24.4.08

Neurones miroirs : les enjeux théoriques

Les neurones miroirs sont l’une des découvertes les plus intéressantes des neurosciences au cours des trente dernières années. On peut donc se féliciter que le livre d’un artisan majeur de cette découverte, Giacomo Rizzolatti, soit traduit en français et permette au grand public de se familiariser avec une notion appelée à prendre une importance croissante à l’avenir.

Pour comprendre les neurones miroirs, il faut commencer par un mal-aimé des sciences de l’esprit : le système moteur. On se le représentait voici peu encore comme le simple exécutant de fonctions supérieures. Or, les travaux sur les singes et sur l’homme ont montré qu’il n’en est rien : les aires sensori-motrices du cerveau, d’une extraordinaire complexité, ne se contentent pas de calculer les coordonnées d’un mouvement dans l’espace et le temps par rapport au référentiel du corps (ce qui est déjà énorme), mais intègrent ce calcul dans le cadre d’une action motrice finalisée, et même d’un répertoire ouvert de différentes actions possibles. Le schéma de division du travail entre aires cérébrales chargées de concevoir l’action, aires sensorielles (visuelles surtout) chargées d’évaluer leur contexte et aires motrices chargées d’exécuter l’ensemble après passage dans les aires associatives est faux. En d’autres termes, et pour simplifier, la pensée est d’abord action et l’élaboration de cette pensée-action est déjà présente dans les voies du système sensori-moteur.

Or, l’analyse du système moteur a révélé chez les singes une étrange propriété : les neurones s’activent bien sûr lorsqu’il s’agit de saisir, tenir, manipuler, déplacer un objet ; mais une classe particulière de neurones s’activent de la même manière lorsque le sujet se contente d’observer un autre sujet accomplissant ces actions. On les a appelés des « neurones miroirs ». Ils ont pour propriété de permettre de penser « à la première personne » ce qu’un tiers accomplit. La vision est le principal sens concerné chez les mammifères diurnes, mais des expériences ont montré que, même chez le singe, il suffit d’entendre un congénère accomplir une action connue (présente dans le répertoire moteur appris par l’individu ou inné chez l’espèce) pour que celle-ci soit représentée par les neurones miroirs.

Découvert au milieu des années 1990 chez le singe, ces neurones miroirs sont également présents chez l’homme, et en quantité bien plus importante semble-t-il. Ils ouvrent une fenêtre nouvelle sur la physiologie de processus fondamentaux de l’évolution de notre espèce, du développement de chacun de ses individus et du fonctionnement de la vie en groupe. En réunissant l’action et l’intention, les neurones miroirs sont à la base du processus d’apprentissage par imitation – pas seulement reproduire un acte du répertoire moteur inné de l’espèce, mais aussi apprendre un type nouveau d’action pour le reproduire ensuite, ce qui est le fondement de la culture. La localisation de populations denses de neurones miroirs dans les aires visuomotrices de la périphérie de l’aire de Broca (dédiée chez l’homme au langage) suggère que cette dernière pourrait bien avoir évolué à partir d’eux, c’est-à-dire que le langage des mots serait un dérivé évolutif du langage des gestes. Avec la bipédie et la libération de la main, nos ancêtres proto-humains auraient d’abord affiné la perception du couple action-intention dans leur espace de préhension ; la désignation de ces actions-intentions par des mots serait venue ensuite ; l’organisation de ces mots par la syntaxe enfin. On retrouve cette séquence dans le développement individuel – le fœtus sait déjà téter son pouce dans le venre de la mère, et les tout premiers mois sont dédiés à la découverte de l’espace par l’affinement de la vision et la projection de la main.

Enfin, les neurones miroirs sont massivement impliqués dans l’empathie, c’est-à-dire la capacité à ressentir les émotions des autres. Or, les émotions sont un guide de l’action, de la motivation comme de la mémorisation – elles nous font fuir certaines choses, rechercher d’autres dans un jeu d’attraction-répulsion lié à des sensations (plaisir, souffrance), à des émotions primaires (joie, colère, peur, tristesse, dégoût, surprise), puis à des émotions secondaires en forme de sentiments plus élaborés, propres à la conscience humaine. C’est ainsi que l’homme est le seul animal à être doté d’une véritable « théorie de l’esprit », par quoi il faut entendre la capacité à se représenter l’état d’esprit d’un congénère tout en sachant que ce congènère se représente le nôtre.

Découverts voici un peu plus d’une dizaine d’années, les neurones miroirs s’imposent donc comme un champ de recherche majeur des années et décennies à venir. En vrac : analyser leur base génétique, leur différenciation cellulaire et leur communication moléculaire, comparer leur présence chez différentes espèces, notamment celles connues pour user de l’imitation (primates, oiseaux, cétacés), mesurer leur émergence dans le développement de la conception à l’âge adulte, évaluer les différences interindividuelles, analyser leur rôle dans l’apprentissage et l’aculturation, affiner les hypothèses sur les origines du langage, mieux comprendre certaines pathologies (autisme), produire un modèle plus élaboré de l’action, de l’intention et de la communication.

Les neurones miroirs tendent également un nouveau pont depuis la biologie et la psychologie vers la philosophie et les sciences sociales. A travers eux, on va modéliser de manière plus pertinente le processus de formation, de consolidation et de diffusion des croyances, des désirs, des connaissances, des pratiques ; on va donc progresser dans la matérialisation de la culture, que l’on se représente encore trop souvent comme une sorte d’entité abstraite et inaccessible au lieu de la poser au départ comme un processus émergent de l’interaction de cerveaux individuels dans un environnement donné. Le négatif ne sera d’ailleurs pas absent de cette quête : il est évident que les hommes se comprennent et partagent bien de choses, non moins évident que l’incompréhension et l’absence de réciprocité sont aussi omniprésents dans les rapports humains. Ou bien que ceux-ci prennent la forme de « rivalité mimétique », un concept forgé par René Girard à partir de données littéraires et anthropologiques, qui pourra à l’évidence se relire et s’approfondir depuis la recherche sur les neurones miroirs.

Référence :
Rizzolatti Giacomo, Corrado Sinigaglia (2008), Les neurones miroirs, Paris, Odile Jacob, 236 p.

Illustration : ibid.

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