8.5.08

Anatomies de l’animal moral

Dans deux articles récents, le psychologue Jonathan Haidt propose d’intéressantes réflexions sur la manière dont la science traite aujourd’hui la question de la morale. Il pointe notamment l’émergence d’une « nouvelle synthèse » à la confluence de la théorie de l’évolution, de la neurologie et de la psychologie sociale. Voici quelques éléments saillants de son propos.

La primauté des intuitions morales. Si les années 1960 et 1970 ont connu la révolution cognitive, les années 1980 et 1990 ont vu se développer une « révolution affective » montrant l’importance des sensations et des émotions dans nos jugements. Auparavant, des psychologues aussi influents que Lawrence Kolberg ou Jean Piaget s’intéressaient avant tout à l’apparition du « raisonnement moral » au cours du développement. Mais la recherche se penche désormais sur les émotions qui sous-tendent ces raisonnements. Les travaux de neurobiologie montrent par exemple que confronté à un dilemme moral (ou à une action / intention jugée immorale), le cerveau active dans la plupart du temps et de manière instantanée des zones émotives plus ou moins conscientes. Il ne procède à une rationalisation que dans un second temps. Cette primauté de l’intuition n’est pas une dictature : après la réaction instantanée émotive ou affective, les sujets réfléchissant à une question morale usent de procédés variés correspondant à autant d’activations cérébrales, comme opérer un choix rationnel (par exemple calcul du coût et du bénéfice), repenser la situation sous un angle nouveau (qui peut éveiller des activations émotives secondaires). Ou bien sûr engager un débat avec un tiers (ce qui est susceptible de modifier ces deux processus).

Pensée pour agir. La réflexion scientifique sur les questions morales suggère que les approches pragmatiques sont correctes : nous pensons d’abord pour agir. Et en l’occurrence, l’être humain pense moralement pour agir socialement. Toutes les sociétés humaines accordent une place importante à la réputation des individus, utilisant pour cela un commérage incessant servant à la collecte des informations. Il en résulte des règles de comportement dans ce réseau dense de conversation : je dois faire attention à ce que je fais (publiquement), ce que je fais importe moins que ce que les gens pensent de ce que j’ai fait, il se peut que les autres me trompent et me manipulent sur la nature exacte de leur action ou intention, etc. Plusieurs travaux sur des patients souffrant de lésions neuro-anatomiques modifiant leur capacité à agir moralement (mais pas leur capacité à comprendre l’existence des catégories morales du bien et du mal) montrent que lorsqu’ils commettent des actions jugées immorales, ils s’attachent à fabriquer des récits pour les justifier. D’autres travaux, utilisant le conditionnement aversif inconscient pour certains mots, montrent que les sujets sont enclins à faire des jugements moraux plus négatifs sur les récits comportant ces mots, et même à développer des interprétations morales quand ces récits ne sont pas moraux en soi.

De l’individu au groupe et du groupe à l’individu. L’émergence du comportement moral s’explique par différents niveaux de sélection. Les plus habituels dans la littérature scientifique mettent en œuvre deux processus bien documentés, la sélection inclusive de parentèle (Hamilton) et l’altruisme réciproque (Trivers). Les gènes dictent les comportements favorables à leur réplication : quand d’autres membres de notre entourage partagent nos gènes (famille par exemple, ou tribu assez endogame), l’individu peut se sacrifier pour eux si le coût génétique de ce sacrifice individuel est compensé par un gain génétique de survie chez les bénéficiaires apparentés. De même, si un individu se montre altruiste, il a une probabilité plus forte de bénéficier de comportement altruiste, car il sera perçu comme plus digne de confiance et de constance dans la réciprocité (les « tricheurs » égoïstes finissent par s’isoler dans ce genre d’interactions). Une variante élargi est l’altruisme indirect (un agent C observant les interactions de agents A et B verra lequel se comporte le mieux en terme d’altruisme ou de réciprocité ; l’agent D parlant avec l’agent C sera informé du comportement de A et B, etc.). La morale apparaît donc en partie comme un habillage des comportements altruistes dictés par la sélection de parentèle ou l’anticipation de réciprocité, analysable du point de vue évolutionniste au niveau génétique et individuel (trait sélectionné s’il apporte un bénéfice direct à l’individu en terme de survie, ou aux gènes partagés avec d'autres individus). Mais un nombre croissant de chercheurs considère que l’espèce humaine a connu aussi une sélection de groupe : de même que l’invention de l’élevage (propriété de groupe) a favorisé rapidement l’émergence de gènes de tolérance au lactose (propriété individuelle), l’existence d’une identité collective de groupe a pu accélérer l’évolution de gènes favorables à cette identité. Il faut pour cela qu’au cours de l’évolution humaine les groupes soient en conflit assez fréquents et que les groupes soudés (plus d’altruistes en interne) fassent mieux survivre leurs membres que les groupes disjoints (plus d’égoïstes en interne). La morale apparaît dans ce cas de figure comme un outil d’adaptation au conflit inter-groupes par intégration de chaque individu au sein de son groupe.

Le biais ethnocentriste et moderne. Même quand elle concerne l’émergence et la formulation de jugements de valeurs (la morale, en l’ocurrence), la science doit évidemment éviter d’en porter, par exemple en supposant que certains comportements humains sont plus moraux que d’autres, ou que certaines justifications morales sont plus recevables que d’autres. Il n’est pas indifférent que la réflexion sur la morale soit née dans une période moderne célébrant la libération de l’individu et de la raison en accélérant le reflux de la communauté et de la tradition. Le chercheur (comme le philosophe) a tendance à penser que la morale concerne surtout la souffrance, le soin, l’empathie et l’altruisme (offrir protection aux gens vulnérables, aider les faibles, maximiser le plaisir) ou bien l’impartialité, la réciprocité, la rationalité et la justice (traiter chacun comme égal aux autres, être logiquement cohérent dans les choix pour soi et pour les autres). Mais en fait, ces deux justifications modernes de la morale (utilitariste-conséquentialiste et déontologiste) masquent la diversité de l’expérience morale réelle de l’humanité. Un comportement moral peut aussi émerger par d’autres processus émotifs-cognitifs, et Haidt en propose au moins trois autres : la loyauté et l’insertion dans le groupe, le respect de l’autorité, la pureté ou la sacralité. De ce point de vue, un Taliban qui lapide une femme adultère montre un comportement éminemment moral, même si l’observateur scientifique (et sa culture d’appartenance) juge ce comportement très immoral.

Pour finir, soulignons un point que Haidt n’aborde pas, mais que nous avons déjà suggéré ici : il n’y a aucune raison de penser que les individus utilisent les mêmes ressources pour construire leur morale, soit parce qu’ils n’ont pas les mêmes intuitions morales (divergences affectives-émotives), soit parce qu’ils n’ont pas les mêmes rationalisations morales (divergences cognitives). On constate d’ailleurs que les formes morales dominantes en Occident (plutôt rationalistes ou individualistes) n’empêchent nullement des individus et des groupes de persister dans des justifications morales qui ne sont ni individualistes ni rationalistes. Ce relativisme naturel associé au relativisme culturel devrait bien sûr faire douter tous ceux qui imaginent qu’une société ouverte sécrète automatiquement une morale unique (traduisible dans le droit et la loi de son État) ou que l’humanité converge spontanément vers une morale commune. Imposer un choix moral sur un autre traduit un rapport de forces. C’est-à-dire un acte politique, et non plus moral.

Références :
Haidt, J. (2007), The new synthesis in moral psychology, Science, 316, 998-1002.
Haidt, J. (2008), Morality, Perspectives on Psychological Science, 3, 65-72.
(Ces articles peuvent être téléchargés sur la page personnelle du chercheur).

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