Le Parlement européen s’apprête à discuter en juin prochain du « Paquet Telecom », c’est-à-dire la mise à jour des directives relatives au commerce électronique et à la vie privée. Ce texte est important puisqu’il vise à encadrer l’usage d’Internet. À l’instigation des industries du disque et du film, plusieurs rapporteurs ont proposé des amendements visant à restreindre la vie privée, notamment à permettre l’utilisation de logiciels-espion pour contrôler les usages illicites (le téléchargement est visé). On trouvera ici, ici et ici quelques éléments d’information.
Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD, le lobby de l’industrie culturelle dans cette affaire, affirme : « La protection de la vie privée porte atteinte à d'autres libertés, et le bon équilibre entre les deux n'est pas facile à trouver, encore plus à l'échelon européen. L'Internet n'est pas une jungle [et] il faut à la fois protéger les libertés publiques, et de l'autre côté, mettre fin à ces possibilités incroyables de détournement et des mauvais usages de l'Internet. »
Passons sur l’hypocrisie d’une industrie qui défend ses profits avec de grandes envolées lyriques sur la liberté. Le fond du propos est tout de même inquiétant : le respect de la vie privée des individus est généralement considéré comme le droit ou le bien le plus important dans nos démocraties, ce qui les distingue d’un régime totalitaire où le pouvoir exerce son droit de regard et de contrôle sur chacun. On se demande donc quelle autre liberté fondamentale permet sa restriction. C’est en fait le « droit d’auteur » et la « propriété intellectuelle » qui sont avancés. Deux ou trois choses à ce sujet.
D’abord, d’un simple point de vue arithmétique, si pour protéger une infime minorité (les auteurs), on doit légaliser la surveillance de la totalité des individus, il serait bon de s’interroger sur la proportionnalité des mesures envisagées. Même dans l’hypothèse où l’on considère que deux droits également fondamentaux sont en jeu, la prime devrait revenir aux droits fondamentaux du plus grand nombre. Ensuite, les droits en question sont-ils comparables, c’est-à-dire sont-ils également fondamentaux ? On peut en douter. Le droit de propriété concerne des biens tangibles, matériels : on ne peut jouir, user et abuser simultanément de tels biens, c’est-à-dire que la liberté d’autrui sur ce bien empiète potentiellement sur la mienne. Pour éviter le conflit, on confère donc à un individu (personne physique ou morale) un droit exclusif sur ce bien matériel, celui de la propriété. Mais à l’évidence, les biens immatériels comme les idées, les musiques, les images, etc. n’imposent pas la même logique de contrainte : le fait d’écouter une chanson ne prive pas autrui de l’écouter également, tant que l’on ne vole pas à autrui le support de cette écoute. La propriété intellectuelle semble donc une notion assez contradictoire du point de vue de ce qui légitime l’existence du droit de propriété. Et le brevet (monopole imposé par l’État) ou le droit d’auteur (restriction d’usage stipulée par contrat) ne sont nullement des libertés fondamentales des individus, que l’on peut mettre en équation ou en équivalence avec le respect de la vie privée.
À cela s’ajoutent des problèmes pratiques bien connus. Avec le format numérique, le bien est quasi-indéfiniment et quasi-gratuitement réplicable. Et avec le développement des réseaux, la notion de « cercle privé » s’efface : l’industrie culturelle n’a jamais empêché d’écouter un disque ou de voir un film avec ses amis, dans un cadre privé, pourquoi l’empêcherait-elle si ces amis sont des membres de mon réseau social, qui ont eux-mêmes leur réseau social, etc. Le fond du problème est que l’industrie culturelle refuse de s’adapter à la nouvelle réalité créée par le web. Chris Anderson, patron de Wired et difficilement soupçonnable d'anticapitalisme acharné, l’a annoncé dans une tribune que nous avions commentée ici : l’économie numérique aura pour norme la gratuité, mais cette gratuité n’est pas pour autant incompatible avec la profitabilité des industries culturelles : c’est à elles d’inventer de nouveaux modèles économiques permettant de rétribuer les créateurs. Les directions ne manquent pas : la publicité et le sponsoring, bien sûr ; le contenu gratuit limité, avec accès payant pour des données plus rares ; le produit d’appel gratuit pour diriger vers d’autres biens et services restés payants ; le produit dérivé non numérique payant à partir d’un produit numérique libre ; le produit payant un premier temps (pour ceux qui ne veulent pas attendre), gratuit un peu plus tard ; le bénéfice relationnel indirect de celui qui donne (gains en attention, en réputation, en notoriété), etc.
En choisissant la voie de la répression, de la coercition et du contrôle, l’industrie culturelle fait fausse route : elle n’empêchera pas ce qu’elle prétend contenir ; elle renforcera l’avantage comparatif des créateurs choisissant déjà la voie du gratuit et du partage ; elle se positionnera comme l’adversaire des libertés individuelles, marchant main dans la main avec des États toujours prompts à renier les droits fondamentaux sous n’importe quel prétexte.
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