28.5.08

Dennett, la science et la philosophie

Je signale sur le blog de Normand Baillargeon un entretien récent et en langue française avec le philosophe naturaliste Daniel Dennett, ce qui est assez rare. Le contenu est fort intéressant, et je souscris particulièrement à ce propos :

« Je pense que l’image d’Épinal du philosophe qui travaille seul, sans se préoccuper de ce que pensent ou disent les autres chercheurs est, historiquement parlant, un stéréotype très récent. Descartes et Leibniz étaient des scientifiques et Kant portait une très grande attention à ce qui se passait dans les sciences, tout comme Locke, Hume ou Reid. Ce n’est qu’au XXe siècle que la philosophie rompt ses contacts avec la science. Mais encore là, et pour m’en tenir à des noms qui viennent spontanément à l’esprit, Russell, Quine, ou encore Dewey, étudiaient de manière approfondie le travail des scientifiques. Faire de la philosophie à l’écart de la science et dans une sorte de vacuum factuel et théorique est une chose possible, mais dans ces conditions il est extrêmement difficile d’accomplir quelque chose qui ait de la valeur ou qui vaille la peine d’être lu. Cela conduit à des débats philosophiques hermétiques, fermés sur eux-mêmes et, en bout de piste, des vies et des talents sont gaspillés. Je déteste cela, comme je déteste voir des étudiants se livrer à ce genre d’exercice. »

On pourrait bien sûr ajouter à la liste une bonne part de la philosophie antique, qui était confondue avec la science. Le fait que l’on parle encore dans le monde anglo-saxon de PhD (philosophiae doctor) pour qualifier les études doctorales en science est un héritage lointain de la non-dissociation des deux disciplines. Quant aux « débats philosophiques hermétiques » dont parle Dennett, les habitants de la contrée d’origine de la fameuse French Philosophy ne pourront qu’y être sensibles…

Bien que ce ne soit pas ma discipline de formation, je lis beaucoup de philosophes. Et je suis souvent frappé du contraste entre leur relative clarté jusqu’au XIXe siècle – au sens où ils sont accessibles à l’honnête homme ayant envie de réfléchir de manière un peu abstraite – suivie d’un obscurcissement après cette date, au moins chez certains d’entre eux. On dira qu’il en va un peu de même pour les sciences, à ceci près que la complexifiation des sciences tient à mon avis à la spécialisation de leur objet, à leur mathématisation et à l’émergence de nouvelles réalités observables en dehors du sens commun (le niveau quantique, atomique, moléculaire ou au contraire cosmique). Ces contraintes d’observation ou de formulation n’existent guère dans la philosophie, ce qui rend incompréhensible le développement chez certains penseurs d’un charabia abscons, ou bien encore la critique de la critique de la critique de concepts anciens dont on n’interroge même plus le rapport à la réalité. Nietzsche disait : "Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront". On a parfois envie d'ajouter : "Encore un siècle de philosophie, et tous les mots auront perdu leur sens"...

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