7.4.08

Notes sur l’hérédité et l’héritabilité

Un concept souvent employé dans ces pages, mais pas toujours compris, est celui de l'héritabilité. Quand on dit que l'héritabilité d'un trait est de 50 % (ou 0,5), par exemple, cela ne signifie pas que 50 % de ce trait sont déterminés chez un individu par ses gènes et 50 % par son environnement. Cela n'aurait aucun sens : vous pouvez avoir dans votre ADN une disposition particulière à devenir un génie musical, mais ne jamais exprimer ce talent parce que vous n'avez jamais trouvé un environnement propice à son expression. Ou bien encore, vous pouvez avoir des gènes protecteurs contre le cancer du sein, mais en développer un malgré tout parce que vous prenez des pilules surdosées, fumez comme un pompier et buvez comme un trou. Dans quelques années, le génotypage complet d’un individu sera accessible à coût assez modéré. Vous connaîtrez par exemple les variantes (allèles) de chacun de vos 25 000 gènes, votre hérédité personnelle. Cela ne vous donnera pas forcément une idée précise de votre destin, cela exigera plutôt que vous raisonniez en terme probabiliste : avec tel ensemble de gènes, j’ai une probabilité plus forte ou moins forte que la moyenne de développer telle pathologie ou tel trait associés à ces gènes. Mais cette hérédité personnelle (les variantes de gènes que vous avez ou n’avez pas) n’a pas le même sens que l’héritabilité, qui concerne les différences entre les individus au sein d’une population, et non pas les individus eux-mêmes.


Héritabilité : un concept s’adressant aux populations, pas aux individus
Une héritabilité de 0,5 signifie que 50 % des différences observées entre les individus d'une population donnée sont déterminés par leurs gènes, et 50 % par leurs environnements. (En termes techniques, l’héritabilité est la part de variance interindividuelle du phénotype que l’on peut rapporter à la variance du génotype cette dernière pouvant être entendue au sens étroit, la variance additive des gènes, ou au sens large, la variance d’expression des gènes incluant la dominance/récessivité, les interactions gène-gène, l’effet maternel et l’effet paternel, les modulations épigénétiques d’expression, etc. Mais peu importe ces détails techniques ici).

L'héritabilité est donc un outil de la génétique des populations, pas une mesure de la génétique individuelle : elle travaille sur des grands nombres et sur des moyennes, sans rien dire de précis sur tel ou tel cas particulier. Elle est utile pour orienter la recherche : si une pathologie révèle une héritabilité forte, par exemple, cela signifie que la biologie moléculaire aura des choses à dire à son sujet. En ciblant sur des individus et des familles souffrant d’une maladie donnée, et en comparant avec un groupe témoin de la population générale, on finira par circonscrire un ensemble de gènes impliqués dans l’émergence de cette maladie. Et en observant les produits de ces gènes (de l'ARN ou des protéines), on pourra mettre au point des protocoles de soin (de même quen pratiquant des génotypages individuels, on pourra établir des profils de risque). Les chercheurs de la firme privée DeCode Genetics publient par exemple abondamment depuis quelques années, car ils scannent le génome de la population islandaise et bénéficient de conditions très particulières : une société relativement isolée par l’insularité et la position géographique périphérique, une longue tradition de généalogie familiale faisant que les rapports de parenté (donc de proximité génétique) sont bien établis sur plusieurs degrés et plusieurs générations. Non seulement les scientifiques de DeCode Genetics déterminent aisément l’héritabilité des maladies qu’ils étudient, mais ils peuvent « descendre » facilement à l’examen de l’hérédité individuelle des malades.

Variations d’héritabilité, diversité des environnements
La nature statistique de l’héritabilité, le fait qu’elle se mesure dans une population donnée à un moment donné, a pour conséquence que sa valeur n’est pas forcément fixe pour un même trait. Prenons l’intelligence (capacité cognitive générale ou facteur g des psychométriciens), un domaine très étudié depuis un siècle avec toutes sortes de méthodes (jumeaux, enfants adoptés, agrégation familiale, etc.). Son héritabilité est d’environ 0,4-0,5 chez une population d’enfants de 5 ans dans les sociétés industrielles, mais elle grimpe à 0,7-0,8 chez une population d’adultes de plus de 18 ans dans les mêmes sociétés. Cela peut sembler étrange, mais ce n’est pas si contre-intuitif que cela. Entre la naissance et l’adolescence, le cerveau continue sa croissance et organise le câblage de ses synapses. Il est alors très sensible aux influences du milieu et celles-ci vont accentuer les différences entre les enfants. On sait qu’un enfant enfermé dans un placard entre 1 et 4 ans ne parviendra jamais à développer un langage normal par la suite, alors même qu’il dispose de tous les gènes fonctionnels pour cela. Cet exemple extrême montre l’influence du milieu au cours du développement. En revanche, après l’adolescence, la neuroplasticité est nettement moindre, les milieux ne modifient guère les capacités intellectuelles, les différences interindividuelles observées expriment donc davantage la part des gènes.

Autre précision : on voit (à peu près) ce que sont des gènes et l'inné, mais la notion d'environnements et d'acquis est vague. L'environnement, c'est aussi bien le milieu cellulaire (qui peut modifier l'expression des gènes et qui est déterminé par plein de choses, à commencer par la nutrition de la mère et de l'enfant) que le milieu familial, éducatif, social, économique, etc. Quand elle travaille sur l’héritabilité, la génétique du comportement ne se prononce généralement pas sur les détails de cet environnement. Mais elle distingue parfois l'environnement partagé de l'environnement non partagé. Par exemple, si l'on compare des enfants, l'environnement partagé est (a priori) leur famille (son quartier, son niveau socio-économique), l'environnement non partagé sera celui que chaque enfant se crée, les liens particuliers qu’il va nouer dans son milieu ou les activités propres qu’il va y développer. Une des surprises est que l’environnement non partagé joue un rôle important dans certains traits psychologiques, donc que la famille a bien moins d’influence qu’on ne le pense habituellement. Là où les choses se compliquent un peu, c'est que l'environnement non partagé est en partie sous la dépendance des gènes : si l'individu choisit telle ou telle activité, c'est parfois qu'il a une prédisposition innée à le faire, et cette activité va bien sûr renforcer sa prédisposition. Là encore, ce n’est pas si étonnant. Si l’environnement partagé du milieu social-familial exerçait une influence déterminante, les enfants d’une même fratrie devraient être très semblables. Or, on constate facilement le contraire, les frères et sœurs ne sont pas des clones sociaux.

L’héritabilité au-delà de la biologie et de la médecine
En soi, l'héritabilité n'est pas un outil limité à la biologie, à la psychologie ou à la médecine. Elle pourrait et devrait aussi servir à la réflexion philosophique, politique, morale, sociale ou autre. En effet, cette réflexion consiste souvent à énoncer des généralités sur l'homme et la société. La loi des grands nombres s'y applique parfaitement. Parler d'un trait quelconque, comme la violence ou l'intelligence par exemple, sans se demander auparavant de quoi ce trait résulte ne peut aboutir qu'à des réflexions hémiplégiques, survalorisant le conditionnement biologique ou le conditionnement social. Comme beaucoup de philosophes, sociologues et autres intellectuels n'ont pas de formation scientifique, et comme l'interdisciplinarité reste rare, la tendance générale est à survaloriser le conditionnement social quand on émet de telles réflexions générales sur l'homme et la société. Mais les conclusions que l'on tire sont alors partielles, et parfois partiales. Une bonne part de la pensée moderne exprime des préjugés tenaces contre l’idée d’une part biologique dans les différences interindividuelles, qu’elle tend à ignorer, à minimiser ou à nier.

Ainsi, bien loin de souffrir d’un excès de déterminisme génétique, la réflexion contemporaine pâtit plutôt de l’excès inverse. Ce qui se traduit souvent par des généralisations abusives du type « la violence à la télévision favorise la délinquance », « la dictature de la minceur provoque des épidémies d’anorexie » ou « la pornographie sur Internet développe la propension au viol », sans que l’on évoque jamais l’hypothèse de prédispositions innées (à l’agressivité, à la violence sexuelle ou à l’anorexie) faisant qu’une partie de la population (généralement minoritaire) sera effectivement influençable par tel contenu médiatique, alors que l’autre partie en sera parfaitement indemne. Autre exemple caractéristique de l’hémiplégie intellectuelle : les gender studies, qui produisent des kilotonnes d’essais, articles et compte-rendus de colloque pour expliquer que toutes les différences homme-femme sont construites par la société (genre) et non produites par la biologie (sexe). Il est évident que la société développe des stéréotypes sur les hommes et les femmes dont bon nombre sont critiquables ; il est non moins évident que l’inné explique une partie des variations moyennes de comportement entre hommes et femmes, variations qui donnent précisément de la matière première aux stéréotypes. La négation de la part biologique n’est ni tenable du point de vue épistémologique, ni pédagogique du point de vue civique.

Si vous l'avez bien comprise, l'héritabilité produit aussi des paradoxes intéressants. Par exemple, prenez une société (imaginaire ou idéale) où les conditions de vie sont parfaitement identiques entre les individus, une sorte d'utopie égalitaire accomplie. Eh bien dans une telle société, l'héritabilité serait forcément de 100 %, c'est-à-dire que toutes les différences observées entre les individus proviendraient exclusivement de leurs gènes (puisque les milieux uniformisés ne créeraient plus de différence). Sur n'importe quel trait donné, par exemple la capacité à peindre, à jouer de la musique ou à résoudre un problème, l'égalisation tendancielle des milieux produira la biologisation tendancielle des différences. C'est d’ailleurs une dimension peu débattue de la méritocratie moderne, fondée sur le modèle : « je n'ai pas acquis ma position en raison d'un avantage initial de statut (socio-économique ou politique), mais en raison de mes seuls mérites personnels ». Or, une part de ces « mérites personnels » revient à la loterie génétique de votre naissance, laquelle contrarie l’idée qu’il y aurait une parfaite égalité au départ. De ce point de vue, la méritocratie ne signifie pas que chacun peut développer les mêmes talents avec la même facilité pourvu qu’il y ait un cadre éducatif identique. Pour atteindre un même niveau dans un domaine donné, certains auront besoin de plus d’investissement en temps, énergie et ressources que d’autres. Mais comme les domaines d’expression et de réalisation des capacités humaines sont très variées, on peut aussi se dire que chacun dispose au départ de certains talents qu’il pourra atteindre plus facilement que d’autres.

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