13.4.08

Notes sur la société de contrôle

La société de contrôle est un concept lancé par le philosophe Gilles Deleuze au début des années 1990 (voir ici et ici). C’est aussi une expression par laquelle on désigne les différents systèmes socio-techniques de surveillance des comportements individuels et collectifs : par exemple, les mouchards informatiques traçant les visites des internautes, les fichiers informatiques qualifiant les consommateurs et leurs goûts, les puces RFID porteuses de codes d’identification, les éléments biométriques des papiers d’identité, les fichiers génétiques de délinquants ou de malades, les relevés des contacts et communications sur téléphonie mobile, les caméras de vidéosurveillance, les prises de vue permanente des satellites géostationnaires, etc. Ce thème connaît aujourd’hui une certaine fortune : les uns s’alarment des empiétements croissants du pouvoir sur les libertés individuelles ; les autres alimentent à nouveaux frais une posture technophobe et anticapitaliste.

Gilles Deleuze s’intéressait, à la suite de Michel Foucault, aux formes de la domination dans les régimes modernes. Foucault a décrit les sociétés disciplinaires, mises en place au XVIIIe siècle et actives jusqu’au milieu du XXe siècle. Leur modèle est celui d’une succession de milieux clos organisant le parcours de l’individu : famille, école, caserne, usine et, si nécessaire, hôpital, asile ou prison : « concentrer, répartir dans l’espace, ordonner dans le temps, composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires ». Pour Deleuze, nous vivons depuis les années 1960 la crise généralisée de ces milieux d’enfermement. Pour désigner ce qui les remplace, il emprunte à William Burroughs le mot de « contrôle ». Les sociétés de contrôle fonctionnent en langage numérique plutôt qu’analogique, elles produisent des modulations plutôt que des moules, elles demandent des mots de passe plutôt que lancer des mots d’ordre, elles placent l’individu en situation de formation permanente et continue au lieu de fixations successives, elles fracturent cet individu lui-même en « dividus » (fragments observables, exploitables ou réformables) et les masses en échantillons, segments (de marché) ou banques (de données), elle endette les personnes plutôt que les enfermer. Chaque type de société a sa technologie dominante, machines mécaniques (leviers-poulies-horloges) pour les sociétés de souveraineté, machines énergétiques pour les sociétés de discipline, machines informatiques pour les sociétés de contrôle. Lorsqu’il décrit cet ensemble, Deleuze y voit essentiellement une métamorphose du capitalisme, et pose qu’il ne conçoit pas de philosophie politique contemporaine autre que fondée sur l’analyse de ce capitalisme.

Quelques remarques sur ce concept de société de contrôle.

Le principe du contrôle est déjà omniprésent dans les sociétés prémodernes. Quiconque a vécu dans une campagne (une vraie campagne, pas une zone verte aménagée pour néo-ruraux) sait fort bien que les faits et gestes des uns et des autres y sont très libres, mais en même temps très contrôlés, c’est-à-dire que chacun surveille tout le monde et inversement, que les régularités comportementales s’y établissent inexorablement et que les irrégularités y sont signalées, commentées, colportées rapidement. Les rares fois où le gendarme vient, il sait où aller. Les témoignages de l’anthropologie et de l’ethnologie révèlent qu’il en va exactement de même, en plus accentué, dans les villages ou tribus des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs-éleveurs. Là, chaque individu ou chaque clan possède un répertoire étonnement vaste de parentés, de loyautés, de réciprocité, un système complexe de dettes, remontant parfois à plusieurs générations. Non seulement tout le monde s’observe dans un périmètre restreint et au sein d’un ensemble restreint, non seulement le commérage (gossip) est l’activité principale des journées, mais il pèse sur l’ensemble le poids encore vivant des observations et des discussions antérieures, le contrôle des générations passées s’ajoutant à celui des individus présents. Et l’on pourrait aller au-delà de l’humain, sur le terrain des primatologues décrivant les codifications étroites de nos cousins bonobos et chimpanzés dans leur horde. Le simple fait que nous ayons une telle capacité d’interprétation des expressions faciales, en dehors de tout comportement verbal, indique combien l’observation de l’autre en vue de sa prévisibilité (ou de sa manipulabilité) est ancrée dans notre comportement d’espèce, partagé avec d’autres animaux comme l’avait noté Darwin.

Se contenter d’opposer sociétés disciplinaires modernes et sociétés de contrôle hypermodernes sans la profondeur requise, sans la vue surplombante du comportement humain dans l’ensemble de son évolution, c’est s’exposer à des erreurs ou à des contresens sur l’originalité de notre situation. En même temps, les différences entre les sociétés de contrôle prémodernes et les sociétés de contrôle hypermodernes sont tangibles, à mon avis plus intéressantes à observer que la transition moderne depuis le disciplinaire.

Première différence : la technologie. Le contrôle prémoderne est le fait de l’humain, du langage articulé, des rites et des codes ; le contrôle hypermoderne est le fait des machines, de leur langage numérique, des banques de données et des points ou nœuds d’enregistrement. Inutile d’y revenir en détail, sauf pour signaler que l’on conserve la possibilité de modifier les informations au sein des machines (en les reprogrammant, en les effaçant, en les travestissant), ce qu’incarne la figure technopolitique du hacker (ou la figure déjà mythologique de Neo dans Matrix).

Deuxième différence : l’espace. Dans une société prémoderne, il y avait toujours la possibilité d’une fuite, d’un exil, d’un espace vierge, d’un en-dehors. Peut-être la lente dispersion humaine ayant abouti à la colonisation de la Terre est-elle née en partie de cela, quoique cette hypothèse soit peu probable (pour des raisons de taille critique d’un pool reproductif). Dans les sociétés hypermodernes, la totalité de l’espace est déjà quadrillée du dessus (par les satellites), elle le sera bientôt du dedans (par les nanopuces), les zones vierges sont en tout état de cause de plus en plus rares, et d’ailleurs souvent interdites pour cause de protection d’un environnement non humain. La terraformation de nouvelles planètes est la seule ligne de fuite radicale, et c’est ainsi qu’elle apparaît parfois dans l’imaginaire de la science-fiction.

Troisième différence : la profondeur. Le contrôle des sociétés prémodernes concernait les faits et les gestes, l’extérieur pourrait-on dire, la face sociale de l’individu, son expression ou son phénotype. Le contrôle des sociétés hypermodernes en est pour l’instant au même point (malgré la sophistication formelle), mais le fait est que nous nous donnons les moyens de progresser vers l’en-dedans, vers l’intime et vers l’interne, c’est-à-dire vers l’agencement des gènes produisant les corps et l’agencement des neurones produisant les pensées. Nous n’en sommes pas loin pour les gènes (le génotypage individuel sera une réalité de masse dans les 20 ans à venir, la manipulation de ces gènes ou de leurs produits viendra plus tard), encore très loin pour les neurones (l’observation du cerveau in vivo est grossière, coûteuse, malhabile et donne finalement très peu d’informations pour le moment, du moins au-delà de quelques analyses précises des neurosciences).

Mais le problème le plus intéressant est celui du pouvoir. Car justement, le contrôle en soi n’a rien d’inédit dans l’évolution humaine. Et la coupure opérée par Foucault-Deleuze en pleine modernité n’est pas toujours si évidente. Hobbes (en société de souveraineté, donc, bien avant la discipline et le contrôle) décrivait déjà l’abdication de la liberté individuelle face au pouvoir absolu garantissant la sécurité par un contrôle total des uns et des autres. La volonté de contrôle s’enracine aussi bien dans les peurs de chaque individu et le besoin de conjurer cette peur dans la régularité, la normalité, la prévisibilité : les mêmes qui se plaignent d’une société de contrôle sont souvent terrifiés à l’idée d’individus hors contrôle, selon cette logique hobbesienne bien connue (mieux vaut peut-être un Léviathan faisant de nous des moutons tranquilles qu’un état de pure liberté laissant s’exprimer les loups en nous). L’État disciplinaire a tout aussi bien développé le contrôle depuis un siècle, en créant la biométrie dès le XIXe siècle, en imposant les papiers d’identité ou le numéro de sécurité sociale, en développant le panoptisme typique du contrôle plutôt que de la discipline, etc. toutes choses montrant que les césures trop nettes en âges historiques sont parfois trompeuses et demandent au moins à être affinées.

La question que l’on doit se poser est : « qui contrôle et pour quoi ? », c’est-à-dire « qui possède le pouvoir de contrôler et dans quelles fins utilise-t-il ou peut-il utiliser son pouvoir de contrôle sur les individus ? ». Et dans la réponse à ces questions, il faut garder le sens de la mesure. Le pouvoir disciplinaire dans sa forme extrême, c’était un fonctionnaire nazi ou communiste qui venait au petit matin pour vous torturer dans une prison ou vous déporter dans un camp de concentration. C’est sans commune mesure avec un responsable marketing qui essaie de connaître votre marque de tennis préférée ou un employé de mairie qui vous demande une photo pour un papier officiel. On peut et on doit envisager que la société de contrôle évolue un jour vers un équivalent de souffrance, de violence ou de coercition, mais le poser comme inéluctable, a fortiori comme déjà présent est absurde ou obscène.

Autre point : la question du contrôle et du pouvoir se pose depuis l’individu, et le fait même de la poser est une consécration (parfois tardive) de l’individualisme. Qu’une société produise le contrôle d’elle-même ne choque personne, puisque la nature même du lien social est celle d’un contrôle des autres sur soi et de soi sur les autres (la polysémie du mot « lien » le rappelle, lier c’est aussi bien rapprocher que contraindre, associer qu’emprisonner, etc.). La société de contrôle contemporaine fait peur parce qu’elle empiète sur la vie privée des individus, parce qu’elle limite ou cadre la liberté individuelle d’agir et de penser, parce qu’elle donne à un pouvoir potentiellement nuisible des informations nombreuses et précises sur un individu potentiellement isolé.

Revenons sur nos comparaisons. Les sociétés prémodernes étaient des sociétés sans État (Pierre Clastres), dominées, ordonnées et traversées par la religion (Marcel Gauchet), souvent très égalitaires dans le comportement interne du groupe, notamment pour le partage des biens (Christopher Boesch), mais parfois très violentes dans les rapports intergroupes (Napoléon Chagnon). La question du pouvoir s’y pose surtout en terme de cohésion et de réplication du groupe, et de reproduction à l’identique.

Le cas de figure est très différent dans les sociétés modernes, où la phase initiale de développement des sociétés de contrôle se fait dans un monde en voie de sortie de la religion, inégalitaire en statuts et en biens, composé d’une multitude hétérogène, orienté vers l’innovation plutôt que la réplication, ayant développé toutes sortes d’institutions, un monde qui est donc saturé de pouvoirs dont au moins trois surnagent : le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir médiatique. Chacun d’entre eux développe des systèmes de contrôle appropriés à leurs fins : gérer les informations en vue de pacifier les masses, de garantir la qualité biomédicale du parc humain et la qualité physico-chimique de son milieu, d’éduquer, surveiller et punir les individus (États ou coalition d’États), gérer les informations en vue de renforcer l’efficacité des producteurs, la dépense des consommateurs et la profitabilité de l’activité (entreprises), gérer les informations en vue de faire ou défaire les réputations, de cadrer les représentations, de construire les mentalités (médias). Comme cet ensemble s’inscrit dans un monde capitaliste, la logique économique prévaut, c’est-à-dire que le pouvoir d’un acteur est proportionné à sa puissance économique, que les pouvoirs économiques se développent en privatisant certaines prérogatives des pouvoirs politiques ou en englobant les pouvoirs médiatiques, et que l’activité principale de l’individu est finalement envisagée sous son angle économique de production et de consommation.

Pour conclure rapidement, quelques points de synthèse et discussion :

- toute société est par nature une société de contrôle ;

- la société contemporaine diverge principalement des précédentes par les moyens techniques du contrôle et les fins pratiques de ce contrôle ;

- toute critique de la société de contrôle qui défendrait par ailleurs une extension des prérogatives de la société sur celles de l’individu serait une contradiction logique ;

- la question n’est pas tant la société de contrôle que le pouvoir de contrôle ;

- le pouvoir de contrôle est toujours une menace pour l’individu et la seule réponse possible des individus, c’est comme toujours la défense ou l’affirmation collective de leurs droits fondamentaux (vie privée, réunion, opinion, circulation) partout où les contrôles menacent de les nier ;

- les droits fondamentaux des individus incluent des possibilités d’auto-organisation de l’existence en dehors des logiques dominantes de production-consommation. Ce n’est pas vraiment un droit, mais une liberté concrète que les individus (im)posent s’ils le désirent ;

- les outils mis en place par la société de contrôle peuvent produire la domination ou l’émancipation, l’homogénéisation ou la différenciation, l’expropriation ou l’appropriation, etc. Une critique de ces outils comme essentiellement ou ontologiquement mauvais n’a guère de sens. Une des caractéristiques de ces outils est qu’ils peuvent être plus facilement que d’autres réappropriés par les individus et les collectifs d’individus (logiciels libres, protocoles d’anonymisation, etc.) ;

- le pouvoir de contrôle est d’autant plus menaçant qu’il est concentré (ou monopolistique) et la division permanente des pouvoirs reste la meilleure garantie de leur innocuité relative.


Illustrations : Dislocation of Intimacy, 1998, Ken Goldberg.

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