jusqu’à 30%. De tels échanges sont plus fréquents entre individus vivant dans la même colonie et ayant des interactions fréquentes, quoique non apparentés.

Un autre cas d’altruisme réciproque concerne les mœurs sexuelles très particulières du babouin olive (Papio anubis). Lorsqu’une femelle en période fertile (œstrus) accompagné d’un mâle croise la route de deux autres mâles, l’un d’entre eux écarte le prétendant pendant que l’autre copule avec la femelle. Lorsque l’acte est achevé, les rôles s’inversent : le mâle qui copulait continue d’écarter le prétendant pendant que son compère copule à son tour. Les deux mâles coopèrent donc réciproquement pour évincer un concurrent de la compétition sexuelle.
Dès son article de 1971, Robert Trivers souligne que l’altruisme réciproque est une situation très courante chez l’espèce humaine : secours en cas de danger (accident, prédation, agression), partage de la nourriture, des outils et des connaissances, aide aux malades, aux très jeunes et aux très vieux.

Chez l’être humain, l’altruisme réciproque prend certaines caractéristiques particulières liées notamment au développement de la conscience et du langage. L’altruisme y est d’abord instable, car chaque individu peut évaluer les probabilités d’une réciproque et décider de tromper (de se comporter en égoïste tout en bénéficiant de l’altruisme). La capacité à apprécier (ou détester), donc à plaire ou à déplaire, est une condition émotionnelle pour la formation de lien durable qui excède les relations familiales, comme l’amitié. Toute une gamme de sentiments universels comme l’indignation, la honte, la culpabilité, la faute, la réparation semble par ailleurs avoir évolué pour favoriser la réciprocité des altruistes au détriment de la tromperie des égoïstes.

En 1987, Richard D. Alexander a lancé une hypothèse complémentaire connue sous le nom de “réciprocité indirecte”. Ce mécanisme explique le comportement coopératif dans les grandes sociétés où la sélection de parentèle et l’altruisme réciproque ne fonctionnent pas toujours. Il s’agit d’une relation ternaire : un individu A se montre altruiste envers un individu B (non apparenté) et bénéficie par la suite de l’altruisme d’un individu C (non apparenté). Pour quelle raison ? Pour un individu appartenant à une espèce sociale et morale comme la nôtre, le fait de manifester un comportement altruiste peut apporter des bénéfices à long terme. La réputation de cet individu sera bonne, de sorte qu’il établira plus facilement des relations de confiance avec les autres. Cela peut expliquer le phénomène de bienveillance universelle (altruisme indiscriminé pour le genre humain).


Axelrod, Hamilton et la théorie des jeux

L’altruisme réciproque a connu au début des années 1980 un raffinement théorique dans le cadre de la théorie des jeux, plus particulièrement du célèbre dilemme du prisonnier. Ce dernier s’énonce ainsi : deux individus X et Y ont le choix entre coopérer (comportement altruiste) ou ne pas coopérer (comportement égoïste), sans qu’aucun ne sache à l’avance l’attitude que choisira l’autre. On attribue des gains et des pertes à chaque cas de figure : une double coopération apporte 3 points à chaque individu, une double non-coopération 1 point. Si un individu coopère et l’autre non, l’altruiste ne gagne rien tandis que l’égoïste en tire un profit maximal de 5 points.

Le dilemme du prisonnier a été appliqué par William Hamilton et surtout Robert Axelrod à l’altruisme réciproque. En effet, ce dilemme mime une situation évolutive où une population est composée d’individus altruistes et égoïstes, chacun ayant une information limitée sur ce que font ou feront les autres. La question est de savoir si une telle population évoluera vers l’altruisme ou vers l’égoïsme – et, de manière plus générale, vers une stratégie évolutive stable (SES) comme l’a appelé John Maynard Smith, c’est-à-dire une situation adaptative à l’équilibre où le comportement des acteurs est optimal et résiste à d’autres stratégies possibles.

Si l’on part du principe que les deux individus confrontés au dilemme du prisonnier ne se rencontrent qu’une fois, la solution est très simple : la défection est la meilleur stratégie. Elle maximise le gain et limite la perte. Mais dans la nature, il est bien rare que les individus d’une même population se rencontrent une seule fois. Pour approcher d’un modèle réaliste, Axelrod et Hamilton ont ajouté deux conditions : d’une part, les deux individus ont une probabilité p de se rencontrer à nouveau dans le futur ; d’autre part, le jeu devient itératif (répété plusieurs fois) et les gains de chaque partie se mesurent en nombre de descendants (partant du principe qu’un joueur altruiste a des descendants altruistes, un joueur égoïste des descendants égoïstes).
Pour résoudre cette forme plus complexe du dilemme du prisonnier, un concours informatique a été lancé. Au cours de véritables tournois, plusieurs dizaines de solutions ont été proposées et testées sur 200 interactions successives. La meilleure solution a été trouvée par le mathématicien d’origine russe Anatol Rapoport : très simple, elle est appelée tit-for-tat (ou donnant-donnant). Le gagnant du dilemme du prisonnier est celui qui commence par l’altruisme et qui aligne ensuite ses réponse sur celle de l’autre individu : à un choix altruiste, il continue sur l’altruisme ; à un choix égoïste, il répond par l’égoïsme. L’altruisme réciproque avec punition de la défection s’est donc révélé la stratégie la plus stable du point de vue évolutif.

Au-delà du dilemme du prisonnier, la théorie des jeux a été abondamment appliquée depuis les années 1980 pour modéliser les diverses variantes de l'altruisme réciproque et de l'altruisme indirect, ainsi que leur développement dans l'évolution humaine en fonction de différentes hypothèses (sur la démographie, les ressources, le pressions environnementales, etc.).


Le retour de la sélection de groupe

Les hypothèses explicatives de l’altruisme formulées par Hamilton, Trivers et Axelrod ont rapidement conquis les analyses évolutives, théoriques ou empiriques. Elles constituent aujourd’hui encore un paradigme dominant de la recherche biologique sur les origines de la socialité dans le monde animal. Richard Dawkins les a popularisées sous une forme simplifiée : les gènes sont les réplicateurs dont les individus ne sont que les véhicules. L’évolution agit au niveau des seuls réplicateurs et elle “invente” sans cesse de nouveaux moyens d’améliorer cette réplication, comme l’altruisme, la coopération et la vie sociale qui en résulte.

Mais les années 1990 et 2000 ont également connu un retour de la théorie de sélection de groupe, sous l’influence d’auteurs comme Robert Boyd, Peter J. Richerson, Elliott Sober et David Sloan Wilson. Ceux-ci font remarquer que l’individu n’est pas seulement un véhicule, mais aussi un “interacteur” : la réplication des gènes est en partie conditionnée par les interactions de l’individu avec son environnement social et naturel. D’où une sélection à niveau multiple (multilevel selection) qui inclut aussi le groupe. Une adaptation au niveau x suppose que la sélection naturelle s’exerce aussi au niveau x. Comment une sélection de groupe pourrait-elle l’emporter sur la sélection individuelle ? Lorsqu’un processus sélectif au niveau du groupe exerce une pression plus forte qu’un processus sélectif au niveau de l’individu.

Pour le concevoir, prenons un exemple simple. Dans une bande d’oiseaux, les individus émettent un signal d’alarme lorsqu’ils repèrent un prédateur. Si l’on part de la sélection individuelle, il semble que l’individu le plus altruiste donnant l’alarme est aussi celui qui a la plus grande probabilité d’être repéré et atteint par le prédateur. Mais imaginons que plusieurs bandes d’oiseaux se partagent un même territoire face au même prédateur. Dès lors, la bande qui aura été avertie le plus tôt par des individus altruistes sera aussi celle qui pourra s’échapper le plus vite, comparativement à des groupes composés d’individus égoïstes. Nous avons ici un cas de sélection à deux niveaux : les individus au sein d’une bande, les bandes au sein d’une métapopulation. Au premier niveau, la sélection naturelle semble favoriser ceux qui ne lancent aucun signal d’alarme et évitent ainsi d’être repérés. Au second niveau, elle semble favoriser les groupes composés d’individus émettant des alarmes par rapport à ceux qui n’en émettent pas. Il faut alors tester la fitness relative de chaque stratégie. L’hypothèse de la sélection de groupe suppose de bien identifier les unités réelles de sélection dans le monde vivant, c’est-à-dire les interacteurs. Il se peut par exemple que le signal d’alarme soit entendu par toutes les bandes d’oiseaux présentes, par une seule bande ou par un nombre limité d’individus autour de celui qui lance l’avertissement.

L’hypothèse de la sélection de groupe a-t-elle été vérifiée expérimentalement ? Oui, même si les cas restent quantitativement limités par rapport à la sélection individuelle. Un exemple classique est celui du sexe-ratio. George Williams (1966), à la suite de Ronald Fisher (1930), a montré qu’un sex-ratio à peu près égal à 1 (autant de femelles que de mâles) est un argument en faveur de la sélection individuelle. Dans une espèce sexuée, un mâle peut généralement féconder un grand nombre de femelles. Si la sélection existait au niveau du groupe, elle devrait favoriser un sexe-ratio déséquilibré en faveur des femelles (le groupe se répliquant le mieux étant celui qui a beaucoup de femelles et quelques mâles). Or, Williams constataient que le sexe-ratio des espèces s’établit souvent autour de 1. Souvent… mais pas toujours. Comme le prédit la sélection de groupe, certaines espèces ont un sexe-ratio déséquilibré en faveur des femelles.

Un autre exemple célèbre est celui des transitions du vivant. Comme l’a notamment montré Lynn Margulis, les organismes eucaryotes (des bactéries à l’homme) sont nés de la coopération de plusieurs génomes, notamment celui des mitochondries et du noyau. Dans une logique de sélection individuelle, les bactéries procaryotes de la vie primitive auraient pu rester concurrentes et dissociées. Il se trouve que leur association symbiotique s’est révélée plus payante.

Mais c’est sans doute pour l’espèce humaine et son évolution que la sélection de groupe apportera les plus riches enseignements à l’avenir. L’homme se distingue notamment des autres animaux par de multiples “inventions” permettant de différencier les groupes : la symbolique, le langage, la religion, la morale. Ces comportements structurent la socialité humaine, mais ils favorisent aussi la différenciation des groupes au sein de l’espèce. Les cas de co-évolution des gènes et de la culture sont nombreux. Les travaux de Luca et Francesco Cavalli-Sforza en apportent un exemple. Ces chercheurs italiens ont comparé les grandes familles linguistiques et les divisions génétiques de l’humanité. Or, ils ont obtenu deux arbres généalogiques très proches. Il est évident que les Basques ne possèdent pas le gène de la langue basque ni les Bantous celui de la langue bantoue. Le raisonnement doit être inversé : ce sont les divisions de l’humanité en langues différentes qui ont provoqué une lente différenciation génétique, en favorisant l’endogamie. Tout au long de l’évolution humaine, on s’est uni plus facilement entre locuteurs d’une même langue qu’entre locuteurs de langues étrangères. Cela reste vrai aujourd’hui. Au-delà des langues, la somme impressionnante de pratiques développées dans le cadre des groupes et ayant pour effet de renforcer l'identité/la cohésion de ces groupes indique à l'observateur un trait particulier de la socialité humaine. Si l’altruisme est certainement né de la sélection de parentèle, les groupes qu’il a produit dans l’évolution ont ainsi pu acquérir des propriétés nouvelles. La coopération humaine, par exemple, est en général plus forte chez les apparentés, mais elle ne s’y limite pas. Des systèmes de croyances comme les religions ou les idéologies peuvent ainsi regrouper des individus sans appartenance récente commune et leur procurer, dans certaines conditions historiques, des avantages adaptatifs sur d’autres individus.


L'altruisme, le groupe... et le conflit

Certains auteurs, comme récemment D.S. Wilson et E.O. Wilson, proposent donc que la sélection de groupe au sein de l’espèce humaine représente l’une des transitions majeures du vivant, liée à l’émergence de la conscience et du langage. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour l’humanité. Comme on l’a vu, la sélection de groupe ne l’emporte sur les autres formes de sélection que dans certaines circonstances adaptatives favorables. Parmi celles-ci, le principal candidat dans l’évolution humaine est le conflit entre groupes : si les groupes humains ont co-existé pacifiquement, le fait d’être altruiste au sein de son groupe n’apporte que peu d’avantages pour l’individu ; si la compétition et la guerre (pour le territoire, les ressources, les partenaires sexuels) a été l’état le plus courant, alors les groupes les plus soudés bénéficiaient d’un avantage sur les autres, et donc les individus de ces groupes. Comme nous l'avions signalé ici, plusieurs travaux récents ont modélisé l'émergence de l'altruisme au cours de l'évolution humaine dans le cadre d'une exacerbation des identités collectives à forte potentialité conflictuelle.

Bien sûr, que l’altruisme soit né dans un tel cadre conflictuel n’implique pas qu’il est condamné à produire des groupes conflictuels. Mais l’histoire récente de l’humanité ne plaide pas pour une évolution très notable. Les XVIIe-XIXe siècles ont connu l’âge d’or des guerres nationales et coloniales. Le XXe siècle a vu de grandes guerres idéologiques (démocraties libérales, nazisme, communisme) et le début du XXIe siècle semble encore lourd de conflits religieux. Quant au monde économique capitaliste, caractéristique de la Modernité, il est bien sûr devenu le lieu principal où se déversent les pulsions compétitives et agressives des individus, notamment à travers des groupes en conflit (entreprises, nations). On remarquera que toutes ces actions humaines s’articulent autour de la distinction entre eux et nous, les membres et les non-membres du groupe (Français contre Allemands, capitalistes contre communistes, aryens contre non-aryens, fidèles contre infidèles, entreprise contre concurrents, etc.).

Les hommes continuent donc de se différencier par leurs identités héritées ou choisies, le développement des grands médias (de l’imprimerie à l’Internet) a accompagné et parfois intensifié le phénomène. On pourrait se dire que l’homme tend vers la perception de son espèce comme un groupe unique, mais cette vision est assez peu réaliste pour le moment : seule une minorité d’humains développent cette perception et ils n’ont aucune raison particulière d’y trouver un avantage sélectif. De surcroît, bon nombre des visions unitaires de l’humanité sont pour l’instant instrumentalisées dans la logique des conflits de groupe (par exemple, le droit d’ingérence et les guerres humanitaires de certaines puissances occidentales), ce qui ne contribue guère à leur crédibilité. Et même si l’homme se perçoit comme espèce biologique partageant un destin commun sur une même Terre, rien n’empêche a priori le développement de visions différentes (donc conflictuelles) de ce destin commun. Selon toute probabilité, la sélection de groupe a de beaux jours devant elle.


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(Ce texte est une version modifiée et mise à jour d'un article paru dans la revue Dossier BioSciences, 10, 2004).

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