9.4.08

La société immédiate (requiem)

Attention braves gens, notre belle démocratie va mourir sous les coups de boutoir de la révolution numérique dont Internet est l’avant-garde. Tel est en substance le message de Pascal Josèphe dans son essai, La société immédiate.

Si l’on résume son propos, cela donne :
- les médias classiques (presse, radio, télévision) sont un des piliers de la démocratie moderne, dont ils forment un « corps intermédiaire » ;
- la révolution numérique bouleverse cet état de fait, car elle favorise l’immédiateté (disqualification du passé et du futur pour le seul présent) ;
- elle crée une utopie de démocratie directe risquant de conduire au totalitarisme ;
- seule une « poléthique » (vaguement définie comme « introduction militante et structurée de l’éthique dans le champ de la vie publique ») peut nous sauver du naufrage annoncé.

Il n’y a rien de très original dans cet essai, qui offre un bon résumé du déclinisme français, cette chanson triste dont on connaît maintenant par cœur les refrains : tout fout le camp, les gens souffrent de la perte de sens et de repères, l’individualisme et l’hédonisme règnent en maître, le sens du collectif se dissout, l’autorité n’est plus respectée, le citoyen est devenu consommateur, la satisfaction des désirs et des pulsions domine tout, le passé est méprisé comme l’avenir est ignoré, le lien social se désagrège, parler d’ordre et de morale fait de vous un réactionnaire, etc. On y ajoute bien sûr quelques craintes faisant plus « moderne » : avec le neuromarketing, les entreprises vont scanner le cerveau de la ménagère de moins de 50 ans ; avec la génétique, les gens vont se cloner comme des lapins dans leur garage. Quelle horreur, mais dans quel monde vit-on ma bonne dame / mon bon monsieur ?

Pascal Josèphe est un ancien de la télévision (TF1 époque publique, La 5, France 2, France 3) jusqu’en 1994, époque à laquelle il fonde l’IMCA (International Média Consultants Associés dixit le site : « société qui propose des services de conseil, d'étude et d'expertise, à tous les acteurs du secteur de la communication : chaînes de télévision hertzienne et câblo-satellitaires, producteurs, stations de radio, groupes multimédia, institutions publiques et privées, investisseurs, tant en France qu'à l'étranger ». Je précise cela parce que je me demande si l’IMCA propose la « poléthique » comme service payant à ses clients…).

Ce parcours donne évidemment à son livre comme un parfum de règlement de compte des vieux médias déclassés contre les nouveaux médias émergents : après avoir contribué à décérébrer la ménagère de moins de 50 ans pendant quelques décennies, le corps intermédiaire des journalistes ne regarde pas forcément d’un bon œil la désaffection des médias traditionnels en faveur du monde numérique. Ce soupçon de partialité est confirmé en refermant le livre. Les (anciens) médias sont systématiquement présentés comme les défenseurs vertueux d’une démocratie de citoyens éclairés. Josèphe signale quand même au passage que ces médias ont parfaitement accompagné et servi les systèmes totalitaires, mais à part cette petite erreur de parcours, c’est tout. Evidemment, rien de sérieux sur tous les dérapages de la bonne vieille télévision hertzienne faisant que celle-ci est le média jugé le moins crédible par les Français depuis le début des enquêtes d’opinion à ce sujet. Ou rien sur le fait que les médias ont servi indifféremment toutes les causes qui se présentaient dans l’opinion publique, les plus grands titres de la presse pouvant par exemple être colonialistes, nationalistes, militaristes et antisémites sous la IIIe république, les journaux et radios les plus engagés de l’après-guerre en Europe pouvant dissimuler ou minimiser les crimes du communisme, etc.

Le problème de la « démonstration », c’est surtout que tous les phénomènes sociaux et politiques que décrit Josèphe sont antérieurs à la révolution numérique : cela fait plusieurs décennies que la participation électorale est en baisse, que la consommation est en hausse, que les anciennes morales autoritaires sont contestées, que les nouveaux modes de vie s’exposent, que les solidarités concrètes s’émoussent, que les institutions (famille, armée, nation, syndicats, partis, armée) sont en crise ou en métamorphosent… bref, rien de bien nouveau sous le soleil numérique et l’on se demande pourquoi les vertueux médias traditionnels, corps intermédiaire supposés si efficaces, n’ont alors rien fait pour enrayer ces processus que l’auteur juge d’un seul coup si alarmant.

On rappellera au passage que bon nombre des lamentations du déclinisme français n’ont rien d’original et que l’on trouvait à peu près les mêmes antiennes sous la plume de certains sociologues américains des années 1960 et 1970 (Daniel Bell, Christopher Lasch, etc.). Il s’agit donc de tendances lourdes des démocraties libérales (ou des sociétés capitalistes), et l’imputation d’une responsabilité à l’Internet et à la révolution numérique est évidemment difficile. D’ailleurs, Pascal Josèphe n’est rien moins que clair sur ce point : il commence par une description de l’histoire des médias jusqu’au numérique, puis il parle de la post-modernité en général, puis il revient à l’Homo numericus et à sa tentation totalitaire sur la fin, sans que l’on comprenne bien la logique des transitions. Quant au spectre totalitaire, il est agité… sans aucune explication du caractère totalitaire en question. Josèphe parle de « survalorisation de la liberté individuelle et des progrès techniques », de « multiples demandes sociales nourries par l’individualisme et l’hédonisme », de « satisfaction immédiate d’attentes et d’exigences s’agrégeant sous la protection d’un pouvoir bienveillant »… mais que l’on sache, rien de tout cela n’est particulièrement totalitaire. Il se demande « comment éviter que cette course de vitesse ne se termine dans l’abîme d’un abandon corps et âme aux pires aventures », mais il n’est finalement jamais question de ces « pires aventures ».

Un monde meurt, un autre émerge, mais l’oraison funèbre comme le faire-part de naissance manquent d’imagination.

Référence :
Josèphe Pascal (2008), La société immédiate, Paris, Calmann-Lévy, 248 p.

Illustration : Das Blut kocht, 2001, Pipilotti Rist.

1 commentaire:

PS a dit…

AH AH AH AH la "poléthique", je m'en mdr xptdr roflmao