26.10.08

Sur Benjamin Libet et la "rétrodatation consciente"

Dans la discussion récente d’un article consacré à l’offensive spiritualiste dans le domaine neuroscientifique, un commentateur évoquait les expériences de Benjamin Libet et me demandait mon avis à leur sujet. Que je donne ici, assez rapidement (en proportion de la complexité du sujet).

Les travaux du neurophysiologiste Benjamin Libet (1916-2007) figurent parmi les plus commentés dans la littérature philosophique et scientifique sur la conscience. Ils ont été résumés et vulgarisés par le chercheur dans un essai publié à la fin de sa carrière (Libet 2004). Les deux idées que l’on voit le plus souvent évoquées sont les suivantes : tout stimulus prend environ 500 ms (une demi-seconde) pour accéder à la conscience du sujet, mais la sensation du stimulus semble subjectivement « rétrodatée » (back-referred) pour éviter un fossé d’une demi-seconde entre l’expérience et la conscience ; il existe pareillement un fossé de 500 ms entre les premières manifestations neurales d’un acte volontaire et la conscience de l’intention de l’acte. Le premier point a suscité d’abondants commentaires car il suggère que la conscience serait capable de « remonter le temps » et, plus généralement, que les états mentaux n’obéissent pas à la même physique que les états neuraux. Cette interprétation dualiste fut notamment soutenue par Eccles (1977) et Penrose (1989). Le second point repose à nouveaux frais la vieille question du libre arbitre, puisqu’il semble affirmer que nos actes volontaires sont déterminés inconsciemment.

Pour obtenir ces résultats concernant la rétro-estimation temporelle de la conscience, Libet et son équipe ont mis au point des protocoles précis, dans les années 1960. Des sujets volontaires, atteints ou non de troubles selon les expériences, subissaient de courtes stimulations électriques sur la main ou directement sur une partie du cerveau (cortex somatosensoriel, lemniscus médian ou thalamus). L’intensité et la durée de ces stimulations étaient soigneusement mesurées. Dans le même temps, le volontaire devait analyser la conscience de ses sensations. Pour l’estimer temporellement, ce volontaire observait un oscilloscope dont les points lumineux dessinent un cercle en une seconde. En indiquant aux expérimentateurs à quel point de la trajectoire circulaire le stimulus était subjectivement perçu, il permettait de mesurer à 50 ms près l’émergence de la sensation consciente. Dans l’expérience la plus citée (Libet 1979), le sujet reçoit une stimulation corticale directe, dont il a conscience après 500 ms. Puis dans un second temps, il reçoit cette stimulation corticale et, 200 ms plus tard, une stimulation sur le doigt. Au lieu de ressentir consciemment une seconde sensation à 700 ms (200 ms de décalage pour le doigt + 500 ms de temps d’accès à la conscience), le sujet affirme ressentir la stimulation du doigt avant celle de la zone corticale. D’où l’idée d’une rétrodatation par la conscience. 500 ms peuvent paraître un délai très court, mais le potentiel d’action d’un neurone dure 2 à 3 ms. Libet a suggéré comme hypothèse que le premier potentiel évoqué par les neurones en fonction d’un stimulus, qui apparaît environ après 25 ms, servirait de point de repère pour la rétrodatation consciente.

Ces expériences de Libet sur la rétrodatation ont pour principale faiblesse de ne pas avoir été répliquées par d’autres équipes. Ce qui rend du même coup étrange ou prématurée l’avalanche de commentaires qu’elles ont suscitée. Et cela d’autant que plusieurs chercheurs ont souligné, tardivement, des faiblesses méthodologiques en se penchant sur les données des papiers originaux (Gomes 1998, 2002, Klein 2002, Pockett 2002). Parmi celles-ci, on notera les points suivants (brièvement résumés) :

- seuls 3 sujets (stimulation corticale) et 2 sujets (stimulation thalamique) ont été testés, dans des conditions différentes (implants permanents dans le cas thalamique, provisoires dans le cas cortical, une stimulation visuelle au lieu d’une stimulation tactile pour l’un des trois cas corticaux). Les stimulations périphériques (peau, vue) et centrales (corticales ou thalamiques) différaient (tantôt série de pulsions faibles, tantôt pulsion forte) d’une expérience l’autre sans contrôle sur leurs latences en fonction de l’intensité ;

- en psychophysique, la sensation d’un sujet est décrite par une fonction psychométrique répartie autour du point moyen d’égalisation subjective (point où la valeur est jugée aussi souvent plus importante que moins importante par rapport à la valeur réelle du stimulus) selon une certaine pente. L’analyse des données brutes de Libet sur les 5 sujets suggère que l’incertitude de cette fonction temporelle est équivalente à l’asynchronie observée. Des distorsions temporelles de 100 ms étant couramment rapportées sur des stimulations synchrones concernant deux sens, vue et toucher (Spence et al. 2001), il ne paraît pas incongru qu’une stimulation tactile et une stimulation corticale / thalamique « artificielle » présente des variations plus importantes, la fonction psychométrique de la seconde ayant une pente faible ;

- plus fondamentalement, les premiers travaux de Libet sur la stimulation directe du cortex somatosensoriel (Libet 1964) montrent que le seuil de 500 ms permettant « l’adéquation neurale » est atteint selon des conditions précises (intensité, durée, nombres d’électrodes et surface corticale concernée), mais ne forme pas pour autant un seuil absolu. Une sensation peut par exemple être ressentie entre 100 et 500 ms si la fréquence de la stimulation électrique est de 15 Hz (mais il faut de 500 ms à 1 s pour 8 Hz). Par ailleurs, cette expérience originale met en évidence un effet de facilitation : après une première série, les neurones réagissent plus facilement dans un délai de 30s à 4 mn. Et chaque impulsion semble un pas cumulatif vers un seuil d’excitabilité. Si une stimulation liminale met 500 ms à atteindre le seuil de sensation, une stimulation supraliminale mettra moins de temps. Le problème, notamment souligné par Susan Pockett, est que Libet parlera dans tous ses travaux ultérieurs d’une condition « normale » de 500 ms pour provoquer une sensation consciente, alors que la « normalité » en question est arbitraire (c’est simplement la durée nécessaire sur la base de l’intensité liminale pour un emplacement cortical et un faible nombre de sujets, dans des conditions n’ayant rien de naturel puisqu’une électrode est placée directement sur le cortex du patient) ;

- il faut ajouter que la rétrodatation peut aussi être analysée comme un souvenir déformé par la mémoire de travail, soit une distorsion cognitive sans rapport avec une mesure objective du temps par la conscience (Dennett 1991).

Il paraît donc difficile de considérer les expériences de Libet sur la rétrodatation consciente des stimulations neurales inconscientes comme une base solide pour inférer une révision drastique des rapports entre états cérébraux et états mentaux. Le chercheur a assurément ouvert une voie pertinente d’observation et d’analyse, mais celle-ci demande à être reprise et approfondie, à la lumière notamment des progrès en électrophysiologie et imagerie cérébrale.

Concernant le second aspect des travaux de Libet (décalage entre le déclenchement neural inconscient d’une action volontaire et la conscience d’engager l’action), je ne m’étendrai pas ici dans la mesure où le sujet est moins troublant pour les partisans de l’identité psychoneurale, et qu'il demanderait de longs développements sur les équivoques associées à la notion de libre arbitre. D’autant que des travaux récents (Soon et al. 2008, commenté ici voici quelques mois) font état d’un décalage de 7 secondes entre les toutes premières manifestations neurales d’une décision et sa conscience chez le sujet, ce qui va bien au-delà de 500 ms observés par Libet, ou d’autres (D. Wegner, M. Jeannerod, etc.).

Références :
Dennett D. (1991), Consciousness Explained, Penguin Books, Londres, New York (trad. fr. : La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris).
Gomes G. (1998), The timing of conscious experience: A critical review and reinterpretation of Libet's research, Consciousness and Cognition, 7, 4, 559-595
Gomes G. (2002), Problems in the timing of conscious experience, Consciousness and Cognition, 11, 2, 191-197.
Klein S.A. (2002), Libet's temporal anomalies: A reassessment of the data, Consciousness and Cognition, 11, 2, 198-214.
Libet B. et al. (1964), Production of threshold levels of conscious sensation by electrical stimulation of human somatosensory cortex, Journal of Neurophysiology, 27, 546-578.
Libet B. et al. (1979), Subjective referral of the timing for a conscious sensory experience, Brain, 102, 193-224.
Libet, B. et al. (1983), Time of conscious intention to act in relation to onset of cerebral activity (readiness-potential). The unconscious initiation of a freely voluntary act, Brain, 106, 623-642.
Libet B. (2004), Mind Time. The Temporal Factor in Consciousness, Harvard University Press, Cambridge, Londres.
Penrose R. (1989), The Emperor’s New Mind, Oxford University Press, Oxford.
Pockett S. (2002), On subjective back-referral and how long it takes to become conscious of a stimulus: A reinterpretation of Libet's data, Consciousness and Cognition, 11, 2, 144-161.
Popper K.R, J.C. Eccles (1977), The Self and its Brain, Springer-Verlag, Berlin.
Spence C. et al. (2001), Multisensory prior entry, Journal of Experimental Psychology. General, 130, 4, 799-832.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ah,comme vous éclairez le débat ! Soyez-en remercié !