24.5.08

La théorie de la justice au scanner

Les dilemmes moraux passionnent les philosophes de longue date, mais ils intéressent aussi désormais les chercheurs. Deux grandes traditions occidentales de pensée s’affrontent sur la meilleure manière de distribuer des biens entre individus : les utilitaristes (de Mill à Harsanyi) tendent à privilégier l’efficacité, les déontologistes (de Kant à Rawls) l’équité. Prenons un exemple pour comprendre l’enjeu : vous avez 100 kg de nourriture à distribuer dans une région souffrant de famine, mais le fait de la distribuer à tout le monde vous fera perdre 20 kg en raison de la péremption d’une partie du stock. Si vous ne le distribuez qu’à la moitié de la population, la perte sera réduite à 5 kg. Le choix de l’efficacité consiste à maximiser la somme totale de nourriture distribuée, quitte à ne pas satisfaire chaque individu. Le choix de l’équité consiste à assurer une distribution universelle, quitte à sacrifier une part de ce qui est distribué.

Ming Hsu, Cédric Anen et Steven R. Quartz ont réalisé une expérience permettant de voir ce qui se passe dans le cerveau des individus confrontés à ce genre de dilemme. Ils ont donc conçu un jeu auquel se sont prêtés 26 participants (9 hommes, 17 femmes, âge moyen 39,2 ans). Le jeu consistait en une simulation réaliste de distribution de repas dans une région pauvre d’Afrique. Il était paramétré de telle sorte que les solutions fassent varier soit l’efficience, soit l’équité, cela de manière quantitativement mesurable entre chaque option. Pendant que les joueurs faisaient leur choix, leur cerveau était observé en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf).

Quels sont les résultats ? D’abord, les joueurs ont privilégié l’équité sur l’efficacité. Ensuite, les régions cérébrales de chaque évaluation sont différentes : la sensibilité à l’efficacité active le putamen, la sensibilité à l’équité (plutôt à l’inéquité) l’insula, la confrontation et l’intégration de ces deux critères se fait dans les régions caudée, septale et subgenuale ; le principal critère de variation chez les joueurs est la sensibilité à l’équité / inéquité (le choix final est une fonction monotone de l’activation de l’insula, et non du putamen).

Kant et Rawls ont-ils enfin terrassé leurs adversaires ? Ces observations semblent s’accorder avec les vues des déontologistes, à ceci près que l’insula est une région impliquée dans le traitement émotif et non rationnel des situations. Or, la tradition de pensée déontologiste a eu tendance à nier le fondement sensible et émotif de nos choix moraux (défendu par des auteurs comme Hume ou Smith), placé selon elle sous l’angle de la rationalité. Il ne semble pas que ce soit le cas dans l’expérience morale commune des individus, qui active bel et bien des zones émotives et non celles dédiées au raisonnement abstrait ou logique. Soit dit en passant, on se doutait un peu que l’idéalisme kantien selon lequel nous réfléchissons en chaque acte à l’universalisation rationnelle de la loi morale était… un idéalisme, justement.

Plusieurs remarques cependant sur cette expérience. D’abord, comme souvent avec la neuro-imagerie et en raison des coûts impliqués par ces techniques, l’échantillon est faible (n=29). Cela interdit d’observer de manière significative les variations dans les choix au sein d’une population, ainsi surtout que leur corrélation à d’autres facteurs (âge, sexe, QI, personnalité, éducation, etc.). Ensuite, l’étude n’est pas transculturelle et les individus de l’échantillon proviennent globalement d’un même milieu (même s’ils sont des niveaux d’étude différents selon les précisions de matériel et méthode fournies par les auteurs). Cela ne permet pas réellement de savoir si ces sujets obéissent à un penchant moral naturel du cerveau humain ou à une certaine inscription culturelle de cette morale dans leur cerveau : la réaction émotive à l’inéquité observée dans l’insula peut être une réaction à l’idée de violer les normes dominantes de leur groupe, pas les normes de la morale « en soi » (ou d’une morale « universelle »).

Référence :
Hsu M. et al. (2008), The right and the good: Distributive justice and neural encoding of equity and efficiency, Science, 320, 1092-1095, doi : 10.1126/science.1153651

Illustration : ibid.

2 commentaires:

PS a dit…

je ne trouve pas que l'alternative choisie illustre bien le "combat" entre utilitaristes et déontologiques

après tout, distribuer de la nourriture à tout le monde quitte à en perdre plus que si on ne la distribuait qu'à la moitié, demeure le choix le plus utilitariste

l'utile ici est de nourrir les affamés, pas de gâcher moins de nourriture

et psychologiquement parlant, c'est assez peu impliquant de se dire qu'on va perdre de la nourriture - regardez par exemple le tonnage de denrées alimentaires perdues chaque année, dans les pays riches mais aussi les plus désoeuvrés, le gâchis est une relative constante humaine...

les observations de Joshua Greene me semblent plus pertinentes sur le sujet


Joshua Greene

C. a dit…

Oui, Greene est intéressant, ainsi que Haidt, merci de mettre ce lien vers sa page.

D'un point de vue utilitariste "pur", il faut maximiser la quantité de bonheur produite (ou de préférence satisfaite), quand bien même cela passerait par le sacrifice d'une minorité (il suffit que l'insatisfaction de cette minorité pèse moins que la satisfaction de la majorité). Si je distribue 95 au lieu de 85 kg de nourriture à des gens pour qui cette nourriture est le bien le plus précieux, je maximise à l'évidence cette quantité.

Mais il est vrai que le dilemme tel qu'il est présenté n'est pas optimal, car on peut sous-entendre que les enfants affamés non servis vont mourir (dans ce cas, il est difficile de comparer le bonheur d'être en vie et le bonheur de se nourrir). Les dilemmes mettent habituellement aux prises de situations où ce qui est gagné/perdu est clairement et strictement comparable, comme celui des résistants et de l'enfant criard (je suis caché avec 15 résistants, nous serons massacrés si on nous découvre, un enfant parmi les 15 se met à hurler de terreur, le seul moyen de le faire taire est de le tuer, dois-je le tuer et sauver 14 vies ou le laisser crier et en sacrifier 15 ?)

Ensuite, le jeu lui-même choisi par les chercheurs est plus complexe que la situation initialement décrite. (Tellement complexe que j'ai abandonné sa description et pas eu le temps d'aller voir les vidéos des Materials and Methods, sans doute plus claires que les explications du texte). Mais le point important est qu'il s'agit d'une simulation "vécue" où le joueur ne raisonne pas de manière générique (je suis un Occidental riche et je sais que j'ai des denrées nombreuses), mais de manière spécifique (j'ai une petite dotation dont je dois optimiser l'allocation à des groupes d'enfants, avec la possibilité de varier la satisfaction relative des ces groupes).