9.5.08

Liquider le concept de dignité humaine

Dans les réflexions sur la bio-éthique, le concept de dignité humaine est souvent invoqué. On le trouve notamment en bonne place dans les déclarations ou conventions internationales : Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l'homme de l'UNESCO (1997), Convention sur les droits de l'homme et la biomédecine du Conseil de l'Europe (1997), Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'homme de l'UNESCO (2005). Mais aussi en droit français, notamment dans les dispositions générales du Code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie » (article 16, modifié en 1994 dans le cadre des lois dites de bio-éthique). Enfin, il n’est pas un débat où l’un des intervenants n’oppose pas à son interlocuteur sa défense (indignée) de la dignité humaine.

Ce concept de dignité humaine présente deux défauts majeurs : il est flou et métaphysique, l’un s’expliquant sans doute par l’autre. Le flou de la dignité humaine s’apprécie d’abord en regard des autres concepts du droit. Affirmer la nécessité d’un consentement éclairé de l’individu ou interdire sa discrimination en raison de tel ou tel critère sont par exemple des principes tout aussi répandus, mais ayant le mérite d’être assez précisément énoncés : on voit intuitivement ce que sont un consentement éclairé et un individu, ou une discrimination et un critère de discrimination. Il en va de même pour les droits fondamentaux, qui énumèrent des libertés individuelles concrètes ne pouvant être remises en cause par des États reconnaissant ces droits comme sources normatives de leurs constitutions.

Rien de tel avec la dignité humaine, dont on ne sait à quoi elle renvoie au juste sinon à la satisfaction de son propre énoncé. On parle à son sujet de la « valeur intrinsèque » de chaque être humain imposant son respect en tant qu’être humain. Mais cette valeur intrinsèque est perpétuellement modulée ou contredite dans l’expérience humaine – c’est le propre de la valorisation. Si l’on prive un bourreau de ses droits fondamentaux, parfois de sa vie, c’est au fond parce que son existence n’a pas la même valeur que celle de ses victimes ou d’un autre individu non criminel. Si l’on supprime un embryon malade, parfois un fœtus à un stade avancé de la grossesse, c’est parce que son existence future est jugée indigne d’être vécue, que le simple fait d’être un être humain potentiel ne se traduit pas par une dignité humaine potentielle (au regard de ceux qui acceptent et pratiquent cet avortement). Si l’on tolère dans certains pays l’euthanasie, c’est parce que la mort est parfois préférable à la vie, donc que la personne est juge de la valeur intrinsèque de sa propre existence au point d’y mettre un terme par sa volonté autonome (réclamer une mort digne signifie que la vie ne l’est plus). Si certains nains acceptent de louer leurs corps pour des jeux idiots mais lucratifs (lancer de nains), si des prostitué(e)s font de même pour satisfaire les désirs de leurs clients, si des activités sexuelles consentantes se fondent sur la souffrance ou l’humiliation infligée et reçue, si plein de gens ne pratiquent pas le lancer de nains, l’amour monnayé ou le BDSM mais jugent tout cela acceptable (indifférent au fond à la morale et au droit), c’est que ces personnes ne considèrent pas comme indignes de l’être humain des pratiques parfois réputées telles aux yeux des autres. Quand on examine son inscription concrète, la dignité humaine paraît donc une notion à géométrie variable, tenant aux valorisations des individus et des groupes sur ce qu’il est digne ou indigne de faire, et non à une propriété de la nature humaine s’imposant d’elle-même aux sens ou à la raison.

Du point de vue philosophique, la dignité humaine est dérivée de la morale kantienne. Selon Kant, la raison est un attribut de chaque être lui permettant de se hisser au-delà de ses intérêts particuliers pour accéder à une volonté universelle législatrice se reconnaissant pour impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais comme un moyen » (Fondement de la métaphysique des mœurs). La dignité humaine se réaliserait dans cette pure raison élevant les hommes au-dessus des contingences, les amenant à problématiser chacun de leurs actes au regard de l’humanité tout entière, les enjoignant à ne jamais instrumentaliser leurs semblables. Qu’une position aussi idéaliste ait connu un tel succès ne peut que provoquer une profonde perplexité : produire une théorie morale inapplicable aux rapports humains paraît aussi utile que donner un cours de grammaire à des chimpanzés. Le problème est que les individus passent leur temps à se prendre les uns les autres comme les moyens de leurs fins, de manière plus ou moins consciente ou grave (en mentant, en trompant, en manipulant, en se prostituant, en travaillant, en taxant, en exploitant, en volant, en tuant), de sorte qu’un kantisme conséquent est condamné à une attitude mi-déplorative mi-imprécatoire face à une nature humaine décidément aux antipodes de son idéal. Un disciple de Thomas d’Aquin a au moins l’avantage de faire officiellement appel à Dieu (qui aime tous les hommes, les a tous dotés de raison et leur enjoint à tous de partager en raison l’amour de Dieu pour chaque homme) : l’idée que la raison humaine est parfaite ou perfectible au point d’aboutir à la même conclusion en se privant de la référence divine ne pouvait naître que dans un esprit peu au fait de la vie de ses semblables, ou alors aveuglé par la nécessité interne de son système philosophique exigeant la toute-puissance de la raison.

De manière prévisible, le kantisme a dégénéré en une injonction à respecter la loi morale universelle assez comparable à l’injonction de vénérer la parole divine des Saintes Écritures, sauf qu’il manque aux kantiens l’autorité d’une Église et le menace d’un Enfer pour imprimer l’impératif catégorique dans le lobe frontal des sujets dissipés. Et tout comme les théologiens se sont arraché les cheveux sur les contradictions des Écritures, les kantiens se triturent les neurones pour répondre aux dilemmes moraux que leur position idéaliste a bien du mal à résoudre. Appliqué à des problèmes concrets en bio-éthique, le kantisme énonce des généralités impossibles à contredire : se reproduire est bien car l’enfant est une fin, se reproduire par clonage est mal car l’enfant est un moyen. Pourquoi deux bébés également dotés d’attributs humains à leur naissance ont-ils des statuts si différents, pourquoi deux couples souhaitant procréer ont-il des intentions si louables dans un cas et si blâmables dans l’autre ? Mystère de la dignité humaine et de ses interprètes kantiens…

La bio-éthicienne Ruth Macklin avait mis les pieds dans le plat voici quelques années en posant dans un éditorial du British Medical Journal : « La dignité est un concept inutile en éthique médicale et peut être éliminée sans aucune perte de contenu ». Elle ajoutait une piste pour comprendre le succès de ce concept : « une explication possible est que de nombreuses sources religieuses se réfèrent à la dignité humaine, spécialement mais pas exclusivement les écrits catholiques ». Il est notoire que dès les années 1970, les autorités religieuses ont vu dans l’éthique biomédicale un moyen de regagner une certaine influence sur les mentalités et les choix sociaux. Lors des discussions bio-éthiques, bien des penseurs ou politiciens catholiques se gardent bien de parler de Dieu ou du caractère sacré de la vie, mais utilisent à foison la dignité humaine comme un substitut providentiel à l’expression de leur croyance.

Au-delà des religieux, le concept de dignité humaine semble avoir désormais pour fonction paradoxale de limiter la portée concrète des droits de l’homme dont il se veut en apparence le principe fondateur. Les droits de l’homme consacrent en effet le processus d’autonomisation de la modernité en posant comme principe la liberté des individus dans les seules limites de la liberté des autres. Appliqué à la biomédecine, cela signifie que l’individu est libre d’utiliser les progrès biotechnologiques pour accomplir les finalités qu’il se donne par sa volonté autonome, sans avoir à en répondre devant la société, l’État ou la majorité (tant qu’il ne nuit pas à autrui bien sûr). Dès que cette liberté est perçue comme excessive par certains, par exemple dans le cas du clonage ou de l’amélioration génétique, la dignité humaine est invoquée comme limite (le principe du « garde-fou » : l’homme est certes digne par nature, mais pas au point d’être indemne de tout désir indigne). Elle justifie les interdits posés par les États, alors même que les pratiques interdites reposent sur la volonté éclairée des individus et ne remettent nullement en cause la volonté des autres ni les droits fondamentaux. Elle alimente des « sacralisations laïques » aberrantes, comme celle du génome humain par la Déclaration de 1997 de l’Unesco ou celle de l’espèce humaine par les lois françaises de bio-éthique de 2004, des concepts biologiques devenant des références juridiques normatives par la seule grâce de leur communion supposée avec la dignité humaine. Et tout cela sert à ne pas répondre à une questions très simple : suis-je libre de disposer de mon corps ?

Rêverie idéaliste ou ratiocination métaphysique à l’origine, le concept de dignité humaine est devenu une machine de guerre contre la liberté humaine, au service des Etats, des Eglises, des organisations internationales et autres instances rêvant de fixer les règles de gestion de l’espèce humaine. Tout esprit libre doit œuvrer à sa liquidation.

Référence :
Macklin R. (2003), Dignity is a useless concept, British Medical Journal, 327, 1419.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Qu'est-ce qui vous permet de prétendre à la "liberté" de disposer de "votre" corps? voilà un présupposé bien métaphysique!

Vous réfutez allègrement l'impératif kantien au prétexte qu'il n'est pas respecté, comme si l'irrespect d'un principe éthique ou juridique suffisait à le disqualifier (confusion du droit et du fait). Mais on peut en dire autant des "droits fondamentaux" et des "libertés individuelles concrètes" auxquelles vous semblez tenir. Les 3/4 des sujets de l'espèce humaine actuelle n'étant pas libres de leurs corps, comment pourait-on se réclamer d'un principe aussi fumeux et idéaliste? D'autant que les manipulations du désir humain font de la "liberté" d'user de soi une belle auto-illusion!
En réalité, votre discours semble à la fois très convaincant (très rationnel) dans son déroulement et très vulnérable dans ses postulats. En niant toute valeur en soi de l'être humain (sa "dignité"), vous légitimez toutes les instrumentalisations que vous semblez déplorer par ailleurs.
Le plus piquant est de vous voir, dans votre présentation de vous-même, engager vos "semblables" à "muter". D'où vous vient cet a priori de les considérer comme vos semblables? Est-ce par leur "condition humaine", leur "cerveau rationnel?" Quelle valeur précise leur prêtez-vous pour estimer qu'ils valent la peine que vous vous adressiez à eux? Et s'ils mutent, jusqu'à quelles limites les considérerez-vous comme vos semblables méritant d'écouter votre libre discours?

C. a dit…

L'impératif kantien n'est pas respectable (et c'est la raison pour laquelle il n'est généralement pas respecté).

Les droits de l'homme sont pour moi un concept politique en dernier ressort : je ne crois pas du tout à leur supposée naturalité / universalité, c'est un Etat qui les garantit (par la force), et c'est une certaine évolution historique locale qui les a produit. Ce qui n'exclut pas leur universalisation concrète future, mais elle n'est pas inscrite dans un quelconque "sens de l'histoire" ou une quelconque "nature humaine".

Je ne nie pas toute valeur en soi à l'être humain, je dis simplement que l'être humain valorise diverses choses chez lui et les autres. Raison pour laquelle certains trouvent indignes de faire naître un foetus handicapé, d'autres indignes de tuer ce foetus au prétexte de son handicap (exemple de valorisation contradictoire de ce qui est digne d'être humainement vécu).

Mes semblables, je ne les connais pas, il n'y en a peut-être pas d'ailleurs. Mes dissemblables... expriment leur refus de mes vues.

Anonyme a dit…

Merci de votre prompte réponse, qui commence par un double jugement (de valeur et de fait). Je continue donc de m’interroger. L’impératif kantien n’est pas « respectable » ? Au nom de quelles valeurs ? Il n’est pas « respecté » (il est vrai que vous nuancez par un « généralement ») : en vertu de quelle enquête l’estimez-vous ?
Vous notez que l’impératif kantien a eu un très grand succès. Mais selon vous, cela ne semble avoir été qu’hypocrisie de belles âmes. Il ne vous vient pas à l’esprit que nombre de personnes ont intériorisé ce principe, l’ont divulgué et fait connaître, contribuant à l’édification des « droits de l’homme » fondamentaux auxquels vous vous référez par ailleurs. Vous notez à juste titre que, de façon « plus ou moins » consciente et grave, les êtres humains ont une tendance (naturelle ?) à faire d’autrui le moyen de leurs fins, et non l’inverse. Mais justement, c’est ce « plus ou moins » qui compte : l’impératif kantien a pour objet de développer cette conscience pour conduire les individus à une moindre instrumentalisation les uns des autres. Vœu pieux ? C’est que vous ne croyez pas à la liberté de la conscience et à sa capacité de faire des choix contredisant les pulsions « naturelles » : manque de « foi » (en l’homme) qui est encore une foi. Or, dans ce cas, il ne faut pas invoquer de « droits fondamentaux » et revendiquer pour le citoyen de « libertés individuelles concrètes » puisque cela suppose, pour les autres, le devoir de les respecter (à moins que ce « devoir » ne soit jamais que l’effet d’un gène de la compassion qui les détermine à leur insu, et dont la morale altruiste ne serait qu’une rationalisation a posteriori ?
Votre contradiction, c’est que vous revendiquez des droits et refusez en même temps l’idée d’une éthique minimale de respect de ces droits, c’est-à-dire de la liberté/dignité d’autrui.
Or, il n’est pas nécessaire, pour fonder cette éthique, de croire à une « nature » humaine ou à un « sens de l’histoire » : il suffit d’adhérer à une convention entre hommes qui repose seulement sur le pari que vos semblables ont la capacité de la respecter… Un pari fort pascalien, d’ailleurs, qui présuppose que l’on parie aussi pour une « valeur en soi de l’être humain ». Je constate que vous ne la niez pas, mais sans détailler. Très bien. Vous n’en faites pas non plus un absolu, ce qui motiverait un militantisme fort engagé (vu la multitude des exactions de l’homme sur l’homme). Vous notez à juste titre que les morales humaines ont valorisé/dévalorisé bien des conduites contradictoires, ce en quoi nous rejoignons à nouveau l’ami Pascal (« Vérité au deçà des Pyrénées, etc.). Mais ces valorisations annexes et contradictoires ne vous dispensent pas de rechercher des valeurs fondamentales sur lesquelles fonder vos « droits fondamentaux ». Qu’est-ce qui vaut que l’on défende l’homme ou les hommes ou chaque homme appartenant à l’espèce « homo sapiens » ? Voilà la question sous-jacente à l’humanisme minimal qu’implique la revendication de droits fondamentaux pour chaque individu de notre espèce. Qu’est-ce qui vaut que l’on défende l’homme ? La petite merveille de l’évolution qui a abouti à doter cet animal d’un cerveau si étonnant (et dont le vôtre, soit dit en passant, est un notable spécimen) ? Mais vous dites quelque part que le côté « sapiens » de vos contemporains laisse largement à désirer… Sa formidable liberté créatrice d’être vivant qui aura bientôt muté en un être vivant supérieur ? (à moins que le meilleur de l’homme soit derrière nous ?) Mais certains nihilistes fort rationnels ne donnent pas cher de l’avenir de notre espèce dont les rêves scientifiques prométhéens risquent de produire des Thernobyls massifs.

Entre l’humanisme (comme convention collective entre des semblables) et l’autodestruction de l’humanité, tel est sans doute le choix actuel. Sachant que ne pas parier c’est encore parier (pour l’antihumanisme…).

Et, bien entendu, c’est parce que je me sens profondément votre semblable, y compris sur le plan « spirituel » qui est si évident en vous (et à ne pas confondre en effet avec le rationnel), que je vous interpelle à ce sujet. Il serait dommage que vous considériez comme « dissemblables » ceux de vos contemporains de la sphère intellectuelle qui ne partagent pas vos vues, tout en trouvant bien roboratives vos idées, et en demeurant admiratifs devant votre fécondité d’écrivain.

C. a dit…

Mon cher ironique

Merci de votre long commentaire. Je manque de temps, mais je vais essayer d'y répondre.

- Sur Kant. Ma position est au fond celle que Charles Péguy a formulé poétiquement : la morale de Kant a les mains pures, mais elle n'a pas de main. De manière un peu moins poétique, j'ai beaucoup parlé de la morale sur ce site. Il me semble qu'une réflexion philosophique ne peut s'abstraire des conditions réelles du jugement moral : ce n'est pas rabattre la valeur sur le fait, simplement rappeler qu'une construction idéale sur la raison pure-pratique restera un exercice métaphysique en chambre si elle est déconnectée de ses conditions de réalisation. En l'occurrence : pourquoi et comment le cerveau humain en vient-il à développer des croyances morales et à y adhérer ? Bref, pas de philosophie sans psychologie, et pas de psychologie sans science. C'est une position épistémique générale qui s'applique au cas particulier de la morale. (Là-dessus, cf "Notes sur la méta-éthique", en faisant une recherche sur le contenu du site)

- Sur Kant 2. Le jugement bon/mauvais ou bien/mal procède toujours d'une valorisation (de certains actes, de certaines intentions) et d'une hiérarchisation dans cette attribution de valeur. La tentative kantienne d'en faire une axiomatique universellement valable, fondée sur un impératif inconditionnel n'a aucune légitimité particulière (c'est un énoncé dogmatique), en particulier ce n'est pas une nécessité logique (l'éthique est non-analytique à mon avis, si tant est qu'une division entre proposition analytique et synthétique a encore du sens).

- Sur les droits fondamentaux et l'éthique minimale. En fait, je ne suis pas contre une éthique minimale (disons qu'à titre personnel et dans une société future idéale, je serais amoraliste ; mais dans une société humaine telle qu'elle existe, je conçois que le rapport à autrui s'ordonne à quelques règles). Le fondement de ces règles est purement "conventionnaliste", comme vous le suggérez : une société où chacun est libre de développer sa vision du bien me semble préférable à une société où une vision particulière du bien s'impose à toutes les autres ; comme l'évolution historique a produit une pluralité des points de vue moraux, et montré la violence intrinsèque des sociétés à morale unique imposée, on peut trouver un accord rationnel de co-existence ; les droits de l'homme se rapproche d'un tel accord. Je ne pense pas que cette vision soit universellement partagée : Homo sapiens version 1 est souvent un primate agressif persuadé que sa vision substantielle et maximale du bien doit s'imposer à autrui. Les droits de l'homme et l'éthique minimale, c'est une option parmi d'autres, et une option qui entre en conflit avec d'autres.

- Qu’est-ce qui vaut que l’on défende l’homme ou les hommes ou chaque homme appartenant à l’espèce « homo sapiens » ? Rien à mon avis dans cette formulation-là. Seule vaut pour moi la défense de l'individu par et pour lui-même, et la réflexion de cet individu sur les conditions d'une existence désirable. La non-agression d'autrui en découle comme règle purement empirique (une société où je puis être tué, torturé, emprisonné sans motif n'est pas désirable pour la plupart des gens, dont moi ; je dois donc admettre que ne pas tuer, torturer, emprisonner autrui n'est pas désirable ; je puis bien sûr m'en foutre, si je suis psychopathe ou fanatique ou débile, mais dans ce cas, les individus victimes de ma psychopathie / de mon fanatisme / de ma débilité chercheront à me tuer / m'emprisonner puisque je leur nuis ; et c'est généralement ce qui se passe).

- Humanisme ou autodestruction. Je pense que les deux termes sont un peu caricaturaux. Un certain humanisme obsédé par le contrôle de l'humain pour son bien peut très bien créer les conditions d'une autodestruction. Et dans tous les cas, il me semble que les perspectives apocalyptiques sur le destin de la terre et de l'espèce humaine ont assez peu de fondements empiriques.

- RIEN de tout cela n'a à voir avec la "dignité". Raison pour laquelle je lui préfère l'autonomie (notamment la capacité autonome à dire ce qui digne et ne l'est pas).

Anonyme a dit…

Bravo encore pour cette nouvelle réponse, si rapide. Semblable à Lucky Luke qui tire plus vite que son ombre, vous écrivez plus vite que je ne pense. Un dernier commentaire, donc, avant que je ne m'essouffle...

D'une part, je trouve juste la critique de Péguy, que je partage. Simplement, si elle pose des limites à l'idéalisme kantien, elle n'en oblitère par pour autant l'apport précieux. Tout principe de vie, toute morale, tout idéal, de toute façon, ne sont que des éclairages invitant à progresser: on peut "tendre vers", asymptotiquement, on ne les "atteint pas". C'est pourquoi je trouve bien simpliste votre raison de liquider radicalement et pour toujours l'apport de Kant.

D'autre part, je suis surpris de vous voir affirmer sans sourciller que pour vous "seule vaut la défense de l'individu par et pour lui-même". Cela entre en contradiction avec votre description de l'animal humain, dans laquelle vous tenez largement compte du caractère collectif qui pénètre et constitue chaque individu. On ne peut pas à la fois être fait des autres et se libérer tout seul. A moins d'être un individu d'exception, si cela existe... Il faut donc passer par une action collective (fût-elle un regroupement d'individus individuellement motivés), sous peine d'échouer et de renvoyer l'individu frustré à la servitude acceptée. Mais peut-être les mains pures de certains intellectuels répugnent à cette autre salissure qui consiste à se mêler aux autres à l'occasion d'une action collective. Toujours est-il que la rébellion purement individualiste que vous semblez prôner apparaît aussi inefficace et idéaliste que l'appel kantien. Pulsion rebelle contre voeu pieu, c'est du pareil au même...
Bien cordialement!

C. a dit…

Mais à la différence de Kant, je ne tiens ici aucun discours universel du point de vue cosmopolitique, je ne prétends à aucune fondation "pure" des comportements moraux ou autres aspects de la rationalité pratique, mon propos est au contraire tendu vers un principe de séparation, de différenciation, d'individualisation en dernier ressort. J'écrivais donc "seul vaut pour moi", ce qui ne signifie pas "seul vaut en soi".

Bien sûr, une "morale individualiste" (quasi-oxymore) n'est possible qu'avec un certain type d'individus capables de concevoir la coopération selon des projets rationnels ou des rapports contractuels, sans s'encombrer de tous les discours identitaires, égalitaires, fraternitaires, etc. entourant habituellement cette coopération. Donc pas grand monde. Mais peu m'importe si d'autres individus ont besoin d'une forte charge empathique, tant qu'ils ne l'exigent pas de moi par la contrainte. Que des milliers d'espaces moraux (et donc politiques) fleurissent, que des milliers de plans d'immanence / existence se déploient, voilà mon souhait.