22.4.08

La société et ses apories

Propos de Dominique Méda (sociologue) dans une tribune du Monde :

« Le développement d'une société ne dépend pas seulement de la valeur des biens et services produits et appropriés par des unités de consommation, mais aussi de beaucoup d'autres éléments : de la qualité de l'air et de l'eau, de l'aptitude des individus à la paix, de leur capacité à être autonomes, de leur niveau d'éducation et de santé, de la capacité de la société à maintenir ses membres dans une relative égalité des conditions. Dès lors, un nouvel indicateur de richesse ou une nouvelle batterie d'indicateurs devront permettre de donner une image plus pertinente des évolutions de la société, sans doute plus "vitale" que celle que donne le PIB. Ces nouveaux indicateurs devront permettre d'élaborer puis d'évaluer les politiques mettant en œuvre ce que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) appelle le développement humain. »

Cela consiste à dire in fine qu’une société dépend des politiques mises en œuvre pour la faire survivre en temps que société : on crée un indicateur pour vérifier que les individus se comportent bien socialement, et s’ils ne le font pas, un pouvoir socialise à leur place. Ce qui laisse entendre que les hommes ne seraient pas des animaux très sociaux, au bout du compte, mais pourtant rien n’en témoigne dans toute l’évolution de notre espèce... En fait, je crois surtout que Dominique Méda défend une certaine idée de la société (plutôt environnementaliste et égalitariste semble-t-il) ainsi qu’un certain rapport de l’État à la société. C’est tout à fait légitime, mais ce qui l’est moins, c’est de prétendre que cette vision particulière se confond avec « la » société ou « le » développement de la société : c’est une certaine vision politique du bon comportement social, et cela devrait être clairement posé comme tel.

Plus loin :

« Sommes-nous prêts à admettre que le fait même d'être en société nous importe et que la cohésion de cette société constitue un bien commun qui a une valeur ? Beaucoup d'économistes en doutent. Et s'interdisent même de parler de "la société", voyant dans cette expression une abstraction dangereuse et refusant a fortiori de qualifier la société ou ses évolutions. Or, comme le défend Axel Honneth, si nous sommes capables de désigner certaines évolutions de la société comme pathologiques, c'est bien parce que nous nous référons à des principes éthiques et à des normes, et que nous sommes capables d'expliciter les critères d'une vie réussie. Pour nous y aider, nous avons non seulement besoin d'économistes, mais aussi de chercheurs de toutes disciplines, et surtout des citoyens eux-mêmes. Le débat démocratique et la participation de tous les citoyens constituent des éléments essentiels dans la quête de ce que sont les ingrédients et les critères d'une société qui permet à tous ses membres de devenir pleinement des sujets et des individus toujours plus civilisés. Nous n'avons pas besoin du "dictateur bienveillant" de l'économie pour nous le dire. »

Même problème, bien sûr, mais avec des confusions supplémentaires. J’ignore qui peut légitimement décréter que telle ou telle évolution d’une société est « pathologique » et même ce que signifie cette étrange médecine sociale. Pareillement, tout le monde est prêt à admettre que le fait d’être en société est une donnée importante de l’existence humaine au même titre que boire ou manger : mais personne n’a de raison a priori de s’accorder au-delà sur des « principes éthiques » et des « normes » de la « vie réussie », pas plus que l’on ne s’accorde sur la qualité ou la quantité de ce que l’on veut boire ou manger. Il n’est que trop évident que les hommes ont toujours divergé sur ce point et que le débat démocratique organise la confrontation de ces divergences sans les résoudre pour autant. Faute de quoi on ne serait pas là à poser le problème, puisque les innombrables interactions humaines auraient fini par converger vers un ordre social optimal accepté par tous.

Dans tout cela, c’est à mon sens la référence à « la » société qui crée des apories. Pas parce que de méchants économistes affirment que l’individu égoïste et calculateur est la seule réalité tangible, ce qui est faux bien sûr. Mais parce que la socialisation humaine ne produit rien qui ressemble vraiment à « la » société abstraite dont parle Méda, plutôt des tribus, des communautés, des réseaux, des associations, toute une diversité de liens plus ou moins denses que le couple Etat-société n’a pas réussi à gommer ou sublimer, même dans les pays centralisés et bureaucratisés de longue date comme la France. Au-delà de la socialité primaire, finalement assez stable depuis le début de notre évolution (des réseaux relationnels directs faisant 150 personnes en moyenne selon l’anthropologue Robin Dunbar), la socialité secondaire est une question plus fonctionnelle et instrumentale qu’axiologique et éthique : il est inutile de chercher des consensus sur la « vie belle et bonne » d’une société de masse, on aboutira surtout à des dictatures de la majorité sur des minorités ou à des contraintes autoritaires sur le désir d’autonomie que la modernité a libéré. Il serait préférable de poser la question de manière plus rationnelle, en termes de minimum social commun que l’on est prêt à accorder à tous, en laissant à chacun de soin de développer librement des maxima sociaux à hauteur de ses désirs.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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Petit détail : Pour m'être déjà intéressé (d'assez loin toutefois) au phénomème de regroupement humains en unités tribales d'origine génétique, je constate aujourd'hui que le nombre des individus formant ces unités varie en fait en fonction de la façon de définir la tribu.

Si nous partons par exemple du principe que les anciens camarades de classe avec qui nous avons perdu tout contact mais dont nous avons gardé le souvenir font partie de notre "tribu", nous obtenons sans équivoque un chiffre plus élevé que si nous n'en tenons pas compte. Pareil avec les relations épistolaires, dont l'inclusion dans la tribu dépend de la fréquence des échanges (facilitée au demeurant par la toile informatique).

De là cette différence entre le chiffre avancé par Desmond Morris (30 individus) et celui avancé par Robin Dunbar (150 individus).

Mais comme je le disais, ce n'est qu'un détail, car si la différence semble énorme, elle ne l'est évidemment pas au regard des chiffres des "sociétés officelles" des défenseurs du concept de "Société" avec un S encore plus grand que LA Société.

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